Technologies de l'information et de la communication et marchandisation de l'École

Jean-Pierre Archambault
 

   On entend par marchandisation la tentative globale d'inclure dans la sphère des rapports marchands des secteurs comme la santé et l'éducation. Elle vise l'enseignement à la fois en tant qu'il est une activité de service et les produits pédagogiques, dont la marchandisation est déjà ancienne. Elle s'appuie notamment sur les technologies de l'information et de la communication (TIC). Celles-ci irriguent massivement les processus de création des richesses. Elles jouent un rôle croissant dans la production des connaissances. La part des biens immatériels et d'immatériel dans les biens matériels s'accroît constamment. Mais est-il légitime de penser que les technologies de l'information et de la communication sont à l'origine de la marchandisation de l'École, dans une relation de cause (technique) à effet (socio-économique) ? Ou que, pour le moins, la favorisent-elles ? Or, l'approche des logiciels libres, qui vaut plus généralement pour les contenus et les biens informationnels, s'apparente en partie à une logique non-marchande. Les choses sont donc complexes.

Les technologies de l'information et de la communication dans la marchandisation de l'École

   La Commission européenne a organisé, les 10 et 11 mai 2001, le premier sommet européen sur le e-learning, avec l'appui d'un consortium regroupant notamment Microsoft, Cisco, IBM et Intel [1]. Viviane Reding, commissaire en charge de l'éducation et de la culture, a recommandé de « créer les conditions pour soutenir un marché commercial capable de développer des contenus d'e-learning » et a très clairement intronisé le parterre d'industriels qui lui faisait face : « Votre rôle et votre responsabilité "éducatifs", en partenariat avec les acteurs de l'éducation, deviennent de plus en plus importants car, à travers les logiciels ou les modules de formation que vous concevez, des modèles d'éducation sont très souvent implicitement définis. Aux outils techniques de l'elearning sont de plus en plus souvent associés des "approches éducatives", des modèles implicites de ce que l'on entend enseigner ou faire apprendre. »

   Les industriels se sont donc vu ouvrir un marché. La Commission européenne leur a même confié de grandes responsabilités en matière de contenus et d'outils éducatifs. Au nom de quelle légitimité et de quelles compétences ? C'est un peu comme si l'on substituait l'imprimeur à l'auteur.

   Par ailleurs, le service public est singulièrement en retrait dans ce domaine, quand il n'est pas absent, alors que le Conseil européen place les technologies de l'information et de la communication et leur utilisation parmi les « compétences clés » à développer dans la société de la connaissance [2].

   Si la marchandisation de l'éducation vise essentiellement l'enseignement supérieur, la formation professionnelle continue, voire certaines classes supérieures des lycées, l'enseignement scolaire n'étant visé que marginalement [3]. un marché de l'angoisse des parents se développe en revanche. On assiste à une quasi-industrialisation des cours particuliers, utilisant Internet pour leur organisation et la mise à disposition d'environnements virtuels. Cette tendance est une conséquence d'une carence de l'État en la matière. On est en effet fondé à penser que le soutien scolaire relève de la responsabilité du service public d'éducation.

De vifs et légitimes débats

   Ces initiatives se déploient dans un contexte de débats vifs et légitimes mêlant enjeux et apports éducatifs des technologies de l'information et de la communication. Ainsi, comme la massification de l'enseignement nécessite une augmentation des dépenses d'éducation, l'idée que les budgets de l'éducation ne pourraient plus croître gagne. On se tourne alors vers les technologies. À partir de 1995, les travaux européens sur la société de l'information et sur la société cognitive ont conclu que « pour préparer les Européens à relever les défis de la société de l'information, les systèmes d'éducation et de formation devaient se fixer un objectif ambitieux : offrir un enseignement de qualité tout au long de la vie, et satisfaire des besoins croissants et toujours diversifiés. Dans un contexte de restrictions budgétaires et de concurrence accrue, les institutions d'enseignement comme les entreprises doivent remplir cette mission à moindre coût. Une telle contrainte les oblige à rechercher de nouveaux outils éducatifs et à mettre en oeuvre des méthodes pédagogiques adaptées. Le multimédia éducatif peut apporter des éléments de réponse à ce double défi par l'individualisation et la flexibilité de l'apprentissage qu'il permet ». Une telle approche des nouvelles technologies est réductrice. Elle peut avoir pour effet de dissuader les enseignants de les utiliser, puisqu'elles sont présentées comme un moyen de diminuer des budgets consacrés à l'École.

   S'agissant de l'e-learning, ou l'e-formation, deux des « six scénarios pour l'école de demain » que le Centre pour la recherche et l'innovation dans l'enseignement (CERI) de l'OCDE a présentés en avril 2001 aux ministres de l'éducation des pays membres, les nouvelles technologies de l'information et de la communication risquent de précipiter « le démantèlement des systèmes scolaires ». À l'horizon des années 2015-2020, l'enseignement serait de plus en plus privatisé. Les établissements publics ne subsisteraient que « pour les exclus du numérique », jusqu'à devenir des dépotoirs (sic) [4]. Ces scénarios catastrophes semblent manquer de mesure, même si les experts de l'OCDE les jugent plausibles.

   Pour Jean-Pierre Boisivon, délégué général de l'Institut de l'entreprise, nouvelles technologies et marchandisation sont liées. Aux Entretiens Friedland de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris, Enseigner demain, des enseignants qui innovent pour un métier qui change [5], il affirme que « les choses vont extrêmement vite du fait d'une révolution technologique. Il existe un véritable marché de l'éducation, qui ébranle les systèmes éducatifs nationaux. Ceux qui n'évolueront pas seront mis hors jeu ». En matière d'enseignement, il estime que « les choses vont changer, pour au moins deux raisons importantes : l'une négative, l'écroulement du modèle traditionnel, et l'autre positive, la révolution technologique en cours ». La « stagnation des résultats » des élèves et l'« envol des coûts » de l'éducation lui semblent des signes montrant que le modèle traditionnel de l'enseignement a « touché ses limites ». Il explique que l'on n'a «  pas bien pris conscience de ce que les coûts unitaires de l'enseignement ont progressé de 70 % en 20 ans ». Il fait valoir qu'« il n'y a plus d'argent public pour l'éducation ». D'autres priorités vont prendre le pas avec le vieillissement de la population, comme la santé et les retraites. Mais cela « n'a pas d'importance puisque toutes les études dans le monde montrent qu'il n'existe pas de corrélation entre les résultats scolaires des élèves et les moyens financiers que l'on injecte dans le système scolaire ». Il évoque également l.« archaïsme social » dans lequel vivent aujourd'hui les enseignants et les fonctionnaires en général. Il considère par ailleurs qu'une modification très substantielle de la relation maître-élève va avoir lieu du fait de la révolution technologique. « Jusqu'à présent, les innovations technologiques étaient restées à la périphérie du système, et n'étaient pas entrées dans les classes pour des publics scolarisés normalement. »

   Pourtant, le numérique ne peut intervenir qu'en termes de complément, d'environnements de travail enrichi, d'apports nouveaux et pertinents, et non de substitution. Dans les apprentissages, l'essentiel réside dans les aspects logico-formels, les contenus, les dimensions psychologiques et affectives des acquisitions et la socialisation des enfants. Il ne faut pas faire comme si les élèves étaient d'emblée autonomes. On leur apprend à le devenir. Or, l'acquisition de l'autonomie requiert nécessairement la médiation humaine : des enseignants en chair et en os. La pédagogie, relation humaine et sociale, demeure pour les enfants et les adolescents fondamentalement liée à la présence.

   Mais le propos de Jean-Pierre Boisivon a le mérite de la clarté, l'attaque contre le service public d'éducation est à la limite de la caricature et la volonté de diminuer les dépenses d'éducation ne fait pas de doute. On peut se demander ce que les nouvelles technologies viennent faire dans ce bilan-prospective. Leur utilisation abusive est manifeste.

   Des discours de ce type sont préjudiciables car les enjeux éducatifs des nouvelles technologies sont importants, et leurs statuts divers [6]. L'ordinateur est un outil pédagogique à nombreuses facettes. Il peut constituer un apport significatif pour améliorer la qualité de l'enseignement. L'informatique fournit aux enseignants et aux élèves des instruments de travail personnel et collectif. Elle s'introduit dans les disciplines enseignées, notamment dans les enseignements techniques et professionnels, et transforme pour une part leurs objets et leurs méthodes.

Une composante de la culture générale scientifique et technique

   Les nouvelles technologies sont aussi un objet d'enseignement, car elles constituent une composante de la culture générale. Il s'agit là d'un enjeu majeur de formation dans la société d'aujourd'hui et de demain. Et l'on sait que la formation continue doit pouvoir s'appuyer sur une bonne formation initiale. L'on sait également qu'il arrive que la formation continue doive se substituer à une formation initiale défaillante. Pour le grand bonheur des officines privées : une modalité de marchandisation comme une autre.

   Tous les élèves sont concernés par cet impératif culturel. Comme ils apprennent à lire un texte, à construire une fonction ou à parler une langue étrangère, ils doivent maintenant, à l'école, s'approprier les connaissances qui leur donneront le recul nécessaire à des usages raisonnés et autonomes. En effet, la réalité quotidienne regorge de situations où, peu ou prou, les individus ont à faire avec les technologies de l'information et de la communication, que ce soit dans leur vie professionnelle, personnelle ou comme citoyens, dans la sphère publique. La variété et le caractère déconcertant de ces situations supposent de se construire des représentations mentales opérationnelles, de s'approprier l'intelligence de l'outil pour s'en servir intelligemment. L'école est le seul endroit où les élèves rencontrent la connaissance sous une forme structurée et organisée. C'est donc à elle de permettre une utilisation efficace et rationnelle des nouvelles technologies qui se fonde sur l'acquisition de notions et principes relatifs au traitement de l'information.

   Cet enjeu de culture générale rencontre des résistances. L'évolution a été chaotique ces vingt dernières années. L'intégration du brevet informatique et Internet (B2I) dans les épreuves du brevet des collèges et du baccalauréat est certes une avancée. Mais les résistances à l'émergence d'une discipline scolaire demeurent. Elles s'appuient fréquemment sur une prétendue simplicité d'utilisation de l'outil et sur le fait que l'on retrouve les nouvelles technologies dans les autres matières enseignées. Mais ce qui vaut pour les mathématiques et le français devrait aussi valoir pour l'informatique : quand une discipline est partout, elle devrait aussi être quelque part en particulier, en tant que telle.

Une auberge espagnole et un paradoxe

   Ces débats, qui mêlent allégrement nouvelles technologies, marchandisation et pédagogie font parfois penser à une auberge espagnole. Certes, le monde bouge vite, la situation est complexe et les nouvelles technologies provoquent des mutations profondes. On retrouve pour une part le vieux débat sur la place de la technique dans la société et à l'école. Les transformations induites par un nouvel outil ont-elles un caractère inéluctable [7] ? Si oui, la technique l'emporterait en définitive en dépit des résistances sociales, comme pour les métiers du livre, la sidérurgie, les transformations du territoire avec les chemins de fer, etc. Ou bien les usages d'une technique, pensée comme neutre, sont-ils ceux que les hommes décident d'une manière souveraine ? Si l'on peut penser qu'il y a une réelle autonomie de la technique par rapport à la volonté des hommes, cela ne signifie pas pour autant que les individus ne disposeraient pas d'une marge de manoeuvre.

   Dans les discours cités, il y a au contraire la volonté d'instrumentaliser la technique et d'en faire une caution implicite de d'objectifs politiques ou économiques [8]. Il est tentant de dissimuler la régression sociale ou les orientations politiques libérales, de justifier la limitation des dépenses pour l'éducation en les présentant comme la conséquence inévitable des mutations technologiques. On peut aussi, dans le même moment, parer les nouvelles technologies de toutes les vertus et prétendre que tous les problèmes vont enfin être réglés, grâce à elles.

   Il est certain que les nouvelles technologies jouent un rôle dans le processus de mondialisation. Elles ont par exemple contribué à la formidable accélération des transactions financières. Pour autant, l'existence et la multiplication de paradis fiscaux n'est pas l'inévitable conséquence du développement technique ou des caractéristiques du protocole TCP/IP !

   Nous avons vu l'intérêt qu'il pouvait y avoir à travestir l'impact réel des nouvelles technologies. En revanche, il est surprenant de constater qu'il existe des courants altermondialistes qui, prenant au mot certains propos sur les nouvelles technologies, jettent en quelque sorte le bébé avec l'eau du bain et font à leur tour de la technique un bouc émissaire.

   Ainsi, un texte long et intéressant présenté en 2001 au Forum social mondial par le Forum mondial sur l'éducation, ne fait qu'une unique référence aux nouvelles technologies [9] : « [...] on assiste à des tentatives pour mettre en place un marché éducatif à partir des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Ce marché, qui fonctionne selon les lois de la rentabilité, qui échappe à toute forme de réglementation, qui n'est pas également accessible à tous, annonce une nouvelle forme d'exclusion, "l'exclusion digitale". Ces nouvelles technologies servent le retrait de l'État en développant l'illusion que la solution aux problèmes serait non pas le renforcement de l'école publique mais l'équipement général en ordinateurs et la mise en place d'une éducation à distance. En fait, la technique, pour utile qu'elle puisse être, ne saurait à elle seule résoudre les problèmes. Il est très rare que la présence d'ordinateurs dans l'enseignement de base et la connexion à Internet aient engendré des pratiques innovatrices permettant de résoudre les problèmes que pose l'exclusion sociale et scolaire. » La vision est un peu réductrice et ne fait aucune référence aux réflexions actuelles. Les modèles économiques classiques ont du mal à intégrer les biens informationnels. Pour ceux-ci, les coûts marginaux de reproduction et de diffusion deviennent négligeables. La question est posée de la transférabilité de ces caractéristiques à d'autres domaines comme la production des ressources éducatives. Ou la génétique. Ainsi, dans un article du Monde Diplomatique de décembre 2002, « Le génome humain sauvé de la spéculation », John Sulston, prix Nobel de médecine, évoquant les risques de privatisation du génome humain, dit que « les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l'instar du modèle de l'open source pour les logiciels ».

   Dans cette hypothèse, les logiciels libres et les standards ouverts deviendraient des armes pour les partisans du service public et du bien public pour combattre la marchandisation.

Les ingrédients d'une économie publique

   Dans son introduction au rapport sur la société de l'information, Christian de Boissieu, président délégué du Conseil d'analyse économique, note qu'« alors que les nouvelles technologies de l'information et la communication devraient en principe déboucher sur un fonctionnement plus efficace de l'économie de marché, elles distillent en fait les ingrédients d'une économie publique parce qu'elles s'accompagnent d'économies d'échelle, d'effets de réseaux, etc., appelant, d'une manière ou d'une autre, des régulations publiques » [10].

   Cette intéressante réflexion invite à regarder de plus près l'économie du savoir. Le Commissariat général du plan dégage trois approches complémentaires pour la caractériser [11]. Dans chacune d'elles, les nouvelles technologies facilitent à grande échelle les évolutions majeures.

   La première met l'accent sur l'innovation et favorise l'accélération du rythme des innovations. Les nouvelles technologies favoriseraient l'accélération de l'innovation des procédés et des produits car elles sont des technologies génériques : outils de simulation, de visualisation, de conception, de modélisation, de traitement de l'image, de calcul, langages, algorithmes...

   Une deuxième approche souligne le caractère collectif du mode de production de la connaissance. Les entreprises devraient devenir apprenantes, avec un décloisonnement recherche-production et une mise en relation avec les partenaires extérieurs, une mise en réseau de l'entreprise qui devient entreprise étendue. La capacité des individus et des organisations à mobiliser effectivement leurs savoirs, qui se reflètent dans des compétences opérationnelles, est déterminante. Le succès ne dépend pas principalement des performances d'acteurs isolés mais de la performance du collectif. La gestion et le développement des connaissances deviennent de plus en plus des objectifs en eux-mêmes. On parle maintenant de knowledge management ou gestion des connaissances. Les nouvelles technologies sont le support d'une production plus collective et plus interactive des savoirs et des compétences. Elles permettent des pratiques innovantes en réseau, dans des intranets ou sur Internet.

   Dans une troisième approche, les externalités de connaissance jouent un rôle central, par leur croissance massive, en raison du caractère difficilement contrôlable des connaissances codifiées. Les nouvelles technologies systématisent l'accumulation du savoir dans des bases de donnée, l'intégration des connaissances et leur mobilisation. Elles entraînent une baisse des coûts de transmission et de reproduction, de stockage et de codification du savoir « tacite ». Celui-ci est le plus souvent local, difficile à expliciter et à codifier, spécifique, difficile à reproduire pour obtenir un avantage compétitif. La tâche n'est donc pas aisée mais l'intelligence artificielle est un outil puissant de codification, étendant cette opération à des savoirs tacites de plus en plus complexes.

   La connaissance investit l'économie avec son mode de fonctionnement spécifique, ses besoins intrinsèques de liberté d'accès, de débat et de diffusion, de validation par les pairs, d'ouverture, de transparence, de travail en commun. Les savoirs sont abondants et inépuisables. Leur usage et leur consommation ne sont pas destructeurs mais, au contraire, créateurs d'autres savoirs. D'une manière consubstantielle, pour se développer, la connaissance a besoin du partage, de l'extension du bien commun et du bien public. Elle est rebelle à une appropriation privée qui entrave son mouvement naturel. Une tendance à la coopération et à l'ouverture s'affirme dans l'économie, l'enseignement, la recherche, dans toute la société. La connaissance fuit la clôture.

Les logiciels libres

   La connaissance recèle donc de la coopération, du bien public, du bien commun. Il en est de même des nouvelles technologies, à la fois connaissance et outils de production de connaissance. À cet égard, les logiciels libres constituent un exemple très probant [12]. Ils sont une modalité de production de logiciels qui relève du modèle de fonctionnement de la recherche scientifique. Cette production est non marchande pour une part significative, même si les logiciels libres donnent lieu à des activités commerciales et à des prestations de services se substituant au paiement de licences. Linux est un exemple de développement en dehors de l'entreprise, et ce système d'exploitation est massivement reconnu et utilisé dans le monde. Les logiciels libres connaissent des développements importants dans les entreprises et les administrations de pays du Sud et de pays développés. Leur philosophie est en étroite symbiose avec les missions du système éducatif et avec la culture enseignante. Celle-ci est en effet une culture du partage de la connaissance, de sa diffusion et de son appropriation par tous.

   S'agissant du régime de propriété intellectuelle, les logiciels libres constituent une réponse originale et innovante. Elle tente en effet de concilier le droit de l'auteur et une juste reconnaissance de son travail avec le droit du public à avoir accès au savoir, à la culture et à la connaissance [13]. Il y a donc eu création, à l'échelle de la planète, d'un bien commun informatique.

Une contradiction

   Pour l'essentiel, la science et la connaissance ont toujours été libres, ou presque. Ainsi les mathématiques sont-elles libres depuis vingt-cinq siècles, depuis l'époque où Pythagore interdisait à ses disciples de divulguer les théorèmes et leurs démonstrations. Or, depuis une cinquantaine d'années, une tendance inverse est à l'oeuvre avec l'intrusion des enjeux économiques et des logiques de concurrence et de court terme. Cela va à l'encontre des modes de fonctionnement et des valeurs traditionnelles de la recherche et du monde de la connaissance. À cela s'ajoutent la tentative, illustrée par l'Accord général sur le commerce des services (AGCS), d'inclure dans la sphère des rapports marchands des secteurs qui lui étaient pour une bonne part extérieurs.

   Ce mouvement peut s'expliquer. L'espace d'intervention privilégié du commerce, les biens industriels, diminue en valeur relative. L'univers de l'immatériel et de la connaissance devient donc l'objet des convoitises marchandes. Cela explique les affrontements violents à propos de la propriété intellectuelle. Pour Michael Oborne, responsable du programme de prospective de l'OCDE, « la propriété intellectuelle deviendra un thème majeur du conflit Nord-Sud » [14]. Le procès de Pretoria, intenté par les trusts pharmaceutiques au gouvernement sud-africain désireux d'importer et surtout de fabriquer des médicaments génériques pour le traitement des séropositifs, en a constitué l'un de premiers épisodes en 2001.

   Il y a donc contradiction entre la coopération, l'ouverture, le partage, l'extension du bien commun et du bien public portés par la nature profonde de la connaissance d'une part, et la concurrence, les barrières et la fermeture, l'appropriation privée, l'extension des rapports marchands d'autre part. Ira-t-on en fin de compte vers un nouvel aménagement du système économique, celui-ci ayant digéré la nouveauté ? Ou, au contraire vers des changements profonds à terme ? C'est ce que suggère Olivier Blondeau. Il fait référence à la Préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, dans laquelle Karl Marx écrit « À une certaine étape de leur développement, les forces productives matérielles entrent en conflit avec les rapports de production existants. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient jusqu'alors, ces rapports de propriété se transforment en obstacles ». Il se demande si le logiciel libre n'est pas une illustration caractéristique de ce stade. Il y voit une contestation du capitalisme, non pas du point de vue de la justice sociale, mais de celui de l'efficacité économique. Les logiciels libres constitueraient un mode de production nouveau, avec ses biens, ses modes d'organisation et ses rapports de propriété. Constitueraient-ils un laboratoire grandeur nature du futur ?

L'activité d'enseignement

   Il reste à examiner la traduction du contexte global pour l'activité d'enseignement, qui recourt à l'ordinateur et aux réseaux et dont la « matière première » est la connaissance, dont les ressources pédagogiques sont pour une part numériques et produites à l'aide des outils informatiques. Si des processus de marchandisation sont en cours dans certains secteurs de l'éducation, nous avons vu qu'ils ne concernaient qu'à la marge l'enseignement scolaire. Pour former des générations entières, la réponse de type service public et gratuit n'est pas remise en cause.

   Les syndicats enseignants s'inquiètent souvent de l'intrusion des modèles de l'entreprise dans l'École. Mais, dans son rapport sur La France dans l'économie du savoir [15], le Commissariat général du Plan indique qu'« à l'échelle de l'entreprise, il est de plus en plus clair que l'avantage compétitif repose avant tout sur les compétences de ses ressources humaines et la capacité à se doter d'une organisation apprenante, qu'il a pour principal ressort la dynamique du savoir et des compétences, qu'il suppose le partage des savoirs ». L'entreprise est ici conçue à l'image de l'école, et non l'inverse. Cela s'explique par le fait que la connaissance est considérée comme une matière première.

   Il n'y a donc pas de fatalité à la marchandisation de l'activité d'enseignement. En effet, le développement des marchés de l'éducation requiert au préalable une action des pouvoirs publics : déréglementation, recul relatif des financements publics. En la circonstance, on ne peut pas parler de déterminisme technologique, mais plutôt d'effacement progressif de la volonté de contrôle et d'intervention de l'État. Faire que le Centre national d'enseignement à distance (CNED) occupe une place de choix dans le paysage de l'e-learning est une question de choix politique et non une question technique. Il a tous les atouts pour cela. Quand il s'agit de maîtriser un logiciel pointu de construction et de fabrication assistées par ordinateur (CFAO) et que le ministère de l'Éducation nationale fait appel à l'entreprise qui l'a créé pour former les enseignants à son utilisation, on est dans le cadre de partenariats qui ont un sens. En revanche, Microsoft ou Intel n'ont pas de légitimité particulière pour définir ce qu'il faut enseigner en informatique. Cela relève de la culture générale scientifique et technique de tous les élèves.

   Une relecture un peu paradoxale de Tocqueville apporte de l'eau au moulin de ceux qui voient dans le service public une réponse d'avenir. Dans De la démocratie en Amérique, il souligne les différences entre le Vieux et le Nouveau continent par rapport aux études. Aux débuts de la nation nord-américaine, le besoin d'exercer une profession exigeait un apprentissage. Les Américains ne pouvaient donc consacrer à la culture générale que les premières années de la vie car, à quinze ans, ils entraient dans la vie professionnelle. Si leur éducation se poursuivait au-delà, ils choisissaient un domaine lucratif : on étudiait une science comme on prenait un métier et l'on n'en retenait que les applications dont l'utilité présente était reconnue. La plupart des riches avaient commencé par être pauvres et presque tous les oisifs avaient été, dans leur jeunesse, des gens occupés. À la différence de la « vieille Europe », il n'existait donc point en Amérique de groupe social ou de classe tenant en honneur les travaux de l'intelligence, et pour qui le penchant vers les plaisirs intellectuels et les loisirs héréditaires se transmettait de génération en génération, c'est-à-dire une aristocratie. Il ne s'agit pas de prôner un retour à l'Ancien Régime mais de « démocratiser la noblesse » en faisant bénéficier chacun de son privilège majeur : avoir le temps pour réfléchir, grâce à la sécurité matérielle. Ce que fondamentalement seul le service public est en mesure de réaliser.

Les ressources pédagogiques

   En 2001, le CNDP a commandé à l'Observatoire des technologies éducatives en Europe (OTE) une étude sur la consultation des sites web éducatifs par les enseignants. Elle a montré que les plus souvent visités étaient ceux des associations de spécialistes et ceux des enseignants individuels, devant les sites de l'institution scolaire (ministère, CNDP, académies, CRDP), ceux des musées ou d'entreprises, loin devant ceux de Vivendi et de Hachette.

   L'édition scolaire est entrée dans une période de turbulences [16] du fait de l'existence des outils informatiques pour la production de documents (traitement de texte, présentation, publication), qui se sont banalisés. En raison aussi de la généralisation d'Internet, qui donne à l'auteur un vaste public potentiel, en laissant les internautes libres de reproduire les documents qu'ils téléchargent.

   Ce qui est nouveau, c'est la mise à disposition aisée et à grande échelle des « manuscrits électroniques », par ces « nouveaux auteurs », nombreux, que sont les enseignants. L'économie de l'information s'est longtemps limitée à une économie de ses moyens de diffusion, c'est-à-dire à une économie des médias. Elle ne peut désormais plus se confondre avec l'économie du support puisque les biens informationnels ne sont plus liés de façon rigide à un support donné. L'essentiel des dépenses était constitué par les coûts de production, de reproduction matérielle et de distribution dans les divers circuits de vente. Aujourd'hui, les techniques de traitement de l'information, la numérisation et la mise en réseau des ordinateurs permettent de réduire les coûts de duplication et de diffusion jusqu'à les rendre à peu près nuls.

   De tout temps, les enseignants ont fabriqué des documents dans le cadre de la préparation de leurs cours. Mais, à l'époque ancienne du manuscrit et de la ronéo, un travail coopératif entre collègues d'un même établissement se heurtait vite des contraintes matérielles fortes pour l'élaboration de documents communs. Et si, dans quelques cas, la perspective devenait un manuel, il fallait mettre en forme le manuscrit avec une machine à écrire qui manquait pour le moins de souplesse. L'éditeur était un passage obligé, et tout le monde n'était pas retenu. On accordait d'autant plus facilement à l'éditeur des droits sur la production des ouvrages que l'on ne pouvait pas le faire soi-même.

   Le paysage a radicalement changé, avec l'émergence d'une sorte de « Napster éducatif » [17] d'auteurs-utilisateurs numériques bénéficiant de l'efficacité de la production numérique coopérative. Le point d'ancrage se situe dans les nombreuses communautés éducatives, à l'instar de la communauté du libre qui a fait le succès de Linux. Citons par exemple l'association Sésamath qui regroupe des professeurs de mathématiques de collège [18]. Aux confins de l'enseignement et des ressources apparaissent des modalités nouvelles de formation professionnelle des enseignants, avec moins de savoirs codés et formalisés, davantage de savoirs tacites. Elles s'organisent autour de la réalisation de documents : « [...] derrière un scénario de cours, une fiche d'exercice faite avec l'ordinateur, un document décrivant le détournement d'un logiciel dans un contexte donné, il y a toujours une pratique professionnelle. Les échanges auxquels les ressources créées donnent lieu, les dialogues, les confrontations et les débats sont autant d'occasion pour asseoir des modalités particulières de formation continue » [19]. La production coopérative de ces contenus, qui peuvent être édités, suppose l'existence de licences libres de type Creative Commons [20].

   Certes, on a toujours besoin des éditeurs et de leur savoir-faire (collections, sélection, prescription, mise à disposition des ressources...). Simplement, ils sont contraints d'évoluer et de se repositionner dans le contexte instauré par le numérique. Les conditions sont créées pour des réalisations pédagogiques de qualité, dans des coéditions, des synergies et des partenariats originaux regroupant les enseignants, leurs associations, le service public de l'édition (Scérén), les éditeurs privés et les collectivités territoriales.

Conclusion

   Les technologies de l'information et de la communication sont associées dans une certaine mesure aux tentatives de faire entrer l'éducation dans la sphère de la marchandisation. Mais le service public d'éducation a historiquement administré la preuve qu'il était le seul à pouvoir prendre en compte les intérêts et les besoins de chacun et de la collectivité nationale dans son ensemble, particulièrement pour la scolarité obligatoire. Si les nouvelles technologies offrent des possibilités nouvelles en termes de pédagogie et de modalités d'organisation, il n'y a pas de fatalité technique au retrait du service public. S'agissant de la production et l'appropriation de la connaissance, de la réalisation des biens pédagogiques, les nouvelles technologies sont de solides points d'appui pour développer des logiques de partage, de coopération, de bien commun et de bien public.

Jean-Pierre Archambault
Institut de recherches de la FSU

télécharger Version PDF du document (190Ko).
Paru dans Capitalisme et éducation, coordonné par Thomas Lamarche, 2006, Institut de recherches de la FSU, collection Nouveaux Regards / Syllepse, Éditions Nouveaux Regards, pages 127-142 ; www.institut.fsu.fr/ ; www.syllepse.net/.

NOTES (Mise à jour des liens, juin 2011)

[1] Le Monde Interactif du 26 septembre 2001. Jean-Pierre Archambault, « Institutions éducatives et e-formation », Médialog n° 44.
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE44/eformation44.pdf.

[2] Programme de travail détaillé sur le suivi des objectifs des systèmes d'éducation et de formation en Europe arrêté lors de la session du Conseil du 14 février 2002, suite au mandat confié par le Conseil européen réuni à Stockholm en mars 2001.

[3] Voir François Orivel, directeur de recherche IREDU-CNRS, université de tous les savoirs (30 août 2000).
De 1945 à 1975, grande période du développement des dépenses publiques pour l'éducation, leur part dans le PIB passe de 2,5 % à environ 5 %. Depuis 1975, on constate une stabilisation, avec une convergence. Les pays au-dessous de ce chiffre, l'Europe du Sud par exemple, augmentent leur pourcentage. Les pays au-dessus de ce chiffre, la Scandinavie ou l'URSS, la diminuent. Parmi les exceptions, les 46 pays les moins avancés (2,5 %) ainsi que la Chine (2,8 %), du fait de sa politique de l'enfant unique et du niveau de rémunération de ses enseignants. La France est passée de 5,1 % à 5,8 % sur la dernière période et se situe en tête des pays du G7 (Grande-Bretagne, Italie 4,5 %...). Le financement privé est moins connu. L'OCDE le chiffre à 1,2 % du PIB (avec les 4,9 % du public, cela fait 6,1 % en tout). Il n'y a pas convergence. On distingue deux groupes. Dans le premier figurent les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud... avec des taux allant de 1,5 à 3 %. Pour le deuxième groupe, le taux est de l'ordre de 0,5 %, la France étant dans la moyenne. Mais, dans le premier groupe, la concentration du financement privé se fait sur le post-obligatoire et l'on ne constate pas de financement significatif pour le primaire et le secondaire.

[4] « Il faut des hommes derrière les ordinateurs », Le Monde Interactif du 26 septembre 2001 :
http://sauv.free.fr/archives2/0,5614,2858--223328-0,00.html
« Les six scénarios de l'OCDE pour l'école de demain », Stéphanie Le Bars, Le Monde du 11 avril 2001 :
http://83.snuipp.fr/spip.php?article97

[5] Paris, le 12 février 2002, dépêche AEF.

[6] Jean-Pierre Archambault, « L'informatique outil pédagogique mais aussi objet de connaissance », Revue de l'association Enseignement Public et Informatique (EPI), n° 100, déc. 2000.
http://www.epi.asso.fr/fic_pdf/ba0p069.pdf.

[7] À la suite de la condamnation d'un enseignant pour téléchargement de fichiers musicaux, plaidant pour « une solution financière acceptable par tous », Le Monde concluait son éditorial du 4 février 2005, « En avant la musique ! », en rappelant qu'il est bien vrai que « l'on ne peut nier indéfiniment l'irruption d'une nouvelle technologie ».

[8] En son temps, Ampère a pourfendu la machine à vapeur. Au début du XXe siècle, un lobby du courant continu a « démontré », force arguments scientifiques et techniques à l'appui, que le courant alternatif menait à une impasse.

[9] Texte présenté par Bernard Charlot.

[10] Nicolas Curien, Pierre-Alain Muet, Rapport sur la société de l'information, Conseil d'analyse économique, La Documentation française, 2004.

[11] La France dans l'économie du savoir : pour une dynamique collective, rapport du Commissariat général du Plan, La Documentation française, 2003.

[12] Olivier Blondeau et Florent Latrive, Libres enfants du savoir numérique, édition L'Éclat, 2000.
Jean-Pierre Archambault, « Cinq questions sur le libre éducatif », Stic Hebdo n° 26.
http://diccan.com/Hebdo/sh26/sh26.htm

[13] Voir la General Public licence (GPL).

[14] Dossier « Le vivant, nouveau carburant de l'économie », Le Monde Économie du mardi 10 septembre 2002.

[15] Commissariat du plan, op.cit.

[16] Jean-Pierre Archambault, « L'édition scolaire au temps du numérique », Médialog n° 41.
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE41/ednumeriq41.pdf
Jean-Pierre Archambault, « Les auteurs numériques investissent la Toile », Médialog n° 46.
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE46/jpa46.pdf

[17] Du nom de la plate-forme de musique en ligne, célèbre pour ses démêlés judiciaires avec l'industrie musicale américaine il y a quelques années.

[18] Voir http://www.sesamath.net.

[19] Jean-Pierre Archambault et Michèle Drechsler, « Des enseignants auto-producteurs », Médialog n° 52.
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE52/autproduct52.pdf.

[20] Jean-Pierre Archambault, « Naissance d'un droit d'auteur en kit ? », Médialog n° 55.
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE55/jpa55.pdf

___________________
Association EPI
Septembre 2011

Accueil Linux et Logiciels libres Articles