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Contre l'illettrisme numérique en entreprise

Louis Becq
 

   Dans une entreprise telle qu'un opérateur de télécommunications, on ne parle pas d'informatique mais de système d'information, de SI, en épelant les lettres : S, I, et en les accolant bien souvent à un qualificatif négatif : le SI coûte trop cher, le SI est trop lent, le SI ne répond pas aux besoins, le SI ne marche pas ! Que l'ordinateur d'un salarié ne s'allume pas, qu'une imprimante n'imprime pas ou qu'une commande ne soit pas traitée dans les temps, qu'un client se plaigne d'une facture adressée à tort, c'est toujours la faute au SI.

   Comment en est-on arrivé là, qu'une technique, un moyen de traitement de l'information, concentre à ce point les griefs des salariés à l'encontre de leur activité, mélangeant allégrement matériel, qualité des données, systèmes informatiques, applications, interfaces homme-machine, mais aussi processus, stratégie commerciale, marketing, dans deux lettres en forme d'hypothèse, désignant tout et ne désignant finalement plus rien ?

   Et si... Et si le SI n'était, en fait, qu'un sigle masquant la complète incompréhension entre les 5 % des salariés de l'opérateur dont l'informatique est le métier et les 95 % autres qui l'utilisent au quotidien ? Si l'illettrisme c'est cette incapacité de lire, en le comprenant, un texte simple et bref en rapport avec la vie quotidienne, selon la définition qu'en donne l'Unesco, le malaise profond des salariés envers l'informatique n'est-il pas le symptôme d'un illettrisme numérique dans l'entreprise ?

   C'est peu de dire que l'informatique est au coeur de l'activité de l'entreprise. Vecteur d'efficacité et de performance, elle occupe moins une place centrale qu'une place en toile de fond, soutenant la plupart des processus de métier au point qu'une tâche réalisée sans le support d'un outil informatique, d'un processus informatisé, est dite « manuelle » en opposition à « automatisée ».

   Chez un opérateur de télécommunications, opérateur de réseau mais aussi opérateur de services, dont l'une des principales missions est précisément de traiter, de façon automatisée, les flux d'information, cette prédominance de l'outil informatique est globale, hégémonique et ancrée dans les habitudes de travail depuis de nombreuses années. Du standardiste au directeur d'unité, du téléconseiller au responsable de processus, du responsable marketing au contrôleur financier, du concepteur-développeur au maître d'ouvrage SI, il n'existe pas de poste de travail qui ne soit équipé d'un écran, d'un clavier, d'une souris, il n'existe pas de salarié qui ne soit muni d'un login et d'un mot de passe pour accéder à un ensemble plus ou moins bien intégré d'applications « métier » qu'il sera amené à utiliser dans son travail au quotidien. Est-ce à dire que le personnel, dans sa grande majorité, a compris le fonctionnement de son outil de travail et, par là, en a acquis la maîtrise ?

   Certes, on peut avancer sans grand risque que, en général, il sait l'utiliser. À grand renfort de formation, de tutorats, d'aide en ligne ou d'e-learning, tout salarié nouveau sur un poste à dans la grande majorité des cas les moyens de se former aux outils informatiques nécessaires au bon accomplissement de ses missions ; même plus : il a les moyens de devenir, au fil des ans, parmi ses pairs, un expert de sa position de travail, jonglant habilement entre les applications, développant un savoir-faire spécifique afin de contourner les limites des systèmes, fournissant pour les plus bricoleurs d'entre eux astuces, macro-instructions et autres outils bureautiques facilitant les tâches quotidiennes. Pour autant, a-t-il appris à parler à ses collègues informaticiens, dont la mission est justement de développer des outils qui soient les plus simples à utiliser ?

   Non ! Bien sûr ! Et pour cause : ce n'est pas au métier d'apprendre à parler aux informaticiens, mais aux informaticiens à parler au métier ! Si le SI ne marche pas, c'est que le SI n'écoute pas le métier ! Combien de fois ai-je entendu dans ma vie professionnelle cette phrase comme un reproche originel, celui de la domination aveugle et sourde de l'entreprise par les informaticiens, une fatalité des sociétés modernes.

   En tant que directeur du système d'information d'une « division business », il m'arrive parfois d'être sollicité à propos de telle ou telle « crise SI », une application en panne, des commandes bloquées, des équipes opérationnelles à la limite du chômage technique, et le tas de sable qui augmente à mesure que le temps passe et que l'application de redémarre pas, malgré les ponts de crises, les équipes informatiques, le chef de projet rappelé de congés en urgence... Et ce fichu bug dans la nouvelle version mise en production la veille qui reste insaisissable.

   Dès les premières minutes de l'incident, le « business » s'inquiète. Comment se fait-il que le client ait détecté le problème le premier ? Un pont de crise est-il en place ? Que font les équipes ? Sont-ils assez nombreux ? Suffisamment compétents ? N'est-ce pas incroyable que l'application ne fonctionne toujours pas ? Et ces questions à l'envi, comme des incantations pour conjurer le sort.

   À chaque fois, je me fais rassurant, démontrant la grande compétence des uns et des autres, le soutien d'une organisation opérationnelle efficace, tentant d'expliquer ou de faire expliquer avec des mots simples les raisons qui font qu'une conséquence parfois évidente a des causes emmêlées dans la complexité de nos systèmes informatiques, me heurtant presque toujours à cette difficulté de faire, sinon comprendre, au moins reconnaître que l'informatique, dans son activité de conception et de développement, est un travail avant tout intellectuel et que ce dont a le plus besoin un informaticien pour résoudre un problème en période de crise, c'est le calme et la concentration.

   Dans cet exemple, l'aveugle et le sourd sont-ils bien ceux que l'on croit ? Et plutôt que d'aveugles et de sourds, ne doit-on pas plutôt parler ici de difficultés à communiquer, à comprendre les enjeux, à intégrer les contraintes pour mieux exprimer des besoins, ces difficultés n'étant pas l'apanage des informaticiens seulement. En fin de compte, le problème de l'informatique en entreprise, notamment chez un opérateur de télécommunications ayant assimilé cette spécificité professionnelle depuis de nombreuses années, pourrait ne pas être l'informatique en soi, mais la capacité des non informaticiens à intégrer l'informatique, ses principes, ses méthodes, ses contraintes, dans leurs mécanismes de pensée.

   Sans doute l'industrie a-t-elle besoin de davantage d'informaticiens, toujours mieux formés, toujours plus professionnels, à l'affût des nouvelles technologies, des nouvelles méthodes de conception et de développement, à l'écoute de leurs clients. Mais l'industrie n'a pas moins besoin d'employés ayant acquis et assimilé une culture générale en informatique leur permettant non seulement de dialoguer efficacement avec leurs collègues informaticiens, mais aussi de prendre le recul nécessaire face à leur outil de travail afin d'être des vecteurs actifs de son amélioration et de sa performance.

   Une culture générale qui ferait par exemple comprendre à chacun, confronté à des lenteurs de son poste de travail, que de l'autre côté du miroir de son écran, il y a un processeur, de la mémoire, un disque dur, et puis des réseaux, des serveurs, des applicatifs et des bases de données, et que la lenteur qui l'empêche d'accomplir ses tâches quotidiennes, n'est pas forcément intimement liée au clic sur le bouton bleu, en bas, à droite, qu'il suffirait qu'il soit rouge pour que tout soit changé.

   Une culture générale qui pourrait aussi faire comprendre au responsable du marketing que d'ajouter une composante à un service vendu, ce n'est pas juste une ligne de code que même son petit neveu hacker à ses heures saurait produire en cinq minutes, mais a un impact sur le modèle de données des produits et services de l'entreprise, donc de la base de données à laquelle plusieurs dizaines d'applications sont connectées.

   Une culture générale, rêvons un peu, qui permettrait à tout un chacun, dans une entreprise industrielle qui traite des dizaines de milliers de commandes par jour, à travers des chaînes SI d'autant plus complexes que les produits et services proposés sont intégrés, de convenir que toucher à la chaîne de production desdites commandes nécessite un minimum de précautions, de procédures, d'organisation de la production informatique, et que cette organisation a un coût, qui n'est certes pas tout à fait en rapport avec celui du petit neveu hacker qui n'a d'autre enjeux, lui, que celui de s'amuser avec sa formidable boîte à outils numériques...

   Pour quelques passionnés non informaticiens de profession, cette culture générale en informatique peut s'acquérir sur le tas. Toutefois, pour la grande majorité des non-informaticiens, c'est-à-dire la grande majorité de la population active, ce n'est pas possible. L'enseignement de l'informatique étant pratiquement absent de l'enseignement primaire ou secondaire, la grande majorité de la population active n'a pas de culture générale en informatique qui lui permettrait de mieux appréhender les enjeux de l'entreprise moderne.

   Bien sûr, chacun sait aujourd'hui se servir d'un ordinateur individuel, chacun sait ouvrir un traitement de texte ou surfer sur Internet. Réseaux sociaux, vente en ligne, virus, téléchargement peer-to-peer et piratage, toutes ces notions figurent à présent en bonne place dans les articles société des magazines grand public et non plus seulement dans d'obscures revues aux messages codés à destination d'une coterie d'initiés. Chacun croit avoir appris l'informatique par l'usage qu'il en a au quotidien. Pourtant, qui comprend véritablement son fonctionnement, sa mécanique intime, sa puissance et... ses limites ?

   L'entreprise emploie en son sein une population de 95 % d'illettrés numériques qui, chaque jour, chaque instant, ont devant les yeux un livre ouvert aux mots indéchiffrables, essayant de suivre l'histoire qu'on leur raconte à travers les quelques images qui parsèment le récit et auxquelles ils s'accrochent, essayant de donner le change, pestant contre ce SI qui ne marche toujours pas, ne sachant pas quoi faire d'autre.

Louis Becq
directeur du système d'information d'une division business
chez un opérateur de télécommunications.

Cet article a paru initialement, sous une forme courte, dans le supplément hebdomadaire « Sciences & techno » du Monde daté samedi 8 décembre 2012, page 8.

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Janvier 2013

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