Les TICE
miroir des interdisciplinarités

Jean-Pierre Archambault
 

   Les technologies de l'information et de la communication, par la multiplicité de leurs champs constitutifs, sont souvent abordées du point de vue de l'interdisciplinarité. Or, il existe plusieurs interdisciplinarités éducatives. La réflexion gagne en clarté à ce qu'on les distingue.

   Le champ couvert par les nouvelles technologies est à l'évidence, au plan des contenus qu'il recouvre, interdisciplinaire. Il ne diffère pas en cela des autres disciplines scientifiques, des disciplines en général, au moins à leur origine. D'une manière irréductible, l'informatique est à la fois une science et une technique. Le processus de convergence de l'informatique, des télécommunications et de l'audiovisuel se poursuit, il pourrait donner naissance à une nouvelle discipline. Les domaines interdisciplinaires d'aujourd'hui sont les disciplines de demain. Cette nature interdisciplinaire requiert des « dialogues » à l'intérieur même du champ des technologies nouvelles, mais aussi en externe avec les autres disciplines auxquelles elles fournissent des outils conceptuel, matériel et logiciel : démonstration par ordinateur en mathématiques, logiciels de simulation en SVT ou de traitement statistique en géographie. Elle a bien entendu des implications dans le domaine de la pédagogie.

   Le processus d'intégration des Technologies de l'information et de la communication [1] dans le système éducatif, engagé depuis le début des années quatre-vingts, s'accompagne en permanence de nombreux débats sur la meilleure façon de le conduire, sur les démarches à mettre en oeuvre, sur la pluralité du statut des nouvelles technologies (outil pour la pédagogie, instrument des disciplines, outil de travail pour les enseignants et les élèves, objet d'étude car outil dans l'entreprise, élément de la culture générale du citoyen), sur la question de savoir si elles doivent ou non constituer une discipline scolaire spécifique. Le fait que, peu ou prou, toutes les disciplines enseignées soient concernées place fréquemment ces débats sur le terrain de l'interdisciplinarité. Or il existe plusieurs interdisciplinarités éducatives, l'interdisciplinarité des cursus ne se confondant pas avec les interdisciplinarités didactique et pédagogique. La réflexion gagne en clarté à ce qu'on les distingue.

   Cette prégnance du thème de l'interdisciplinarité ne fait pas des technologies nouvelles une exception. On le retrouve omniprésent dans les débats que suscitent les évolutions des systèmes éducatifs de tous les pays, lieux de tensions nées de la massification et la démocratisation de l'enseignement, de la prolongation de la scolarité. On en signalera quelques manifestations.

Une discipline scolaire ?

   Le système éducatif forme les élèves aux TIC, afin de bien les préparer à entrer dans une société où le travail est de plus en plus essentiellement traitement de symboles (automatismes, informatique), où il faut comprendre pour agir, et dans laquelle le stress réside souvent dans la conscience d'une incompétence. Cet impératif de formation est désormais un fait entendu. Reste, posée de manière récurrente, la question de savoir comment procéder. Les réponses apportées ont pour une part à voir avec les relations nouées entre les nouvelles technologies et les matières enseignées à l'École.

   Pour les formations techniques et professionnelles, du baccalauréat professionnel aux diplômes d'ingénieurs en passant par les brevets de techniciens supérieurs, l'informatique est un domaine auquel on s'intéresse pour lui-même et pour son rôle dans l'évolution des profils de certains métiers (productique, fabrication assistée par ordinateur...), quand elle ne constitue pas tout simplement la raison d'être de nouveaux métiers, gestionnaire de réseaux informatiques ou réalisateur de sites Web, auxquels cas elle se positionne d'emblée au coeur des études.

   Pour l'objectif d'une culture générale commune à tous les élèves comportant des composantes scientifique et technique, la situation est plus compliquée. Schématiquement, deux approches sont en présence, le consensus régnant sur l'importance de l'enjeu.

   La première rattache le multimédia aux disciplines scolaires déjà enseignées, leurs évolutions et leurs prises en compte diverses des TIC, à charge pour elles, au travers de leurs objectifs particuliers, d'apporter chacune leur contribution spécifique à l'acquisition de savoirs et savoir-faire d'intérêt général. Ainsi, dans l'esprit et non à la lettre, le traitement de texte sera confié au cours de français et à l'enseignement tertiaire, les algorithmes et le tableur relèveront des mathématiques, l'apprentissage de la recherche de documents sur le Web de l'histoire-géographie et des langues vivantes, les banques de données des sciences économiques et sociales et de la documentation. Le codage et la transmission de l'information trouveront leur place dans le cours de sciences physiques... Ces diverses « délégations » permettent de ne pas créer une matière à enseigner supplémentaire. Au collège, le cours de technologie assure l'enseignement de l'informatique en tant qu'elle est une technique. Au lycée, les mathématiques pourraient être amenées à jouer un rôle privilégié pour la logique, l'algorithmique et les structures de données.

   L'autre approche se fonde aussi sur la richesse et la variété de l'interdisciplinarité « externe » de l'informatique, mais elle en tire une conclusion inverse. Elle préconise son étude en tant que discipline à part entière, à la manière des mathématiques ou du français, éléments de la culture générale et outils universels entretenant des relations avec toutes les disciplines. Ses partisans mettent en exergue une plus grande efficacité, une cohérence didactique rendue plus aisée, le moindre coût d'une démarche qui associe étroitement des contenus, des épreuves, des horaires et des enseignants identifiés. La partie informatique du programme de technologie au collège, considérée en tant que telle et non plus comme morceau dudit programme, et la « mise à niveau » des élèves en classe de seconde relèvent de cette deuxième approche.

Des interdisciplinarités

   On parle donc beaucoup d'interdisciplinarité à propos des TIC à l'École. Nous venons d'évoquer l'interdisciplinarité au plan des cursus composés de contenus disciplinaires. Mais il existe d'autres interdisciplinarités scolaires.

   La dérivation est une notion difficile. Les physiciens ne s'en font pas toujours la même idée que les mathématiciens [2]. Des approches intégrant les différents points de vue (allure d'une courbe, vitesse, accélération) relèvent d'une interdisciplinarité didactique. Il en va de même d'une progression visant à favoriser la compréhension des nombres irrationnels en tant que limites, et qui s'appuie pour cela sur les problèmes que les concepteurs de puces ont à résoudre en termes d'arrondis et d'approximation des nombres traités par l'ordinateur. Idem pour la coopération des professeurs de français et de mathématiques autour de l'argumentation et de la logique. Pour introduire des notions sur les banques données, on peut prendre ses propres cas d'espèce, choisir des problèmes à résoudre dans la dominante des filières des élèves (recherche de composants électroniques intervenant dans un circuit ou de documents authentiques dans une langue étrangère, fichiers clients d'une entreprise tertiaire...), sans se dispenser dans un deuxième temps de varier la nature des cas proposés, une véritable assimilation d'une notion supposant qu'on la reconnaisse là où l'on a moins l'habitude de la rencontrer.

   On peut aussi choisir les illustrations d'une notion dans les disciplines de la filière, simplement pour bénéficier d'un intérêt plus fort de la part des élèves, c'est-à-dire pour une raison qui ne relève alors pas de la didactique.

   Dans le même ordre d'idée, les exemples ne manquent pas d'échanges électroniques avec des classes d'autres pays. Ils regroupent souvent les professeurs de différentes disciplines autour d'un thème donné : ceux de langues et de français car chacun, dans les petites classes, s'exprime dans sa langue maternelle, celui de technologie car il y trouve l'occasion de mener un « vrai » projet de bout en bout, celui de mathématiques car il y a des enquêtes et qu'il faut faire des calculs, celui de géographie si le thème consiste en la comparaison des milieux locaux. Tous bénéficient de la dynamique créée, d'une motivation et d'une réflexion fortes issues d'un travail à plusieurs. Tous s'y retrouvent. Ces pratiques relèvent, elles, d'une interdisciplinarité pédagogique. Et les TIC constituent à l'évidence un vecteur et un catalyseur remarquables de leur mise en oeuvre.

   Toutes ces démarches ont prouvé leur richesse, mais elles sont exigeantes. Il serait erroné de croire que le simple rapprochement physique de personnes suffit à donner un caractère interdisciplinaire à une activité de formation, à établir un terrain et un langage communs entre des individus qui n'auraient par ailleurs rien en commun. On a pu le vérifier lors d'échanges télématiques internationaux, lorsque les objectifs pédagogiques des uns et des autres étaient trop éloignés. Il faut également accorder la plus grande attention à la question ardue de l'organisation de l'interdisciplinarité, sous de multiples facettes, institutionnelles, interpersonnelles, structurelles, cognitives... Une gestion concrète défaillante des problèmes organisationnels représente l'un des principaux obstacles à une interdisciplinarité réussie.

Complexité du monde et interdisciplinarité

   Les TIC ne relèvent aucunement d'un sort particulier quant au rôle privilégié que joue l'interdisciplinarité dans les points de vue que l'on développe les concernant ou pour la question de savoir si elles doivent être ou non une discipline scolaire autonome. Quelques brefs regards sur le monde éducatif suffisent à l'illustrer [3 ; 4].

   Discipline scolaire ou pas ? La question ne se pose effectivement pas que pour les TIC. Les disciplines retenues pour leurs vertus formatrices et explicatives changent au fil du temps et des transformations de la société. Ainsi la géométrie descriptive a-t-elle disparu des programmes et les mathématiques ont-elles pour l'essentiel supplanté le latin dans sa mission d'apprentissage de la rigueur. Des considérations de nature interdisciplinaire interviennent. Au regard d'acquisitions cognitives de base, des champs de la connaissance sont assez interchangeables : on apprend à raisonner en résolvant des problèmes de géométrie ou d'arithmétique, en s'exerçant à la dissertation, littéraire ou philosophique. Mais, si les probabilités et les statistiques se sont fait une place de choix dans les programmes c'est, au-delà de leurs vertus cognitives, en raison de l'ampleur des retombées directes de leur enseignement dans la sphère professionnelle. Pour des raisons d'efficacité tenant à la diversité de « l'interdisciplinarité externe » d'un domaine, l'on se dit qu'il vaut mieux jouer sur plusieurs registres à la fois.

   Quelles disciplines doit-on enseigner à une époque donnée, dans une société donnée ? Quelle importance doit-on attribuer à telle matière relativement aux autres ? L'argumentation développée se réfère fréquemment à la complexité du monde et de la vie, qui renvoie à la multitude des approches disciplinaires et à leurs enchevêtrements dont la topologie se transforme en permanence. Elle est ainsi amenée à accorder une place de choix à l'interdisciplinarité, parfois dans une certaine imprécision quand elle n'explicite pas ce que doivent être les « briques de base » d'un cursus scolaire dont on se propose de mettre en évidence aux yeux des élèves les multiples relations qui les relient. L'interdisciplinarité n'a de sens que dans un contexte disciplinaire, ce qui suppose l'existence d'au moins deux disciplines de référence avec une action réciproque. Reste à se garder d'une entrée précipitée dans le complexe qui négligerait de s'appuyer sur la simplicité de fondamentaux éprouvés ou d'une mise en relation prématurée des contenus. Cheminer avec intelligence dans un réseau est plus difficile que parcourir une arborescence, se mouvoir dans une structure en arbre moins aisé que d'emprunter un trajet linéaire. Dans les apprentissages, l'hypertexte ne rend pas caduc le séquentiel, il en renforce au contraire la nécessité. La réalité est toujours d'un abord assez impénétrable quand on essaye de la comprendre un peu mieux. À chaque fois l'on se doit d'y mettre un peu d'ordre dans un premier temps, en identifiant et en isolant des pans fondamentaux de la connaissance, pour ensuite mieux montrer dans une tension créatrice et une approche interdisciplinaire alors féconde leurs insuffisances respectives et leurs complémentarités.

Ne pas négliger le rapport au savoir

   Des traditions scolaires nationales privilégient les méthodes, le relationnel et des « briques » nouvelles pas encore constituées sur le plan de la recherche. Ainsi, aux États-Unis de nombreuses initiatives individuelles et locales vont dans le sens d'une formation interdisciplinaire aux contours plus ou moins flous. En Grande-Bretagne, le courant visant à substituer l'intégration à la compartimentation des matières, un système de contenus ouverts à un curriculum cloisonné fondé sur une hiérarchie des disciplines, a pris de l'importance depuis longtemps, même si l'on voit poindre des inflexions [5]. Des options interdisciplinaires sont très présentes en Amérique du Sud où des formations universitaires sont étroitement liées à l'étude des problèmes sociaux : la justice sociale, l'instauration de la paix, la protection de l'environnement, la santé publique, le développement économique, le respect des droits humains... Ces composantes traversent d'une manière récurrente les curricula de formation et conduisent à un dialogue interdisciplinaire [6]. Cet exemple traduit une volonté forte d'ancrer les activités d'apprentissage de l'élève dans la réalité sociale en donnant sens à ses apprentissages. Mais, selon nous, il faut veiller, se centrant sur le sujet apprenant pour le prendre tel qu'il est et s'appuyant sur sa motivation pour mieux le faire progresser, à ne pas négliger son rapport au savoir. Et surtout, il faut éviter de subordonner à l'acuité de problèmes sociaux non résolus la formation intellectuelle aux savoirs théoriques : acquisition de connaissances, aptitude au raisonnement et maîtrise d'outils conceptuels permettant de comprendre le monde et d'avoir prise sur la réalité.

   Une approche équilibrée peut s'inspirer des enseignements techniques et professionnels, où l'interdisciplinarité a acquis depuis longtemps droit de cité de par leurs objectifs de développement de savoir-faire précis, de savoirs d'action (optimisation des choix, prise de décision...). Cette situation correspond en effet à la « pression » de la réalité quotidienne des entreprises où des réponses empiriques et opérationnelles concrètes sont apportées à des questions complexes pour lesquelles les disciplines scientifiques, surtout prises isolément, sont insuffisamment armées.

   Les TIC se déploient à l'École selon des modalités façonnées par les évolutions et les débats en cours. À les regarder de près, elles constituent bien un excellent miroir où lire les grandes tendances à l'oeuvre dans les systèmes éducatifs.

Jean-Pierre Archambault
CNDP
Mission Veille technologique et industrielle

Cet article est paru dans Médialog n° 37 de mars 2000,
et dans la Revue de l'EPI  n° 98 de juin 2000.
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NOTES

[1] Au fil des années, les appellations changent. Nous parlerons indifféremment de TIC, de nouvelles technologies, de multimédia ou d'informatique, bien que ces questions sémantiques ne soient pas complètement neutres.

[2] La dérivation par les physiciens de fonctions non dérivables a amené le mathématicien Laurent Scharwz a élaboré sa théorie des distributions.

[3] De l'interdisciplinarité scolaire à l'interdisciplinarité dans la formation à l'enseignement : un état de la question, Yves Lenoir et Lucie Sauvé, Revue Française de Pédagogie, numéros 124 et 125.

[4] Rapport sur Le nouveau métier d'enseignant, commission nationale française pour l'UNESCO, octobre 1999.

[5] Faut-il établir une relation avec les propos de David Blunkett, ministre britannique de l'Éducation et de l'Emploi de G.-B., dans une interview au journal Le Monde en novembre 1997, qui voit dans le système français « une solide tradition en matière d'éducation, grâce à l'existence de programmes nationaux, à l'implication des familles et à une vision claire de l'enjeu qui consistait à offrir à tous une occasion de réussir plutôt que de créer des divisions entre ceux qui peuvent atteindre l'excellence et les autres » ?

[6] Cf. note 3 ci-dessus.

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Mai 2007

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