La journée du pôle de compétences Logiciels Libres du SCÉRÉN Jean-Pierre Archambault En 2009, comme chaque année depuis la création des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, le pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN [1] a organisé « sa journée » : 2009 n'a donc pas dérogé à une heureuse « tradition » [2]. Je profite de l'occasion offerte pour remercier à nouveau les organisateurs des Rencontres. Cette initiative donne toujours lieu à des échanges de vues sur le libre éducatif (logiciels et ressources pédagogiques), ses divers enjeux, son existant et ses perspectives. Si, au fil des années, le libre est devenu, dans l'Éducation nationale comme ailleurs, une composante à part entière et de premier plan de l'informatique, ce ne fut pas pour autant un « long fleuve tranquille ». Il y a toujours matière à des débats riches et approfondis. La journée du pôle est également un moment privilégié d'information sur ses actions en tant que tel, celles des CRDP et aussi celles de leurs partenaires avec lesquels ils coopèrent régulièrement (associations, collectivités locales, entreprises, institutions). Des tables rondes sur des sujets d'actualité sont proposées. 1 Le pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN Avant d'en venir à la journée de 2009, nous dirons quelques mots sur le pôle dont elle est une des multiples expressions publiques. Créé en 2002, regroupant aujourd'hui vingt-trois CRDP, le pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN est à la fois une structure de réflexion et d'action. Il a pris le relais de la Mission veille technologique à qui la direction générale du CNDP avait confié, dès 1999, le pilotage du « chantier » des logiciels libres, dans le contexte institutionnel éducatif défini, en octobre 1998, par un accord-cadre signé entre le Ministère de l'Éducation nationale et l'AFUL (Association francophone des utilisateurs de Linux et des logiciels libres). Dans une perspective de pluralisme technologique cet accord, régulièrement reconduit depuis lors, indiquait qu'il y a pour les établissements scolaires, du côté des logiciels libres, des solutions alternatives aux logiciels propriétaires, de qualité et à très moindres coûts. Les champs d'intervention du pôle sont les logiciels en tant que tels (les applications pédagogiques spécifiques et outils transversaux, comme les traitements de texte, les navigateurs..., dont l'utilisation pédagogique est plus que significative, les logiciels d'infrastructure avec les systèmes d'exploitation ou les ENT..., les ressources pédagogiques (autres que les logiciels) et les questions d'intérêt général (droit d'auteur, propriété intellectuelle...)). Le libre est simultanément un élément de réponse à des problèmes bien concrets et un outil de réflexion. En toile de fond, il y a la préoccupation de diffuser les éléments d'une culture du libre (sa philosophie, ses licences de logiciels et de ressources [3]), de faciliter la compréhension des problématiques liées aux formats, aux standards ouverts, à l'interopérabilité ainsi qu'aux enjeux du travail collaboratif. L'activité du pôle s'organise autour de trois objectifs principaux : informer, fédérer et conseiller. Il mène donc une action d'information de la communauté éducative. Les modalités sont diverses : organisation et/ou participation à des journées, séminaires, colloques, salons ; textes, articles ; sites web. On peut mentionner, entre autres, la présidence, depuis 2000, du cycle Éducation du salon Solutions Linux, les journées Autour du libre organisées par le CNDP et les ENST (Écoles nationales supérieures des télécommunications), les salons Educatec et Educatice, les colloques internationaux d'ePrep (consacrés aux TICE dans les classes préparatoires aux Grandes écoles), les Rencontres de l'Orme... et bien sûr les Rencontres Mondiales du Logiciel Libre. Il faut souligner le rôle spécifique joué par le libre dans la réflexion générale sur les TIC. En effet, il est un outil conceptuel pour penser les problématiques de l'immatériel, en particulier celles de l'École qui en relèvent : production et accès aux ressources, exception pédagogique, formation du citoyen. Il contribue ainsi à forger une expertise et une capacité de conseil pour accompagner les différents acteurs (internes et externes) de l'Éducation nationale, les aider dans leurs choix, éclairer les enjeux, contribuer à la compréhension du numérique et de ses implications pédagogiques, économiques et sociétales. Structure institutionnelle qui entretient des rapports souples et diversifiés avec la communauté du libre et la communauté enseignante, le pôle fédère les initiatives, les compétences et les énergies. Il est amené à coopérer avec de nombreux acteurs, institutionnels ou partenaires de l'Éducation nationale. Il met en relation les CRDP, contribue à promouvoir, à soutenir leurs actions et en accroître la visibilité. Le pôle coordonne des actions de conseil, d'aide, d'expertise, de réalisation, d'édition et d'accompagnement. 2 L'édition 2009 de la journée du pôle Un certain nombre de solutions libres ont été présentées. Nous y viendrons ci-après. L'édition 2009 s'est particulièrement intéressée à trois thématiques d'importance. D'abord, les ressources pédagogiques libres, leurs modes de création, leurs relations avec l'exception pédagogique, leurs réponses en terme de droit d'auteur : si dans l'éducation, le libre c'est bien sûr le logiciel, c'est aussi (surtout ?) les contenus, de par la place occupée par le manuel scolaire dans l'économie de l'édition et dans la culture enseignante. Puis la journée du pôle s'est penchée sur les questions de fracture et de solidarité numériques. Enfin, élargissant le champ de réflexion, elle est allée voir ce qui se passe du côté de la création libre en général, des usages et de l'impact des licences. Nous allons fournir dans les lignes qui suivent des éléments sur ces problématiques qui furent débattues avec sérieux et une certaine passion, et dont nous verrons bien qu'elles sont intimement liées au libre, à la fois approche et réponse au contexte et à la nature profonde de l'immatériel. 3 Les ressources pédagogiques libres Il existe deux types de ressources que se procurent les enseignants : les premières sont éditées à des fins explicitement pédagogiques, les secondes sont des matériaux bruts non conçus initialement pour des usages scolaires mais y trouvant naturellement leur place, comme une oeuvre musicale ou une reproduction de tableau. Leurs modèles économiques et leurs modalités de propriété intellectuelle, vis-à-vis de l'institution éducative, sont nécessairement distincts. Il y a aussi les ressources produites par les enseignants eux-mêmes dans le contexte radicalement nouveau de l'omniprésence de l'ordinateur et d'Internet, à des échelles dont les ordres de grandeur sont sensiblement différents de ceux de l'ère du pré-numérique. Elles sont élaborées dans des processus collaboratifs qui appellent des réponses nouvelles en termes de droits d'auteur afin de permettre et de favoriser l'échange par une circulation fluide des documents. La raison d'être de l'édition scolaire est de réaliser des ressources pour l'éducation : elle doit bien évidemment pouvoir en vivre. Elle traverse depuis une vingtaine d'années une période de turbulences de par l'irruption du numérique. Les questions qui lui sont posées sont notamment celles de son positionnement par rapport aux productions enseignantes, du caractère raisonnable ou non des prix pratiqués, de l'existence d'un marché captif, d'un nouveau modèle économique combinant licences libres et rémunération sur les produits dérivés... mais pas celle du bien-fondé d'une légitime rémunération d'un travail fait, dans le contexte d'une école républicaine gratuite et laïque. 3.1 L'exception pédagogique Récitation d'un poème, lecture à haute voix d'un ouvrage, consultation d'un site Web, dans toutes les disciplines les enseignants utilisent des documents qu'ils n'ont pas produits eux-mêmes, particulièrement en histoire-géographie, en sciences économiques et sociales ou en musique. Ces utilisations en classe ne sont pas assimilables à l'usage privé. Elles sont soumises au monopole de l'auteur dans le cadre du principe de respect absolu de la propriété intellectuelle. Cela peut rapidement devenir une mission impossible, tellement la contrainte et la complexité des droits se font fortes. Ainsi pour les photographies : droits du photographe, de l'agence, droit à l'image des personnes qui apparaissent sur la photo ou droit des propriétaires dont on aperçoit les bâtiments... Difficile d'imaginer les enseignants n'exerçant leur métier qu'avec le concours de leur avocat ! De ce point de vue, les licences Creative Commons contribuent - en tout cas sont un puissant levier - à développer un domaine public élargi de la connaissance. Mais la question de l'exception pédagogique dans sa globalité, une vraie question, reste posée avec une acuité accrue dans le contexte du numérique : d'une certaine façon, le copyright est antinomique avec la logique et la puissance d'Internet. L'exception pédagogique, c'est-à-dire l'exonération des droits d'auteurs sur les oeuvres utilisées dans le cadre des activités d'enseignement et de recherche, ou dans les bibliothèques, concerne potentiellement les productions qui n'ont pas été réalisées à des fins éducatives. Par exemple, le Victoria and Albert Museum de Londres, à l'instar du Metropolitan Museum of art de New York, a décidé de ne plus facturer le droit de reproduction des oeuvres de sa collection lorsqu'elles sont publiées à des fins d'enseignement, leur mise en ligne restant cependant soumise à conditions. 3.2 Une exception légitime L'activité d'enseignement est désintéressée et toute la société en bénéficie. L'éducation n'est pas un coût mais le plus nécessaire (et le plus noble) des investissements. L'exception pédagogique a donc une forte légitimité sociétale. De plus, d'une manière générale, une fois entrés dans la vie active, les élèves auront naturellement tendance à vouloir retrouver des choses connues et, par exemple, à préconiser les logiciels qu'ils auront utilisés durant leur scolarité. En la circonstance le système éducatif promeut des produits qu'il a pendant longtemps payé cher (avant que le libre contribue à une baisse sensible des prix pratiqués). D'un strict point de vue économique, il ne serait nullement aberrant que ce soit au contraire les éditeurs qui payent pour que les élèves utilisent leurs produits ! On n'en est pas encore là. D'ailleurs, sans nier certains excès auxquels la photocopie non maîtrisée peut donner lieu, il ne faut pas oublier que les établissements d'enseignement contribuent déjà à la défense du droit d'auteur en versant des sommes importantes (près de trois millions d'euros de la part des universités) pour la photocopie d'oeuvres protégées, au nom de la fameuse lutte contre le « photocopillage ». Les bibliothèques, quant à elles, doivent déjà faire face au paiement de droits de prêt diminuant fortement leur pouvoir d'achat. 3.3 La voie contractuelle Deux types de solutions existent pour assurer l'exception pédagogique : la voie législative et la voie contractuelle, telle que les accords signés en mars 2006 par le ministère de l'Éducation nationale et les syndicats d'éditeurs. Les limitations prévues dans les accords (nombre de pixels, durée des extraits...) ne sont pas sans poser de réels problèmes pédagogiques [4].La combinaison d'une résolution limitée à 400x400 pixels et d'une définition de 72 dpi de la représentation numérique d'une oeuvre avec une utilisation portant sur son intégralité empêche le recours à des photos de détails des oeuvres. Par exemple : « Le tableau Les noces de Cana de Veronese comporte une intéressante viola da braccio au premier plan. Avec une telle limite de résolution sur cet immense tableau, il est impossible de projeter et de zoomer convenablement sur ce détail. Qui peut croire justifiées de telles limitations ? » La durée des extraits d'une oeuvre musicale crée également des obstacles de nature pédagogique. « Si l'on travaille en classe de troisième sur la compagnie des Ballets russes, il semble évident que pour apprécier l'importance de la révolution qu'elle apporta, une analyse d'au moins deux ballets s'impose, en l'occurrence L'après-midi d'un faune et Le sacre du Printemps, ce qui permet d'aborder deux musiciens capitaux, Debussy et Stravinsky. Le premier dure environ dix minutes, le second environ trente. Habitués que sont les élèves à côtoyer majoritairement le genre chanson, il semble utile de les confronter à d'autres durées et d'autres langages musicaux ou chorégraphiques. Mais l'on peut craindre qu'à trop limiter l'activité pédagogique des enseignants on finisse par empêcher ceux qu'ils éduquent de réellement avoir les clés d'accès à la culture ! » [4]. 3.4 Un usage loyal Certains se prononcent pour un système de fair use à l'américaine [5]. Aux États-Unis, le fair use (usage loyal, ou usage raisonnable, ou usage acceptable) est un ensemble de règles de droit, d'origine législative et jurisprudentielle qui apportent des limitations et des exceptions aux droits exclusifs de l'auteur sur son oeuvre (copyright). Il essaie de prendre en compte à la fois les intérêts des bénéficiaires des copyrights et l'intérêt public, pour la distribution de travaux créatifs, en autorisant certains usages qui seraient, autrement, considérés comme illégaux. Des dispositions similaires existent également dans beaucoup d'autres pays. Les critères actuels du fair use aux États-Unis sont énoncés au titre 17 du code des États-Unis, section 107 (limitations des droits exclusifs : usage loyal (fair use) : « Nonobstant les dispositions des sections 106 et 106A, l'usage loyal d'une oeuvre protégée, y compris des usages tels la reproduction par copie, l'enregistrement audiovisuel ou quelque autre moyen prévu par cette section, à des fins telles que la critique, le commentaire, l'information journalistique, l'enseignement (y compris des copies multiples à destination d'une classe), les études universitaires et la recherche, ne constitue pas une violation des droits d'auteur. Pour déterminer si l'usage particulier qui serait fait d'une oeuvre constitue un usage loyal, les éléments à considérer comprendront : l'objectif et la nature de l'usage, notamment s'il est de nature commerciale ou éducative et sans but lucratif ; la nature de l'oeuvre protégée ; la quantité et l'importance de la partie utilisée en rapport à l'ensemble de l'oeuvre protégée ; les conséquences de cet usage sur le marché potentiel ou sur la valeur de l'oeuvre protégée. Le fait qu'une oeuvre ne soit pas publiée ne constitue pas en soi un obstacle à ce que son usage soit loyal s'il apparaît tel au vu de l'ensemble des critères précédents ». « L'originalité du fair use par rapport aux doctrines comparables est l'absence de limites précises aux droits ouverts : alors que les autres pays définissent assez précisément ce qui est autorisé, le droit des États-Unis donne seulement des critères (factors) que les tribunaux doivent apprécier et pondérer pour décider si un usage est effectivement loyal. Par conséquent, le fair use tend à couvrir plus d'usages que n'en autorisent les autres systèmes, mais au prix d'un plus grand risque juridique » [6]. 4 Création libre Aux confins de l'éducation et de la culture, une table ronde était consacrée à la création libre, aux usages, à la diversité des licences, des pratiques et des objectifs. Organisée à l'initiative de Frédérique Muscinési, on se reportera utilement au compte rendu qu'elle en a fait, les lignes qui suivent n'en étant pour l'essentiel qu'un réagencement consensuel [7]. Quid des licences Copyleft pour les créations artistiques ou éducatives ? Pour les uns, leur diversité et leurs conséquences dans l'utilisation des créations ne constituent pas le coeur de la question d'un système économique culturel de toutes façons subventionné et encore moins celui d'une économie du libre qui n'en est encore qu'à ses débuts. Cependant, pour d'autres, les licences ne sont pas uniquement des instruments juridiques. Au contraire, les utilisations qu'elles permettent ou empêchent constituent cet au-delà philosophique et significatif qu'il est intéressant d'explorer. Fut exposée l'ensemble de la problématique de la création libre et de sa relation aux intermédiaires, et plus spécifiquement à l'éditeur dans le cas de la musique. La qualité de la reproduction musicale a diminué avec des choix de supports progressivement moins performants. Le support numérique croisé avec l'utilisation de licences libres permet de réinventer le travail d'éditeur. L'économie de la culture libre, fondée non pas sur la vente d'une production rare mais sur sa circulation, nécessite donc d'ajouter des services autour de la production qui alors justifient aux yeux du récepteur l'achat de la création. L'une des voies que la création libre doit emprunter est, sur le modèle des logiciels libres, l'économie de service. Avec des solutions telles que le fameux « mécénat global », ce nouveau modèle économique conduit à des liens plus étroits entre créateur et récepteur, à la définition de la nature et des rôles des nouveaux intermédiaires, et à penser que la rémunération des créateurs doit donc se trouver au sein de cette nouvelle relation. Cette intéressante conclusion qui émaille l'ensemble des réflexions du monde du libre, qu'il s'agisse de logiciel ou de création de contenus autres, a une teneur philosophique et politique et mérite de devenir l'objet de toutes les attentions. On connaît la dialectique création/contrainte. Y aurait-il un risque d'absence de créations fortes de par une liberté sans contrainte ? Non, car l'esprit du libre ne doit pas être réduit à la simple volonté de ne plus avoir de contraintes. La création libre est avant tout un espace de rencontre hasardeux entre récepteurs et créateurs mus par leur liberté et il peut être difficile de discriminer ce qu'est une belle et grande création. Il faut également étudier les processus qui ont rendu les oeuvres classiques visibles tout au long de leur histoire afin de comprendre comment elles en étaient venues à être des classiques et ne pas seulement en défendre la valeur intrinsèque. Le libre n'ôte pas de contrainte spécifique à la création, mais permet simplement l'accès à des outils qui étaient, à peine dix ans plus tôt, réservés aux professionnels. Il est nécessaire de reconsidérer simplement les processus rendant visible cette nouvelle création en licences libres et les rapports entre récepteurs et créateurs. La possibilité donnée de créer sans autre investissement que son propre temps en utilisant des outils libres, puis de mettre à disposition sa création sur internet, offre une opportunité de rencontre entre récepteurs et créateurs qui passait antérieurement par des intermédiaires dont les critères de sélection pouvaient être éloignés de la qualité ainsi que des goûts d'une grande partie des publics. L'accès aux outils de création et de publication permet aux créations de trouver leur public, et aux publics de trouver leurs créations. Il faut aussi reconsidérer les outils de la théorie de la création dans la perspective de cette nouvelle culture d'abondance : les classiques et le patrimoine ne signifieraient non pas les jalons communs de toute création présente et à venir, incontestés et souvent froids mais un passé ouvert et accessible, réutilisable. De la tradition, on glisserait vers l'accès ; des critiques et des théories littéraires on passerait à la pratique de la réception ; de l'admiration muette à la fréquentation quotidienne et sincère... Dans cette vision, les licences libres apportent donc une liberté toute positive. Le débat porta également sur l'utilisation des licences dans des situations et des cas pour la plupart très précis. Élaboration de contenus éducatifs, quelle licence ? Création d'un logiciel, quelle licence ? La crainte existe, issue du paradigme de la culture « copyright » encore prégnant, que la publication en licences libres recèle un risque de réutilisation des contenus par des entreprises. Mais, dans la logique du copyleft, les objectifs et les processus changent : l'autorité, c'est-à-dire le nom du ou des auteurs, est ce qui permet de faire fonctionner le système, car il est fondé sur la popularité. Ainsi, la meilleure arme contre ce genre de crainte est la diffusion massive du travail où l'autorité – la signature – est claire et visible. Une création largement connue et soutenue par une communauté ne peut donc se voir que très difficilement appropriée indûment par d'autres. Par ailleurs, le mécanisme des licences libres empêche que les autres utilisateurs se l'approprient définitivement en apposant une licence propriétaire. L'esprit du libre est aussi celui de la confiance dans une utilisation respectueuse des contenus créés, aux antipodes du climat de méfiance entre créateurs et récepteurs établi par les défenseurs du copyright – voir Hadopi. Et les métadonnées sont importantes dans les productions numériques, comme elles le sont dans un document papier, afin de contextualiser les documents, ce qui est souvent ignoré ou délaissé dans le cas des créations en ligne. Pour conclure, une recommandation fut faite pour le bon usage général des licences libres : définir précisément les motivations du créateur à la publication de sa création et, ce qui en découle, les usages qu'il veut alors en permettre. 5 Fracture et solidarité numériques Il existe de par le monde beaucoup de fractures : sanitaires, alimentaires, économiques, sociales, culturelles... Il y a aussi la fracture numérique, tous les humains n'étant pas sur un pied d'égalité, loin s'en faut, face aux profondes mutations que le numérique engendre. Cela vaut, à plus ou moins grande échelle, pour tous les pays. La fracture numérique ce sont les inégalités entre le Nord et le Sud (ainsi qu'au sein des pays développés) pour l'accès aux réseaux et aux contenus. Ce sont aussi les inégalités en terme de maîtrise conceptuelle du numérique, la question de l'éducation et de la culture générale scolaire étant ainsi posée [8]. Les actions de coopération internationale intègrent plus ou moins souvent une dimension de lutte contre la fracture numérique et de solidarité numérique. Le libre est d'évidence la réponse en termes de logiciels, contenus, modèles de développement et modalités de droit d'auteur. Mais cette évidence n'est pas encore une pour tout un chacun... 5.1 Un problème d'accès La fracture numérique tend à être perçue, d'abord et surtout, comme un problème d'accès : les recherches sur Internet avec son moteur préféré ne laissent aucun doute à ce sujet. Il y a ceux pour qui il est facile de disposer d'ordinateurs connectés au réseau mondial, et il y a les autres. Si l'accent est mis, à juste titre, sur la nécessité de disposer d'un ordinateur pour accéder au monde du numérique, les discours sont en général plus « discrets » sur le système d'exploitation. Or il n'y a pas de machine qui fonctionne sans système d'exploitation, que les acheteurs ont encore trop souvent l'impression de ne pas payer même lorsqu'il est « propriétaire ». La fracture numérique a une dimension géographique. De ce point de vue, la question de l'accès égal aux réseaux est primordiale. Une politique d'aménagement du territoire ne peut que s'en préoccuper. Le problème de l'accès est bien réel. C'est-à-dire l'accès à Internet, tel qu'il a été créé et a fonctionné jusqu'à maintenant, et qu'il faut préserver. En effet, Internet est, en lui-même, un bien commun accessible à tous, une ressource sur laquelle n'importe quel usager a des droits, sans avoir à obtenir de permission de qui que ce soit. Son architecture est neutre et ouverte. Le « réseau des réseaux » constitue un point d'appui solide dans la lutte contre la fracture numérique. Internet repose sur des standards ouverts de formats de données (HTML pour écrire des pages web) et de protocoles de communication (TCP/IP, HTTP). Il fonctionne à base de logiciels libres : Apache, SendMail, Linux... Il est donc impossible de verrouiller le réseau par la pratique du secret. Les logiciels libres contribuent à construire une plate-forme neutre. Ils la protègent par des licences comme la GPL et la diffusion du code source, garantissant aux développeurs qu'elle le restera dans l'avenir. 5.2 Les logiciels et les contenus numériques La fracture numérique, c'est aussi les inégalités d'accès aux logiciels et aux contenus, les régimes de propriété intellectuelle qui entravent leur circulation, leur production. Il y a désormais deux informatiques qui coexistent : libre et propriétaire. Des contenus numériques sous copyright mais aussi sous licences Creative Commons. Ces approches diffèrent sensiblement, elles sont quasiment antinomiques. Le débat sur leurs « mérites » respectifs, et les choix à opérer, se situe de plain-pied dans la problématique de la fracture numérique. Il peut arriver qu'il en soit absent, les deux « protagonistes » n'étant pas explicitement nommés. Cela étant, la Conférence « Repenser la fracture numérique » de l'Association for Learning Technology, dans une vision multidimensionnelle de la fracture numérique, posait la question « Open or proprietary ? ». Une question qui mérite effectivement d'être posée. En 2007, l'association Sésamath, dont on sait la place qu'elle occupe en matière de production pédagogique collaborative libre, a reçu le 3e prix UNESCO (sur 68 projets) sur l'usage des TICE [9]. Pour le jury, Sésamath est « un programme complet d'enseignement des mathématiques conçu par des spécialistes, des concepteurs et près de 300 professeurs de mathématiques ». Il a été récompensé « pour la qualité de ses supports pédagogiques et pour sa capacité démontrée à toucher un large public d'apprenants et d'enseignants ». « Remerciant particulièrement la commission française pour l'UNESCO qui a soutenu officiellement sa candidature », l'association Sésamath a vu dans l'obtention de ce prix « l'ouverture d'une nouvelle ère pour son action, vers l'internationalisation et plus particulièrement encore vers l'aide au développement ». Elle a ajouté : « Que pourrait-il y avoir de plus gratifiant pour des professeurs de Mathématiques que de voir leurs productions coopératives libres (logiciels, manuels...) utilisées par le plus grand nombre et en particulier par les populations les plus défavorisées ? C'est vrai dans toute la Francophonie... mais de nombreuses pistes de traductions commencent aussi à voir le jour. » 5.3 Parmi les avantages du libre Parmi les avantages bien connus du libre, il y a la diminution des coûts. Si libre ne signifie pas gratuit, on peut toujours se procurer une version gratuite d'un logiciel libre, notamment en le téléchargeant. Une fantastique perspective quand, organisée au niveau d'un pays, la diffusion d'un logiciel libre permet de le fournir gratuitement à tous, avec seulement des coûts de « logistique » pour la collectivité mais une économie de licences d'utilisation à n'en plus finir. Partage-production collaborative-coopération sont des maîtres mots de la solidarité numérique. Ils supposent des modalités de propriété intellectuelle qui, non seulement, favorisent la circulation des ressources numériques et les contributions des uns et des autres mais aussi l'autorisent, tout simplement. La réponse est du côté de la GPL et des Creative Commons. On sait la profonde affinité entre libre et standards ou formats ouverts. Par exemple, les documents produits par un traitement de texte lambda doivent pouvoir être lus par un traitement de texte bêta, et réciproquement. La coopération et l'échange sont à ce prix. Il s'agit là d'une question fondamentale de l'informatique et de la fracture numérique. Tout citoyen du monde doit pouvoir avoir accès à ses données, indépendamment du matériel et du logiciel qu'il utilise. De plus en plus de biens informationnels ont une version numérisée. L'enjeu est d'accéder au patrimoine culturel de l'humanité, de participer à sa production, d'être un acteur à part entière du partage et de la coopération. 6 Des solutions libres pour l'éducation Venons-en aux présentations faites lors de la journée du pôle. Le logiciel Oscar du CRDP de Lyon a été primé aux « Trophées du Libre 2009 ». C'est un logiciel qui permet facilement de sauvegarder et de restaurer un poste ou encore de cloner un ensemble de postes identiques. L'administrateur réseau peut ainsi installer ou mettre à jour de façon très simple une salle complète à partir d'un poste modèle. Un poste défaillant (virus, pertes de fichiers...) peut être rapidement réparé par un utilisateur sans compétences particulières. L'UTC de Compiègne a quant à elle présenté Scenari, sa suite logicielle libre de conception de chaînes éditoriales numériques pour la création de documents multimédias à usage professionnel. Rappelons qu'une chaîne éditoriale est un procédé technologique et méthodologique, issu de la recherche en ingénierie documentaire, dont l'approche consiste à réaliser un modèle de document, à assister les tâches de création du contenu et à automatiser leur mise en forme. L'intérêt est de réduire les coûts de production et de maintenance des contenus, et de mieux contrôler leur qualité. Scenari a été primée aux « Trophées du libre 2007 ». Les participants ont fait la connaissance de la toute jeune Association EducOoo (un an d'âge), liée au projet OpenOffice.org Éducation. Elle sert de ressource et consiste à faciliter la mise en place et l'accompagnement de projets entre OpenOffice.org et le monde de l'enseignement. Elle est aussi membre de l'Aful, de l'April et d'Adullact. Elle a notamment informé sur le développement d'Ooo4Kids destiné aux jeunes enfants. La Poule ou l'OEuf, le livre-service en réseau, est la première et unique application Web destinée à la rédaction, à la publication et à l'exploitation de documents de type « livre ». Classée dans les chaînes éditoriales dédiées c'est aussi l'éditeur XML wysiwyg en ligne le plus pointu de sa génération. L'application a pour objectif de répondre aux impératifs propres au livre (aspects structurels, typographiques et sémantiques) tout en lui permettant de profiter des services et outils du Web (interactivité, exploitation, possibilités d'interrogation, interconnexion avec des données extérieures...). Contrairement à une approche du livre électronique comme fichier statique mimant l'objet papier et offert en simple distribution dans un « Web postal », elle propose de faire passer le livre dans l'ère du Web-service. Et ceci non seulement en lecture mais en écriture et en exploitation des connaissances. Elle a été lauréate des « Lutèces d'Or 2008 » dans la catégorie « Meilleur projet d'innovation et de développement Libre réalisé ». La Beneylu School est un ENT (Espace Numérique de Travail) libre à destination des écoles élémentaires, pour les enseignants, leurs élèves et leurs parents. C'est un outil spécialement conçu pour un usage en classe, la prise en main est donc très intuitive pour l'enfant et pour l'enseignant. Sésamath était présent. On ne présente plus cette association, « vaisseau-amiral » de la production collaborative de ressources pédagogiques libres. Elle est un partenaire de longue date du pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN. Elle a notamment coédité avec Génération 5 et le CRDP de Paris les livrets d'accompagnement de Mathenpoche. Ses manuels pour le collège, fruits du travail collaboratif de dizaines de collègues, ont été vendus à des centaines de milliers d'exemplaires. Primée aux « Trophées du Libre » et aux « Lutèces d'Or » à plusieurs reprises, l'association a reçu, comme nous le mentionnions précédemment, un Prix spécial de l'UNESCO en 2007. Enfin, Tranquil IT Systems, membre de l'association Alliance Libre, pôle nantais d'expertise du logiciel libre fort de 27 entreprises, a présenté KinéTICE, une solution complète, à base de logiciels libres, à destination des élèves ainsi que de leurs professeurs et parents. KinéTICE est le fruit de la collaboration étroite de 18 mois entre des ingénieurs, des acteurs du monde éducatif (enseignants, animateurs TICE, élus locaux, inspections d'académies) et des services informatiques de mairie). 7 La journée du pôle aux RMLL 2010 En 2010, la tradition sera respectée : il y aura la journée du pôle [10]. D'une année sur l'autre, la dialectique est souvent la même, à savoir continuité/évolution. Nous avons parlé de « long fleuve », pas toujours tranquille. Ils sont loin les « petits ruisseaux ». Le libre se développe, les thèmes essentiels sont toujours là, d'autres apparaissent ou se font plus forts, notamment de par l'actualité. Nous parlerons Environnements Numériques de Travail (ENT) en général, de celui des lycées d'Île-de-France en particulier. Son déploiement a commencé. Et l'on a tous en mémoire le choix qui a été fait par le Conseil Régional, dès l'appel d'offres, d'avoir un ENT libre [11]. On s'intéressera également au « plan numérique à l'école », pour 2010, annoncé par Luc Chatel et à la place du libre dans ce plan. Dans le cadre de la réforme du lycée, un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » a été créé en Terminale S pour la rentrée 2012. Tous ceux qui se sont prononcés en faveur d'une telle mesure se félicitent [12]. Parmi ceux-ci, et ce n'est pas un hasard, figure l'APRIL. Les logiciels libres ont naturellement leur place dans un tel enseignement [13]. On parlera des contenus libres, de Sésamath à Wikipédia en passant par Wikimédia. Le thème de la solidarité et la fracture numériques sera à nouveau présent dans le cadre de la coopération avec l'Afrique [14]. La problématique « Le genre et le logiciel libre » donnera lieu à plusieurs initiatives parmi lesquelles une table ronde [15], des entretiens collectifs avec des chercheurs et des interviews filmés [16], une conférence [17]. Elle constitue une déclinaison de problématiques plus générales : le genre et l'informatique, le genre et la science et, en définitive, la condition féminine dans la société. Et l'on connaît l'importance de l'éducation reçue dans les déterminations de chacun. Les femmes ne sont que 6 % dans le logiciel libre contre environ 25 % dans le secteur des TIC. Dans les professions de l'informatique, on constate une régression. En effet, au début de cette industrie, les femmes y étaient nombreuses : les stéréotypes ne jouaient pas, il y avait un espace à occuper, à conquérir, notamment pour celles et ceux qui pouvaient se sentir « mal à l'aise » dans d'autres domaines tels que les mathématiques. L'informatique ne porte en elle-même rien d'hostile aux femmes. Mais on retrouve l'influence de la dimension technique. Ainsi y a-t-il moins de femmes dans les domaines du matériel. Le rapport au tableur a une connotation masculine dans les formations techniques (industrielles) mais pas dans le domaine tertiaire où l'on compte beaucoup de femmes. Et l'on ne constate pas de différence pour la programmation. Or l'on connaît le prestige accordé à l'écriture du code dans le libre. Mais le geek est marqué au masculin et le libre garde une aura de transgression, un côté « Robin des bois ». Les femmes s'investissent davantage dans les travaux « annexes », moins valorisés, dans une démarche de bien commun, de but collectif. Les hommes, plus engagés dans les stratégies de pouvoir, privilégient ce qui se voit, les activités « nobles ». Et codent sur leur temps libre, quand il ne s'agit pas d'une activité professionnelle. Et l'on sait que le temps libre n'est pas (encore) la chose la mieux partagée dans le monde des genres. On retombe alors sur la condition féminine. Beaucoup de questions, pour un sujet complexe. Au lycée, les filles réussissent aussi bien, mieux même, que les garçons dans les matières scientifiques. Et pourtant, elles ne choisissent pas ensuite les filières et carrières scientifiques comme elles pourraient y prétendre. Avec des différenciations au sein des disciplines (par exemple les statistiques et les probabilités par rapport aux autres domaines mathématiques) ou d'une discipline à l'autre (il y a beaucoup de filles en biologie). Rendez-vous donc début juillet à Bordeaux pour débattre de tout cela, l'objectif étant de comprendre pour ne pas en rester à ces 6 % ! [18] Jean-Pierre Archambault, NOTES [1] Le SCÉRÉN (Services Culture, Éditions, Ressources pour l'Éducation Nationale) est le réseau national composé du Centre National de Documentation Pédagogique (CNDP), des 31 centres régionaux de documentation pédagogique et de leurs centres départementaux et locaux. [2] http://2009.rmll.info/Les-actions-des-CRDP-et-du-pole-de.html?lang=fr , [3] sur la question voir également : [4] Yves Hulot, professeur d'éducation musicale à l'IUFM de Versailles (Cergy-Pontoise), en pointent quelques-uns; voir dans : [5] C'est le cas de Pierre-Yves Gosset, délégué de Framasoft [6] http://fr.wikipedia.org/wiki/Fair_use [7] Sur la question voir également : [8] On pourra se reporter à l'article « Fracture et solidarité numériques » [9] http://www.sesamath.net/blog/index.php/2007/10/02/sesamath_prime_a_l_unesco [10] http://2010.rmll.info/Journee-du-pole-de-competences-logiciels-libres-du-SCEREN.html [11] http://lilie.iledefrance.fr/fr/qu_est_ce_que_le_libre [12] http://www.epi.asso.fr/blocnote/blocsom.htm#itic [13] « À propos de la formation aux logiciels libres », Jean-Pierre Archambault, Framablog [14] Table ronde « Libre et solidarité numérique - coopération avec l'Afrique » [15] Table ronde « Le genre et le logiciel libre » [16] http://2010.rmll.info/Le-genre-et-les-logiciels-libres-portraits.html [17] http://2010.rmll.info/Les-femmes-dans-le-logiciel-libre.html [18] La réflexion pourra se prolonger au Forum Mondial du Libre (Paris, 30 septembre et 1er octobre) qui propose un événement associé « Le genre et le logiciel libre ». ___________________ |
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