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Pourquoi l'informatique doit-elle devenir
une composante de base de tout enseignement ?

Maurice Nivat
 

   Programmer est l'activité la plus répandue qui soit : sauf en état de somnambulisme ou quand il est sous l'empire de drogues l'être humain agit, travaille, se distrait, fait quelque chose en suivant un programme qu'il peut avoir élaboré lui-même, pour lui-même, ou qui est un programme imposé par le groupe auquel il appartient, l'équipe ou l'entreprise dont il fait partie ou la société toute entière.

   Ceci n'est pas nouveau et remonte à coup sûr à la préhistoire : la chasse au mammouth, la taille des silex, l'érection d'un menhir était des actions complexes qui nécessitaient un programme rigoureux : c'est-à-dire d'être décomposées en succession d'actions élémentaires qui effectuées dans l'ordre indiqué par un ou plusieurs acteurs menaient ou pouvaient mener au résultat cherché.

   Les travaux de cogniticiens expérimentaux tels Stanislas Dehaene et Steven Pinker montrent que notre cerveau est une machine à programmer qui une fois un but fixé cherche les moyens de l'atteindre qui consiste à réunir toute l'information et tous les matériaux nécessaires puis à effectuer une suite d'actions élémentaires physiques ou mentales permettant d'atteindre le but.

L'informatique est la science de la programmation, de la conception, de l'écriture, de la mise au point et de la vérification des programmes.

   Un point d'histoire est ici nécessaire : les hommes et les femmes programment donc tous depuis les temps les plus reculés et n'ont pas attendu l'informatique pour concevoir, écrire, et même enregistrer les programmes les plus divers dont certains étaient fort complexes et l'informatique telle que nous la connaissons n'a guère que 50 ou 60 ans. Il serait ridicule de la part des informaticiens de revendiquer toute l'inventivité, tout le savoir, toute l'ingéniosité que l'humanité a déployés depuis quelques millénaires, comme d'ailleurs tout le mérite des progrès réalisés grâce à l'informatique dans tous les domaines depuis soixante ans.

   Ce que l'informatique a fait et continue de faire c'est fournir un cadre conceptuel qui manquait pour concevoir, bâtir, écrire, transmettre, mettre au point et vérifier tous les programmes. Et son émergence au début des années soixante du vingtième siècle a déclenché et permis une réflexion généralisée sur tous les programmes utilisés par les divers corps de métier, tous les travailleurs y compris les intellectuels, les gestes de l'esprit se programmant comme ceux de la main. C'est ce travail de réflexion, mené par de quantités de gens qui ne sont pas des informaticiens professionnels mais des spécialistes des domaines concernés, sachant de l'informatique ou collaborant avec des informaticiens, qui a conduit aux innombrables progrès constatés, induits par une informatisation des procédés, des processus, des procédures, des outils propres à de très nombreux domaines.

   Ce n'est pas la première science à se constituer tard alors qu'un très vaste corpus de savoirs et de savoir-faire existait déjà : par exemple la métallurgie et la physique des matériaux ne se sont constituées que dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle alors que les hommes savaient depuis l'âge du bronze, extraire, fondre et travailler des métaux quand on a compris comment la disposition des atomes dans la structure cristalline d'un solide était reliée et conditionnait les propriétés physiques de dureté ou de ductilité du métal.

   Le point de départ de l'informatique, plus que l'apparition des premières machines à calculer, a été l'apparition des premiers langages de programmation de haut niveau que sont Fortran, Lisp, et ALGOL : ces langages ont permis l'accumulation de programmes et leur échange, la réutilisation d'un programme par d'autres indépendamment des machines utilisées et la transformation des programmes en objets d'études.

Un savoir minimum en informatique est devenu indispensable à l'homme d'action.

   Les détracteurs de l'informatique, il y en a dans notre pays, disent en général que l'informatique « n'est qu'un outil » et qu'il n'est pas nécessaire de savoir programmer parce qu'il y a des logiciels pour cela, vendus dans tous les supermarchés.

   Cela est d'abord faire fi de tous les travaux d'anthropologues et ethnologues qui ont montré qu'un outil n'est rien sans l'« intelligence » que l'on peut en avoir, c'est-à-dire sans la connaissance précise de ce qu'il peut faire, du matériau qu'il peut travailler et des conditions nécessaires à son utilisation optimale. Il n'est pas difficile de se convaincre que plus l'outil est complexe plus il nécessite de connaissances.

   Mais c'est surtout faire fi du rôle d'outil conceptuel joué par l'informatique : l'outil informatique aide à concevoir les programmes qui vont l'utiliser et, de plus en plus souvent, écrit lui-même les programmes à partir d'une spécification de ce que l'on souhaite faire, spécification qui est une description suffisamment précise et détaillée dans un langage approprié du but recherché.

   Comme tel, l'homme d'action ne doit pas seulement savoir comment utiliser l'outil informatique mais surtout savoir quand l'utiliser, quelles tâches dans un ensemble complexe de tâches à effectuer peuvent avec profit être confiées à des machines informatiques (plus souvent de simples puces ou de petits ordinateurs dédiés à certaines fonctions précises que des ordinateurs universels comme les PC du commerce). Le chef d'entreprise qui a une entreprise à faire marcher, ce qui implique des actions multiples effectuées pour les unes par des humains pour les autres par des machine et qui souhaite s'informatiser, doter son entreprise d'un système d'information qui gère tous les flux d'information, entrant et sortant ou internes à l'entreprise et en même temps répartit les tâches à effectuer et tient à jour le cahier des tâches déjà effectuées n'échappe pas à la programmation.

   Ce que nous disons là du chef d'entreprise vaut désormais pour tous les décideurs, managers, politiques, administratifs, financiers dont le champ d'action, de plus en plus s'informatise. Il ne s'agit plus de programmer un ordinateur mais un système complexe mélangeant des acteurs humains et des machines et là il n'y a pas de logiciel tout fait.

   La programmation est granulaire : elle est décomposition d'une opération complexe en suite d'opérations plus simples que nous avons appelées élémentaires : ce à quoi on assiste, au fur et à mesure que l'informatique progresse, c'est que le stock des opérations que l'on peut considérer comme élémentaires grandit : c'est ce que font les logiciels tout faits, vendus ici ou là. Mais cela ne fait que rendre plus difficile la programmation globale au niveau d'un entreprise, d'un chantier, d'une administration, d'un laboratoire ou de toute collectivité régionale ou nationale, programmation qui utilise les mêmes concepts que la programmation d'un simple ordinateur.

Ce sont les concepts essentiels de l'informatique qu'il faut enseigner à tous, à tous les niveaux de l'enseignement : il faut désormais apprendre à nos enfants à programmer comme on leur apprend à parler, écrire et compter.

Maurice Nivat
Membre correspondant de l'Académie des Sciences
Membre d'honneur de l'EPI

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Association EPI
Janvier 2013

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