Le libre : une circulaire et un peu d'histoire dans l'éducation
Jean-Pierre Archambault
Une circulaire signée le jeudi 20 septembre 2012 par le Premier Ministre Jean-Marc Ayrault à destination de tous les membres du gouvernement encourage le choix des logiciels libres à tous les niveaux de l'État [1]. Cette circulaire constitue une avancée majeure pour le logiciel libre dans les systèmes d'information de l'État. Les avantages du logiciel libre sont mis en évidence : « moindre coût, souplesse d'utilisation, levier de discussion avec les éditeurs ». Rendant, comme l'observe le Premier Ministre, un service égal ou supérieur, pour un coût sensiblement moindre, aux entreprises et administrations qui le déploient, le logiciel libre est un atout en temps de crise. Et, comme l'observe le CNLL (Conseil National du Logiciel Libre), « le logiciel libre permet de réduire la dépendance, stratégique et économique, de la France vis-à-vis de fournisseurs étrangers, favorise l'activité des PME et l'emploi local et évite l'évasion fiscale pratiquée par les grands éditeurs internationaux » [2]. À n'en point douter cette circulaire va favoriser un nouveau développement des logiciels libres dans l'éducation [3].
Cette circulaire nous fournit l'occasion de dire quelques mots sur le libre dans l'Éducation nationale. Le contexte institutionnel éducatif français en matière de logiciels libres a été défini en octobre 1998 dans un accord-cadre signé entre le Ministère de l'Éducation nationale et l'AFUL (Association francophone des utilisateurs de Linux et des logiciels libres), accord qui sera régulièrement reconduit par la suite. En substance, il indique qu'il y a pour les établissements scolaires, du côté des logiciels libres, des solutions alternatives de qualité, et à très moindres coûts, dans une perspective de pluralisme technologique.
Le pôle de compétences logiciels libres du SCEREN
Dès 1999, les logiciels libres constituent un « chantier » de travail de la Mission veille technologique du CNDP. Début 2002, à l'initiative de cette Mission, est créé le pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN, qui regroupera 23 des 26 CRDP de l'Hexagone. De fait, ce pôle sera la seule structure institutionnelle pédagogique à mener au plan national une action dans le domaine. Il est coordonné par l'auteur de cet article.
Des enjeux
Très rapidement, trois types d'enjeux se sont dégagés [4] :
1) informatiques proprement dits : coûts, qualité, sécurité, indépendance, diversité, régulation de l'industrie informatique grand public dont la structure favorise la constitution de quasi monopole, standards ouverts.
Dans l'Éducation nationale, comme dans les entreprises et les administrations, l'essor du libre a démarré par les infrastructures : dans les services académiques et l'administration centrale du ministère, Linux équipe la quasi totalité des quelques 1 500 serveurs qui hébergent les grands systèmes d'information de l'Éducation nationale. Dans les établissements scolaires et les écoles, des dizaines de milliers de serveurs Linux « prêts à l'emploi » ont été déployés. Le libre sur le poste de travail progresse plus lentement malgré les succès d'OpenOffice et de Firefox.
2) Sur les ressources, la question s'est rapidement posée du degré de transférabilité de l'approche du libre à la réalisation des biens informationnels en général, pédagogiques en particulier. Des licences comme Creative Commons sont souvent adoptées. Avec les ressources pédagogiques, on est « au coeur » de l'exercice du métier d'enseignant.
3) Des enjeux de société comme l'ont montré les débats qui accompagneront en 2005 la transposition de la directive européenne sur les Droits d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information (DADVSI) ou la loi Hadopi en 2009.
Le libre a montré concrètement sa pertinence pour produire des biens de connaissance de qualité, des biens communs informatiques mondiaux. Il est aussi un « outil conceptuel » pour comprendre et penser les problématiques de l'immatériel. John Sulston, prix Nobel de médecine, évoquant en décembre 2002 dans les colonnes du Monde Diplomatique les risques de privatisation du génome humain, disait que « les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l'instar du modèle de l'open source pour les logiciels ».
Cet aspect des choses a toute son importance dans le contexte éducatif. Les enjeux du libre s'inscrivent pleinement dans les missions fondamentales de l'École, à savoir former l'homme, le travailleur et le citoyen. D'une manière naturelle, les acteurs du libre, en premier lieu l'APRIL, l'AFUL et Framasoft, se sont retrouvés dans les démarches en faveur de la création d'une discipline informatique en tant que telle au lycée (en Terminale S à la rentrée 2012) et, plus généralement, dans l'enseignement scolaire. En effet, la convergence est réelle entre les principes et les valeurs du libre et l'objectif d'une culture générale scientifique et technique informatique pour tous les élèves. Certes, une boucle « for » ou une procédure récursive ne sont intrinsèquement ni libre ni propriétaire. Mais l'enseignement de l'informatique au lycée fera, dans la nécessaire diversité inhérente aux apprentissages, toute sa place aux logiciels libres, proposera des projets incluant les problématiques du libre, ses méthodes, ses réponses en terme de droit d'auteur. Que ce soit dans les formations générales, donnant les fondamentaux de l'informatique, ou dans les formations professionnalisantes, l'informatique libre est une composante incontournable des cursus [5].
L'action du pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN
Tout au long des années passées, le pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN :
1) a mené une action d'information de la communauté éducative, afin d'aider les uns et les autres à faire leurs choix. Les modalités étaient diverses : organisation et/ou participation à des journées, séminaires, colloques, salons ; textes, articles ; sites web.
On peut mentionner, entre autres : les journées Autour du libre co-organisées par le CNDP et les ENST, la présidence du cycle Éducation du salon Solutions Linux, ePrep, Educatec et Educatice, les Rencontres de l'Orme, des participations à des initiatives de CRDP, d'académies, de corps d'inspection, d'IUFM, de la MSH de Paris Nord, de l'ABF, de collectivités locales (conseils généraux, association de maires...), la Semaine de la Science, les Trophées du Libre, les Rencontres mondiales des logiciels libres, Paris capitale du libre, l'Open World Forum... une conférence de Richard Stallman aux RMLL de Strasbourg en 2011...
2) a fédéré les initiatives, les compétences et les énergies. Le pôle a été amené à coopérer avec de nombreux acteurs, institutionnels ou partenaires de l'Éducation nationale, ainsi les collectivités locales, les entreprises, les associations... Le pôle a mis en relation les CRDP, a aidé à promouvoir et à soutenir leurs actions, à en accroître la visibilité, a favorisé les synergies et le développement de leurs initiatives complémentaires, en les positionnant dans un contexte global cohérent [6].
3) a coordonné des actions de conseil, d'aide, d'expertise, de réalisation, d'édition et d'accompagnement. Nous ne mentionnerons que la réalisation par les CRDP de Paris et de Versailles, en partenariat avec Apple, d'un cédérom multiplate-forme de logiciels pédagogiques libres pour l'école primaire, initiative qui, en 2004, n'était pas passée inaperçue...
Une composante à part entière de l'informatique pédagogique
Le pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN a contribué à ce que le libre devienne une composante appréciée et à part entière de l'informatique pédagogique. Comme nous l'avons déjà mentionné ci-avant, l'« identité de vue » entre, d'une part, les principes du libre et, de l'autre, les missions du système éducatif et la culture enseignante de diffusion et d'appropriation de la connaissance par tous a constitué un solide point d'appui. La cause a été entendue même si ce ne fut pas toujours un « long fleuve tranquille », le développement du libre rencontrant des résistances, notamment au sein même de l'Éducation nationale. Si l'opposition était nécessairement feutrée, elle n'en était pas moins opiniâtre. Mais la réalité s'est imposée.
Les ressources pédagogiques libres
Dans l'éducation, le libre c'est le logiciel mais également (et peut-être surtout) les ressources pédagogiques. En effet, on est alors de plain-pied sur le terrain de l'édition scolaire et du marché des dix millions d'élèves. Que le libre rencontre des résistances ne saurait donc surprendre en raison notamment des enjeux économiques forts.
De tout temps les enseignants ont réalisé des documents en préparant leurs cours. Cette activité est au coeur de l'exercice de leur métier. Le paysage de l'édition scolaire s'est profondément transformé de par l'irruption de l'informatique et des réseaux. Et du libre dont on a pu rapidement constater une transférabilité à la production d'autres ressources immatérielles, tant du point de vue des méthodes de travail que de celui des réponses apportées en termes de droit d'auteur [7].
Il faut assurer une circulation fluide des documents, permettre leur réutilisation, leur modification, leur appropriation par tous. Pédagogie rime alors avec licences libres comme les Creative Commons. Les auteurs se comptent par milliers. Au premier rang desquels se trouve sans conteste l'association Sésamath.
Sésamath
Si la sympathie et le soutien du libre institutionnel et associatif lui ont été immédiats et naturels, Sésamath n'en a pas moins par ailleurs rencontré des difficultés « surprenantes » au sein de l'institution éducative. Mais la force de la réalité et l'évidence de la qualité ont balayé ces obstacles. En 2007, Sésamath a été primé par l'UNESCO (usage des TICE). L'association, qui s'occupe essentiellement des relations avec les institutions et les partenaires, ne soutient que des projets collaboratifs dont elle favorise et encourage les synergies. Les productions de ressources sont sous licence libre. L'association met à disposition des outils de travail coopératif : Wiki, Spip, forums, gestionnaire de fichiers et listes de diffusion, plate-forme de travail collaboratif [8]...
D'un côté, Sésamath met donc librement et gratuitement ses réalisations pédagogiques sur le web. De l'autre, elle procède à des coéditions, à des prix « raisonnables », de manuels scolaires, de logiciels, de documents d'accompagnement, de produits dérivés sur support papier avec des éditeurs, public (CRDP de Lille et de Paris) et privé (Génération5), à partir des ressources mises sur le web. Le succès, pédagogique et commercial, est au rendez-vous. La question est posée de savoir si ce type de démarche préfigure un nouveau modèle économique de l'édition scolaire, dans lequel la rémunération se fait sur le produit papier, le produit dérivé, le produit hybride et par le service rendu.
Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI
(association Enseignement Public et Informatique)
NOTES
[1] « Usage du logiciel libre dans l'administration »
http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2012/09/cir_35837.pdf
EpiNet n° 48, oct. 2012, rubrique « Nous avons lu » :
http://www.epi.asso.fr/revue/lu/l1210b.htm
[2] http://www.cnll.fr/news/le-cnll-se-rejouit-de-la-circulaire-ayrault-sur-les-logiciels-libres
[3] Rappelons que, pour les équipements pédagogiques, les conseils régionaux ont en charge les lycées, les conseils généraux les collèges, les municipalités les écoles.
[4] « Enjeux éducatifs des logiciels libres et des standards ouverts », Jean-Pierre Archambault
http://www.framablog.org/index.php/post/2012/06/19/vincent-peillon-enjeux-libres-standards-ouverts
[5] « À propos de la formation aux logiciels libres »
http://www.framablog.org/index.php/post/2010/04/05/formation-logiciels-libres-archambault
« Sortie du manuel Introduction à la science informatique » et « Commentaires sur les commentaires », Jean-Pierre Archambault et Gilles Dowek
http://www.framablog.org/index.php/post/2011/09/06/manuel-informatique-sciences-numeriques
http://www.framablog.org/index.php/post/2011/09/18/manuel-science-informatique-commentaires
[6] « Favoriser l'essor du libre à l'École », Jean-Pierre Archambault,
Médialog n° 66 de juin 2008, Forum, p. 38-43.
http://medialog.ac-creteil.fr/medialog66
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE66/pole66.pdf
[7] Le libre est une forme d'« exception pédagogique». L'« exception pédagogique », c'est-à-dire l'exonération des droits d'auteurs sur les oeuvres utilisées dans le cadre des activités d'enseignement et de recherche, et des bibliothèques, concerne potentiellement des productions qui n'ont pas été réalisées à des fins éducatives. Elle est une revendication de certains secteurs de l'institution éducative et de l'opinion enseignante, avancée avec une acuité accrue dans le contexte du numérique. L'activité d'enseignement est désintéressée et toute la société en bénéficie. L'enjeu est de légaliser un « usage loyal » de ressources culturelles par les enseignants au bénéfice des élèves, dans le cadre de l'exercice de leur métier.
[8] Le site de Sésamath : http://www.sesamath.net/
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