Un chemin initiatique vers l'abstraction

Interview de Gilles Dowek,
professeur à l'École Polytechnique, chercheur à l'INRIA,
par Guy Belzane
 

   Savoir se servir d'une souris ne suffit plus : il importe de se constituer un modèle mental correct de ce qu'est l'informatique et de comprendre la mutation sociétale qu'elle induit.

TDC : Beaucoup d'élèves ont envie de faire de l'informatique, alors que celle-ci n'est pas enseignée. Est-ce un paradoxe ?

Gilles Dowek : Beaucoup d'élèves sont des usagers de l'informatique : ils savent très bien se servir d'un logiciel, d'un blog, etc. Le but d'un enseignant en informatique n'est donc pas de leur apprendre ce qu'ils savent déjà, mais de leur faire comprendre que, derrière, il y a des concepts, des contenus. Et là, on est très surpris de la différence existant entre leur maîtrise des outils et leur compréhension. Cela tient beaucoup à une difficulté propre à l'informatique : les différents niveaux d'abstraction se mélangent. Par exemple, si vous montrez sur l'écran une icône sur laquelle vous devez cliquer pour lancer un navigateur, vous allez indifféremment dire que c'est une icône, ou que c'est un navigateur, en montrant le même objet. Si l'on n'explique pas à quel niveau d'abstraction on se place, il y a une possible confusion entre la signification du mot « navigateur » et celle du mot « icône ». Ce type de confusion, à des degrés divers, se retrouve souvent dans la tête des élèves... C'est pourquoi il est important qu'il y ait un enseignement de l'informatique. Ce n'est pas quelque chose que l'on apprend sur le tas, contrairement à ce que beaucoup pensent.

   Pourquoi est-ce que l'informatique n'est pas enseignée ? Il y a deux raisons à cela. La première, c'est qu'elle est relativement récente ; elle n'existe que depuis les années 1930 et ne s'est véritablement développée qu'au cours des trois dernières décennies.

   La deuxième raison, c'est qu'il y a un problème concernant la place des techniques dans l'enseignement général. On a souvent dévalorisé les savoirs techniques, notamment par rapport aux sciences. D'où les lycées spécialisés. Aujourd'hui, on s'aperçoit que des domaines scientifiques entiers sont totalement bouleversés par l'existence de l'informatique. Cette vision du monde -dans laquelle les techniques pouvaient être confinées dans un bocal que l'on appelait « lycée technique », parce qu'elles n'étaient pas en interaction avec le reste de la connaissance – est totalement obsolète. Malheureusement, elle a encore une certaine prévalence.

L'informatique est-elle une technique ou une science ?

   Les deux. Il s'agit d'un ensemble de connaissances extrêmement vaste. Or si l'on est prêt à accepter que la physique ou la chimie sont des domaines vastes et variés, on a un tout petit peu plus de mal à comprendre que c'est également le cas de l'informatique.

   L'informatique est centrée autour de quatre concepts : le concept de machine, le concept d'algorithme, le concept d'information et le concept de langage. On voit que le concept d'algorithme, par exemple, est un concept partagé avec les mathématiques. Mais cela ne fait pas de l'informatique une branche des mathématiques, puisque seul un concept sur quatre est partagé avec cette discipline. La notion de machine est largement partagée avec les physiciens, car une machine, c'est avant tout un système qui obéit à des lois physiques. À côté de cela, il y a le concept de langage, comme les langages de programmation. Il est bien sûr partagé avec la linguistique, même si la notion de langage, en informatique, est un peu différente. La notion d'information, elle, est propre à l'informatique. On voit donc que celle-ci est très au contact d'autres sciences, auxquelles on ne peut cependant pas la réduire.

Que serait un bon enseignement de l'informatique ?

   Le B2i offre un enseignement qui n'a ni queue ni tête, pour deux raisons : la première, c'est qu'il réduit l'informatique à ses usages. Cela peut constituer l'une des phases de l'apprentissage, mais il faut aller au-delà, en particulier au lycée.

   La deuxième raison, c'est cette idée absurde qui consiste à faire enseigner l'informatique par une équipe pédagogique, et non par un enseignant en particulier. L'enseignement transdisciplinaire ne doit pas être une dissolution des disciplines. Au contraire, je crois que plus les élèves recevront un bon enseignement spécifique en informatique, plus les questions comme « Est-ce que l'âme est une machine ? » pourront être abordées, et même totalement renouvelées. Et si l'on peut comprendre que, dans une phase transitoire, il n'y avait pas d'enseignants, que l'on devait faire avec les moyens du bord, cela manifeste clairement un amateurisme qui n'est pas traditionnel dans l'Éducation nationale. Il faut donc aller au-delà et former aujourd'hui de véritables enseignants en informatique.

   Un bon enseignement dans ce domaine est un enseignement qui accorde un équilibre aux quatre notions que j'ai citées plus haut. Veiller à cet équilibre est la règle d'or... qui n'est pas toujours comprise par les collègues des autres disciplines. Mais c'est grâce à cela que l'on suscite l'intérêt des élèves. Voilà pour la dimension épistémologique.

Et en ce qui concerne la dimension pédagogique ?

   J'aime bien décomposer le cursus d'un élève en deux étapes. La première – et là, le B2i n'était pas totalement faux –, c'est que l'on commence, en informatique, par apprendre à se servir de logiciels, non dans le but de devenir des experts du traitement de texte, mais afin de permettre le questionnement. Par exemple, concernant le navigateur : où sont stockées les informations que l'on trouve sur Wikipédia ? Comment ce réseau peut-il changer de géométrie ?... Cela permet de s'interfacer relativement bien avec les pratiques des jeunes. C'est ce que l'on devrait espérer de l'école primaire et des premières années de collège.

   La deuxième étape est de faire comprendre comment ces logiciels sont fabriqués, de quoi ils sont formés, comment ils se décomposent. Tous les logiciels sont réductibles non pas à cent trois éléments chimiques, mais à quatre notions : l'affectation, la séquence, le test et la boucle. On atteint cet objectif en enseignant aux lycéens à écrire eux-mêmes de petits programmes et en leur montrant que tous les langages de programmation ont des invariants, des structures communes qui sont relativement simples et extrêmement puissantes.

   On apprend un langage de programmation à la fois en écoutant un enseignant en parler, mais également en agissant par soi-même. Il y a ici la possibilité de réutiliser toute une démarche, celle de l'enseignement par projet, dans un cadre traditionnel.

   Un certain nombre d'élèves sont rebutés par les sciences, précisément parce qu'elles sont enseignées d'une manière trop magistrale. La synthèse, la hauteur de vue que permettent ces cours sont nécessaires, mais comment y parvenir sans rebuter ces élèves ? Ici, en particulier pour les autres sciences, l'informatique peut jouer un rôle important. Les élèves commencent par une activité pratique – écrire de petits programmes –, puis ils se rendent compte que s'ils ne font pas preuve d'un peu de rigueur leurs programmes ne fonctionnent pas. On peut donc utiliser l'informatique comme un chemin initiatique vers l'abstraction.

L'informatique est-elle la plus concrète ou la plus abstraite des sciences ?

   Les deux à la fois. Les notions de machine, de langage sont des concepts extrêmement abstraits. À l'université, on aborde l'informatique comme une science, avec de nombreuses ramifications. Mais, au lycée, la dimension pratique doit être bien plus importante.

   À côté de cela se pose la question de la place des interrogations du type : qu'est-ce qu'une licence ? Qu'est-ce que le téléchargement illégal ? Pourquoi la notion de propriété est-elle totalement transformée par l'arrivée de biens non rivaux, c'est-à-dire de biens que l'on peut dupliquer à l'infini et sans coût ? Réduire l'informatique à ses aspects sociétaux serait disserter sur un sujet que l'on ne connaît pas. Éviter ces aspects, ce serait aussi donner une image amputée de ce qu'est l'informatique. Il faut trouver un équilibre. J'ai tendance à penser que les cours sont faits pour être consacrés aux notions fondamentales, et que les questions plus sociétales doivent être abordées à travers les TPE, par exemple.

Gilles Dowek

Gilles Dowek est enseignant à l'École Polytechnique et chercheur à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), il est l'auteur des Métamorphoses du calcul : une étonnante histoire de mathématiques (Le Pommier, 2007), qui a obtenu le grand prix de philosophie de l'Académie française, et de Ces préjugés qui nous encombrent (te Pommier, 2009).

Cet article est paru dans le numéro 997 de TDC (Textes et Documents pour la Classe) du 1er juin 2010. Nous remercions les responsables de TDC, ainsi que Gilles Dowek, pour leurs autorisations de reproduire.

TDC, vente au numéro sur le site : http://www.sceren.com/
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Septembre 2010

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