Logiciel libre et Développement durable : des gènes communs !

Jacques Souillot
 

   Les philosophies du « logiciel libre » et du « développement durable » ont beaucoup en commun. Leurs socles contiennent l'idée d'innovation solidaire, qui couvre les valeurs humanistes fondamentales et se place dans une perspective durable. Elles s'opposent en cela à la brutalité de l'innovation concurrentielle, basée sur l'immédiateté marchande et la croissance débridée.

   Plus en détail, en quoi logiciel libre (LL) et développement durable peuvent-ils se rencontrer et proposer des synergies ? Nous allons répondre (partiellement...) à cette question en faisant porter notre réflexion sur les dimensions sociale, économique et écologique dans lesquelles s'inscrit le logiciel libre.

Dimension sociale – Cohésion sociale

Diffusion ≠ distribution

   L'un des principes maîtres du logiciel libre est sans doute celui de la diffusion. Celle-ci est d'un coût très réduit (on dit souvent, abusivement, que le LL c'est gratuit), et de fait est destinée à tous.

   On a là un moyen de réduire la fracture numérique, aussi bien au sein des pays riches, où les foyers à faibles revenus sont relativement nombreux, qu'entre le nord et le sud. L'aide au développement des pays économiquement handicapés passe par leur approvisionnement en technologies peu onéreuses et durables.

   Le LL, qui met pour tous ses sources de code en accès libre, joue un rôle important dans le développement des compétences informatiques de populations grandissantes d'étudiants et notamment d'étudiants en informatique.

   Le bouche à bouche, l'essaimage et le partage d'expérience jouent un rôle primordial dans le monde du LL. Les projets collectifs sont une tendance profonde.

Côté clients

   Les économies de budget que permet le LL ne concernent pas seulement l'utilisateur ordinaire et son porte-monnaie. Les administrations publiques, les collectivités locales, ou encore les établissements scolaires se tournent de plus en plus fréquemment vers le LL. Il ne faut pas y voir seulement un avantage par rapport à l'acquisition au prix fort des produits des grands marchands. Ce que le LL implique, en particulier, c'est une grande indépendance par rapport aux fournisseurs, un avantage qu'ont très vite pris en compte des entités publiques telles que la Mairie de Paris, la Gendarmerie, la RATP, l'Assemblée nationale, le ministère de l'Intérieur, parmi les premiers exemples français.

Éthique

   Alors que dans le monde des affaires et de la finance on s'est mis à agiter des bannières « Responsabilité sociale de l'entreprise » (RSE), qui ne peuvent guère être suivie d'effets marqués dans un système de concurrence outrancier, on est depuis toujours profondément humaniste dans le LL, c'est même un des éléments qui constitue « l'essence » du LL. Le don, le partage, la participation sont pour ainsi dire « naturels ». La générosité et le volontarisme sont une source d'énergie primordiale dans le LL. Par ailleurs, on n'y ressent pas le poids de hiérarchies, les oppositions de décisionnaires peu ou mal informés : tout se régule sans institutions. On peut se réjouir de voir le surgissement de nouvelles normes permettant une plus grande cohésion sociale. À cela il faut ajouter l'inscription du LL dans la durée : on travaille avec une vision globale, solidaire, les objectifs se doivent d'être compatibles avec le long terme. Un point majeur, pour marginal qu'il puisse paraître, est le respect systématique du plurilinguisme dont font preuve les créateurs et les utilisateurs du LL : des versions de logiciels libres sont adaptées à de très nombreuses langues. C'est une expression de la vitalité du LL et de son appropriation par tous, sur toute la planète.

Dimension économique

Côté marketing

   En premier lieu l'empreinte écologique du marketing du LL est faible. Les budgets publicité sont très réduits et l'on utilise moins de papier ! Les frais de concurrence, les frais de commercialisation sont également réduits. Le packaging reste souvent immatériel (on utilise énormément le téléchargement), on met à disposition des modes d'emploi et des tutoriels en ligne.

   Le marché du LL est porteur : la masse des clients est colossale et ne peut que croître. On le voit dans les administrations de tous les pays, dans l'enseignement, chez les étudiants...

   Vu sa souplesse de diffusion le LL offre le gros avantage de permettre une indépendance confortable vis-à-vis des procédures de budgétisation, en particulier pour ce qui est des administrations. La souplesse et la rapidité d'acquisition des produits du LL sont une soupape extraordinaire pour le fonctionnement et la gestion des établissements scolaires, entre autres.

Indépendance

   Bien que l'économie mondiale soit censée, dans son idéal, garantir des équilibres grâce à la concurrence, on constate que le secteur des logiciels a du mal à se défaire de certaines habitudes qui conduisent à des monopoles. On peut déplorer l'existence de ces monopoles, mais en un sens ils jouent pratiquement le rôle de catalyseurs pour le LL. Les utilisateurs qui craignent de se retrouver pieds et poings liés avec des produits issus d'entreprises en position de monopole se tournent volontiers vers le LL. De plus le LL offre un choix de logiciels beaucoup plus important que celui des monopoles, et ce pour des coûts d'acquisition très faibles. En outre les logiciels du LL sont modifiables, peuvent être traduits... Finalement on n'a pas à renouveler la licence d'utilisation de son logiciel tous les 3 ou 4 ans pour une énième version !

   À une échelle plus grande on peut constater également l'indépendance que favorise le LL par rapport aux marchés financiers, leurs fluctuations, les bulles spéculatives et leurs explosions, les faillites et la perte de continuité des produits.

   Le LL, se développant toujours plus, a acquis une crédibilité et une réputation sans égales. À ce titre les représentants du LL (créateurs et utilisateurs !) prennent un poids conséquent dans divers types de négociations. Ils peuvent même devenir prescripteurs face aux sociétés de hardware, aux multinationales, il leur arrive d'être créateurs, décideurs de normes.

Modèle économique alternatif

   Le modèle du LL est fort éloigné des manières heurtées de la concurrence aveugle. Pour le LL on a un triptyque qui garde foi en la validité des efforts à faire pour mieux vivre ensemble : coopération – partenariat – partage. Les projets LL amènent régulièrement à la création de « collectifs Open Source ». L'efficacité fait aussi partie du « mieux vivre ».

   Des institutions publiques, elles-mêmes, adoptent délibérément des attitudes LL. L'un des meilleurs exemples est la Mairie de Paris qui a donné accès à sa plateforme « Lutèce » en Open Source, pour le bénéfice de nombreuses villes. L'ADULLACT (Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour l'Administration et les Collectivités Territoriales) joue un rôle d'importance dans cette sphère,
http://www.adullact.org/.

   Dans la recherche on a mis au point le grid computing, l'exploitation « en réseau » de nombreux ordinateurs (grille informatique), éventuellement éparpillés sur tout le globe, pour atteindre des puissances de calcul et des temps de traitement que ne peut offrir aucun supercalculateur.

   Les très grandes sociétés informatiques se sont rapprochées du monde du LL : elles y voient une menace, mais elles se rendent compte qu'elles doivent mieux le comprendre, en tirer le meilleur parti et éventuellement travailler avec lui.

   Les acteurs du LL font avancer auprès de leurs partenaires leur vision de l'économie sociale et solidaire ainsi que celle de l'informatique « durable », du logiciel « durable ». Les enjeux ne sont pas triviaux. Que ce soit au niveau local, national ou international, les efforts à faire sont d'une importance primordiale, d'autant plus que se développent de nouvelles opportunités de développement dans les éco-technologies. On ne saurait admettre que se créent des monopoles et des profits exorbitants sur les outils, notamment les logiciels, qui apportent des solutions aux conditions difficiles de vie, voire de survie, de plus des trois-quarts des habitants de la planète.

Dimension écologique

Côté énergie

   Partout des économies d'énergie sont possibles et doivent être mises en oeuvre, il en va de même avec nos ordinateurs, qu'ils soient personnels ou autres. Les logiciels ne semblent pas consommer d'énergie, pourtant leur efficacité, en gagnant sur les temps de traitement, permet des économies. On sait également, au niveau logiciel, diminuer la consommation d'énergie de l'ordinateur lorsqu'il n'utilise que peu ou pas son unité de calcul.

   Pour sensibiliser le public on rapporte quelques petites anecdotes illustratives, par exemple :
la mise en marche de son ordinateur sous Windows est plus longue que sous Linux !

Coté protection

   Cet aspect n'est pas développé de façon « spectaculaire » dans le LL. Mais des outils de mesure, contrôle et simulation sont produits, par exemple : Capsis (simulation de la croissance et de la dynamique des peuplements forestiers)
http://www.projet-plume.org/fr/fiche/capsis

   Les grandes multinationales, qui ne veulent pas être en reste, ont pris le pas et déclaré leur volonté de lutter pour la préservation de l'environnement. Pour réduire les émissions de CO2 et l'élévation des températures sur la planète, Google et Intel ont joint leurs efforts (2007) et mis en place une action de l'industrie informatique en faveur de la préservation du climat : « Climate Savers Computing Initiative »,
http://www.climatesaverscomputing.org/

   Dell a lancé son programme « Plant a tree for me ». Dell est partenaire de la Fondation pour la Conservation et de la Carbonfund.org, deux organisations à but non lucratif qui replantent des arbres dans des projets de reforestation pour absorber les émissions de gaz carbonique,
http://www.carbonfund.org/

Côté durabilité

   Le caractère durable du LL est très nettement marqué dans son respect de la compatibilité des logiciels, de leur interopérabilité. La liberté d'adaptation des logiciels est une option permettant une ouverture au plus grand nombre. Elle autorise aussi bien des spécifications plus ciblées sur certains aspects des traitements, que des aménagements culturels et linguistiques. En définitive, elle permet une grande créativité, car des applications sont parfois détournées de leurs utilisations premières pour répondre à des besoins que les concepteurs n'avaient pas imaginés.

   La durabilité du LL réside donc également dans sa réutilisabilité : on est en quelque sorte capable de recycler du logiciel. Un morceau de code LL est pratiquement pérenne : on évite ainsi de gros gaspillages d'efforts et d'argent.

Côté sécurité

   Au bout du compte, la fiabilité des LL n'est pas seulement due à la qualité de la programmation : s'y ajoute la sécurité qu'ils offrent – on pense en particulier à celle des systèmes serveurs Linux (plus de 3 000 serveurs Linux en service dans l'Éducation nationale). Les ordinateurs fonctionnant sous Linux sont par ailleurs difficilement virussables. Il faut ici remercier la communauté des LL qui n'hésite pas à produire des antivirus fonctionnant pour des systèmes d'exploitation (extérieurs au LL) trop souvent débordés ou dévorés par les malware. La solidarité avec les utilisateurs de base ne peut être plus évidente.

   Framasoft propose sur son site une sélection LL de plus de 30 antivirus et systèmes de sécurité,
http://www.framasoft.net/rubrique173.html

À débattre

   Le logiciel libre et le développement durable sont donc bien à mettre dans le même panier : ils sont de la même famille, ils pourraient être indissociables. La communication des grandes entreprises du numérique sur les thèmes de la protection de la nature et du réchauffement de la planète donne à penser que l'on fait des efforts pour sauver ce qui peut encore l'être. Mais cela pourrait aussi être le signe que l'on a peur des avancées des idées écologistes, solidaires, respectueuses des individus et des sociétés humaines et que l'on veut avant tout conserver la main.

   L'analyse des enjeux tendrait à laisser percevoir que le citoyen doit garder un niveau de vigilance très élevé. Les collaborations les plus larges ne seront pas inutiles pour éviter que nous perdions une vision suffisamment claire de l'évolution de notre monde. Elles seules nous accorderont la liberté de réagir pour le bien de tous, et ce sur le long terme, c'est-à-dire de façon durable.

Jacques Souillot,
membre de l'EPI

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Association EPI
Mars 2011

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