Début ce lundi de l'université d'été de l'e-éducation. Un évènement majeur pour le lobbying de Microsoft, qui cible depuis plusieurs années l'Éducation nationale. Enquête et infographie pour tout savoir des campagnes d'influence du marchand de logiciels en direction des écoles de la République. Bonne rentrée.
Cette semaine, du 27 au 30 août, se déroule la 9e édition de Ludovia [1], une université d'été incontournable en France sur l'e-éducation. Elle réunit professeurs, chercheurs mais aussi politiques, jusqu'au ministre de l'Éducation nationale, Vincent Peillon [2], qui participera à une conférence. Parmi les partenaires de l'événement, Microsoft [3], le géant américain du logiciel.
En France, la firme de Redmond mène une intense campagne d'influence en direction des acteurs de l'Éducation nationale, que nous avons reconstituée dans une infographie à découvrir au bas de cet article.
La présence de Microsoft à Ludovia résume parfaitement sa stratégie qui consiste à se construire une légitimité pédagogique pour vendre des produits pour le moins controversés – prix élevé, logique propriétaire, volonté hégémonique, qualité contestable. « C'est comme si EDF avait un discours pédagogique sur les sciences physiques », fulmine Marc, une personne du monde du logiciel libre, la bête noire de Microsoft. Anne, une enseignante, détaille leur tactique :
« Ce qui les intéresse, c'est les décisionnaires politiques qui se déplacent sur les événements : à Orléans en juin, au Forum des Enseignants Innovants et de l'Innovation éducative [4], il y avait tout le staff de Peillon.
Ils font du lobbying surtout auprès du ministère. Les responsables du ministère de l'Éducation nationale ont beaucoup d'invitations : formations, réunions pédagogiques, etc. »
Jean-Roch Masson, l'instituteur qui a le premier utilisé Twitter en classe de CP, et fut invité par Microsoft [5] à Washington au Global Forum – Partners in Learning, complète :
« J'ai demandé Thierry de Vulpillières [directeur des partenariats éducation chez Microsoft France, ndlr OWNI], qui m'avait invité à Moscou, l'intérêt qu'avait une entreprise comme Microsoft à inviter un enseignant utilisateur de Twitter, et pas forcément client chez eux, et sa réponse m'a convaincu : il a pris l'image d'un camembert, représentant l'ensemble des usages des technologies dans la société ; le but des forums n'est pas de faire grossir la part “Microsoft”, mais de faire grossir l'ensemble du camembert (= développer les usages par nos échanges et nos actions dans l'éducation). Mécaniquement, leur part grossira en quantité d'usage, et non en pourcentage au profit de Microsoft. »
C'est à l'aune de cette analyse qu'il faut apprécier ce commentaire que Thierry de Vulpillières nous a fait :
« La véritable problématique est là : comment contribuer à apporter des solutions à l'usage si faible des TICE dans le système éducatif français (24e sur 27 en Europe) et, plus encore, comment aider, par les TICE, à réduire la désaffection croissante des élèves envers le système éducatif tel qu'il fonctionne aujourd'hui (45 % des élèves s'ennuient à l'école selon les études PISA[6]. »
Le mot clé pour mener cette campagne d'influence : innovation. Microsoft s'associe, sponsorise, voire initie des projets touchant à la pédagogie dès lors qu'ils qui se veulent innovants. Clé de voûte de cette stratégie, le programme international Microsoft Partners in Learning (PIL) [7], doté d'un budget de 500 millions de dollars sur dix ans. Car Microsoft a les moyens de son lobbying.
Partenariat public-privé
Microsoft cajole de tels chevaux de Troie pour mieux convaincre le seul acteur qui compte au final sur son chiffre d'affaires : le décisionnaire politique. Avec succès puisque une convention de partenariat [8] a été signée avec l'Éducation nationale en 2003 et reconduite depuis. Microsoft n'est d'ailleurs pas le seul [9] : Apple, Dell, Hewlett Packard, etc., en ont aussi signé une.
Un tel accord, c'est un sésame pour vendre ses produits en offrant la caution et la visibilité de l'instance supérieure en France en matière d'éducation. Il assure des tarifs très préférentiels aux établissements de l'Éducation nationale et aux collectivités territoriales qui, en France, gèrent les écoles primaires (commune), les collèges (conseil général) et les lycées (région) : « plus de 50 % ».
Ces réductions sont d'autant plus bienvenues que les finances locales font grise mine et Microsoft surfe dessus. L'heure est au partenariat public-privé, et l'éducation est également séduite par ces délégations au profit du secteur privé. Extrait du texte de présentation de la page « collectivités territoriales » [10] de Microsoft éducation :
« Ces projets soutiennent l'évolution de l'École destinée aux élèves nés au XXIe siècle mais s'inscrivent également dans une démarche de rationalisation des dépenses publiques notamment éducatives. Vous voulez initier un projet nouveau et porteur en termes d'usages et d'images, contactez-nous ! »
L'Éducation nationale tire aussi la langue et Microsoft joue le généreux oncle d'Amérique. Notre enseignante analyse :
« Les journées de l'innovation à l'Unesco sont largement financées par Microsoft[11], par exemple. Le ministère de l'Éducation nationale n'a plus les moyens de faire ça, d'avoir cette vitrine, ça nous permet d'avoir des forums, des réunions, des formations, Microsoft s'engouffre dans la brèche. Tout le monde y trouve son compte, profs et ministère. »
Pro Microsoft
Certains partisans du libre estiment que l'Éducation nationale est devenue « pro Microsoft », ce dont elle se défend :
« Le ministère a toujours veillé à conserver une grande neutralité dans ses diverses relations avec les acteurs industriels avec lesquels il a des échanges réguliers. Microsoft est un acteur économique de premier plan et un partenaire important de l'Éducation nationale ; il est donc, à ce titre, invité régulièrement sur les sujets du numérique, comme les autres grandes sociétés et les représentants des syndicats professionnels.
Pour leurs projets internes, les équipes du ministère procèdent de façon systématique à l'évaluation des outils et des solutions existantes. À cette fin, et dans une démarche de veille technologique, il est naturel qu'elles s'informent par tous les canaux possibles. »
C'est par exemple sur le territoire neutre du siège de Microsoft à Issy-les-Moulineaux que les inspecteurs de l'Éducation nationale chargés de mission nouvelles technologies (IEN-TICE), conseillers techniques des inspecteurs d'académie, avaient été convoqués par l'Éducation nationale l'automne dernier, dans le cadre de leurs journées annuelles, comme s'en étaient émus l'April [12], une association de défense du logiciel libre, et Framasoft, un site dédié au libre. Une demi-journée de réunion au cours de laquelle leur ont été présentés des produits du fabricant.
Et contrairement à la Grande-Bretagne où le Becta, qui conseille le gouvernement en matière de TICE, avait déconseillé Windows Vista et Microsoft Office 2007, on n'entend pas de critiques de front. A contrario, le ministère souligne qu'il a mis en place Sialle [13], le « service d'information et d'analyse des logiciels libres éducatifs » et « favorise l'interopérabilité et l'ouverture des systèmes d'informations ».
Quant à Microsoft, il renvoie la balle au ministère :
« Ni omniprésence, ni absence, mais contribution au débat. Ensuite, il appartient aux pouvoirs publics de tirer les enseignements des éclairages objectifs et rationnels apportés par une pluralité d'acteurs dont Microsoft parmi d'autres. »
Et de souligner que l'entreprise est « très attachée à la transparence dans la façon dont cette information est communiquée. C'est notamment le cas du programme Partners in Learning grâce auquel Microsoft contribue à nourrir un échange autour des différentes expériences TICE des gouvernements de plus de 110 pays. Notre stratégie est fondée sur l'interopérabilité, l'ouverture, la transparence et le respect des données personnelles ».
Soft à tous les étages
Dans son entreprise de drague, Microsoft a l'intelligence d'avancer avec des mocassins plutôt qu'avec des gros sabots. À l'image de Thierry de Vulpillières, qui a d'abord été professeur de lettres. « Ce n'est pas un commercial pur, analyse l'enseignante, il a réussi à ne pas se mettre trop les fans du libre et de Mac sur le dos. » Pas trop... Car si Alexis Kauffmann, professeur de mathématiques et créateur de Framasoft, le juge « intelligent et avenant », il n'en démonte pas moins la machine Microsoft régulièrement [14]. Jugement que ne démentira pas cette petite phrase glissée par l'homme parmi ses réponses à nos questions : « Puisque vous évoquez Framasoft, j'en profite pour saluer le travail formidable que fait cette communauté dans l'éducation et son engagement pour le logiciel libre. »
Mais pour notre enseignante, l'entreprise pourrait avoir l'omniprésence beaucoup plus bruyante :
« Ils font du lobbying à mort et ils ont un peu de mal à l'assumer. En France, la stratégie est de ne pas se mettre en avant, alors que c'est positif les forums par exemple. Il faut effectivement parfois fouiller tout en bas d'un à propos[15] pour découvrir que la société soutient Le Café pédagogique, un site de référence pour la communauté éducative. Contrairement à l'Éducation nationale... »
De même, les enseignants ne sont pas obligés de se transformer en VRP, comme se réjouit Jean-Roch Masson, l'institwitter :
« À partir du moment où j'ai su que je n'étais pas là pour propager la “bonne parole Microsoft”, j'ai vécu mes journées avec beaucoup d'enthousiasme et des envies d'échanges.
Je suis beaucoup plus proche des initiatives “libres”, où coopération et accessibilité prennent le pas sur logiciels fermés et commercialisation. »
À moins que ce ne soit pas voulu, comme le sous-entend sa consoeur Anne :
« Ils aimeraient que les enseignants deviennent des commerciaux de la boîte mais ça ne marche pas. »
Certains estiment que participer, c'est de toute façon jouer le jeu de la firme, ce que d'autres refusent, comme Sésamath [16], une importante association de professeurs de mathématiques, qui avait décliné une invitation au Forum des enseignants innovants.
Chiffre d'affaires mystère
Le résultat commercial sonnant et trébuchant, on ne le connaîtra pas : Microsoft refuse de les divulguer en arguant de la concurrence. Concernant les tarifs, le flou est de mise. Si l'accord cadre parle de 50 % de réduction, d'autres offres sont proposées. Par exemple Office professionnel pro 2010 est à 8 euros [17] au lieu de... 499 euros[18]. Version PC et pas Mac. Un sacrifice apparent : les enseignants sont autorisés à l'utiliser chez eux, ce qui peut les inciter à vouloir le même environnement de travail à l'école, ce qui se traduit en licences site annuelles juteuses.
Il est d'autant plus impossible de faire une estimation du chiffre d'affaires qu'on ne connaît pas la répartition du parc, comme nous l'a expliqué l'Éducation nationale :
« Du fait de cette répartition des compétences entre l'État et les collectivités territoriales, le ministère ne dispose pas aujourd'hui d'éléments sur les parts des divers systèmes d'exploitation dans le parc d'équipements des écoles et des établissements scolaires. »
Il doit être confortable si l'on en juge par la domination de Microsoft. La seule partie où le libre règne, c'est côté face cachée de l'informatique : « la quasi totalité du parc de serveurs du ministère de l'Éducation nationale fonctionne sous logiciel libre », nous a détaillé le ministère. En revanche, « pour ce qui est du parc de postes de travail des services centraux et déconcentrés, la plupart des postes de travail fonctionne sous Windows. » Concernant les postes utilisés par les élèves, si on n'a pas de chiffres, la plupart sont sous Windows.
Les logiciels de travail constituent une autre source de profit, et en particulier les suites bureautiques, avec l'emblématique Office. Pas de données là non plus. On peut juste avoir une idée de ce que cela représente : Office domine, il y a environ 11 300 collèges et lycées en France, le coeur de cible de Microsoft, et pour un collège moyen de 500 élèves avec 5 élèves par poste [19] et 50 « administratifs », le simulateur de Microsoft [20] indique qu'il en coûte 1 650 euros par établissement scolaire et par an.
Lobbying de plus en plus dur
Toutefois, le temps de l'hégémonie s'éloigne. « Leur lobbying est de plus en plus dur depuis trois ans », glisse l'enseignante. Car le libre est de plus en plus mature pour une utilisation par le grand public, à l'exemple d'Open Office qui grignote du terrain. La région Poitou-Charentes a opté pour l'OS Linux, pour des raisons d'économie.
Mais dans un futur proche, la grosse concurrence pourrait venir de deux autres rouleaux compresseurs américains : Google, avec son Apps for education[21], qui est gratuit ; et Apple, qui a fait une keynote marquante en janvier dernier [22] sur l'éducation, annonçant un ensemble d'outils utilisables dans un écosystème Apple bien sûr.
Drapé dans sa cape de chevalier blanc des TICE, Microsoft évoque lui sa « responsabilité sociale d'entreprise » :
« La question de l'éducation est un enjeu majeur pour notre pays et sa cohésion sociale ! La démarche de Microsoft est d'apporter le plus grand nombre d'éléments d'information et de comparaison en faveur de l'éducation et des TIC. C'est notre responsabilité sociale d'entreprise ancrée dans son environnement et son écosystème que de fournir des outils de compréhension pertinents pour l'action et les décisions des décideurs. »