MULTIMÉDIA ET ENSEIGNEMENT : Alain BOULDOIRES
INTRODUCTION Le savoir, celui enseigné dans les universités, est un énoncé non encore réfuté qui peut être cependant discuté. Cet espace de confrontation est essentiel à l'élaboration des idées. Il constitue une ouverture là où il ne peut y avoir de certitudes. L'objet technique est souvent perçu comme un obstacle à ce débat contradictoire. Déjà, la question de l'écriture, en tant qu'outil de médiation de la pensée soulève des réserves chez Platon [1]. L'écriture (la médiation technique) trahit la pensée et s'oppose à l'enseignement parlé, seul capable de transmettre l'art de philosopher. La question de l'écriture nous fait entrer dans la question de la technique qui ne nous quittera plus. La voix, média le plus immatériel qui soit, se matérialise dans l'écriture dans un excès que l'on pourrait qualifier de logocentrique. Cette médiation technique évolue pour nous apporter aujourd'hui le multimédia. Mais la question du rendu de la pluralité reste un défi. La raison, en effet, n'est pas unique. La philosophie traditionnelle affirme que la voix, sans la représentation technique, est l'essence de la pensée vraie. La médiation technique diffère dans le temps la pensée et la vide de ses valeurs et de son identité. Les médias, compagnons de notre quotidienneté, sont d'autant plus cachés qu'ils sont partout. Autrement dit, un autre regard doit se porter sur ces médias qui veulent se faire oublier dans leur illusion d'immédiateté. Il convient de mesurer les effets des médias car ces derniers se sont considérablement développés aujourd'hui sous l'effet des formidables progrès technologiques encore en cours. Si la communication constitue un rapport entre les hommes, la relation de l'homme avec la machine est un rapport de sujet à objet. Mais la technique a besoin du social pour être intégrée. La logique technique doit rencontrer la logique sociale. En étudiant les limites des dispositifs techniques, on circonscrit ce qui peut être et on démystifie l'innovation. L'objet technique, en prenant sens, intègre le social. Toute découverte technique est mise à l'épreuve dans l'interaction avec les usagers dans un long processus d'appropriation. L'usage d'une technologie est la rencontre de deux temporalités différentes : l'innovation et le social souvent plus lent. LES SPÉCIFICITÉS DE CONCEPTION ET D'USAGE L'outil technique enregistre, recueille et conserve les traces de la mémoire. Cette matérialité de la mémoire, il faut l'examiner dans ces caractéristiques techniques. Le multimédia, né de la convergence des techniques, constitue un média dont nous devrions étudier les spécificités techniques afin d'en dégager les usages potentiels. Il conviendrait également de parcourir le contexte historique des techniques dans l'enseignement à travers l'audiovisuel et la micro-informatique, assez proches de la situation actuelle. Cet enseignement de l'histoire nous l'aborderions à travers les représentations, les politiques et les résultats obtenus. D'un point de vue pédagogique, la production des multimédias de formation passe par la sélection et l'organisation d'informations. Le multimédia est conçu pour faciliter les activités d'exploitation en jouant le rôle de miroir : cela suppose d'avoir analysé les mauvaises conceptions que peuvent avoir les étudiants. La conception d'un multimédia vise une certaine familiarité : cela peut se traduire par la présentation d'une histoire ou d'une simulation. Le multimédia peut avoir plusieurs caractéristiques : il peut être dynamique (combinaison de possibilités), il peut organiser la matière selon plusieurs stratégies (accès facilité), il peut se présenter sous une structure modulaire (multiplie les accès). La combinaison de ces caractéristiques fait l'originalité du multimédia qui doit considérer l'apprenant comme un agent actif à partir de ce qu'il sait. La production de multimédias suppose de savoir organiser et gérer le processus qui est caractérisé par :
Le savoir-faire consiste à traduire les bonnes idées en termes d'environnement multimédia. L'écriture multimédia est spécifique. Les écritures tant informatiques qu'audiovisuelles sont mal adaptées au multimédia. En particulier, une place doit être occupée par l'interactivité en tant que dialogue avec l'utilisateur : possibilité de naviguer, manipuler, traiter, transformer. La rétroaction doit être instantanée. Il ne faut pas réduire l'interactivité aux processus navigationnels. La possibilité de revenir en arrière, sans délai et autant de fois que nécessaire, permet des séquences d'informations plus denses. Alors que les applications informatiques traditionnelles imposent un prérequis à l'utilisateur, le choix dans des menus déroulants et graphiques facilitent la manipulation et donne un certain contrôle à l'utilisateur. La reconnaissance vocale, en raison des contraintes techniques, développe des possibilités encore trop élémentaires. Les questionnaires d'évaluation et de contrôle des connaissances sont largement utilisés dans la conception multimédia car ils constituent un élément crucial de la stratégie pédagogique et correspondent bien à la place première que l'on désire donner à l'utilisateur. Les processus navigationnels constituent des itinéraires de consultation plus ou moins guidés : si le texte permet la recherche "plein texte", les informations non textuelles nécessitent la plupart du temps un accès par mots-clés. Petit à petit, on est passé de l'hypertexte, qui remonte aux origines de l'informatique, à l'hypermédia, qui privilégie une approche personnalisée et non linéaire de la connaissance. La vraie interactivité est en fait constituée par des espaces d'activités ou de créativités à côté des écrans de navigations et d'informations d'une conception plus classique. La communication homme-machine devient étroitement lié aux contenus eux-mêmes dans les applications multimédias. La pertinence dans la conception dépend de la qualité descriptive par rapport aux contenus à transmettre. Les applications pourront être caractérisées de multimédia ou multisensorielles si elles exploitent plusieurs sens perceptifs. L'exploitation interactive permet d'adapter le parcours de l'utilisateur à ses connaissances, ses goûts et ses attentes. Le multimédia nous est ainsi présenté comme convivial et répondant aux exigences du public. Mais les applications multimédias se limitent dans bien des cas, aujourd'hui encore, à une navigation au sein d'un ensemble d'objets préenregistrés. La diversification des voies de dialogue homme-machine par tous les périphériques d'entrée n'est pas réalisée aujourd'hui. L'intégration numérique n'est pas totalement réalisée et bien souvent on garde encore les procédés analogiques. La convergence des technologies de l'information n'est pas non plus réalisée, chacun des médias ayant des normes, des marchés et des logiques différentes. Le multimédia serait plutôt un processus d'hybridation technologique ne relevant plus vraiment d'aucun des domaines dont il est issu. Un PC multimédia vu de dos avec ses multiples extensions multimédias dotées d'autant de câbles, ne ressemble vraiment pas à un matériel intégré. Des progrès sont faits cependant dans cette voie. Les coûts considérables du passage en numérique et l'évolution constante de la technologie ne permettent pas de parler d'unification de la technologie. La standardisation n'étant pas fixée, on risque d'avoir des technologies qui seront périmées dans quelques années. L'unification n'est pas pour aujourd'hui tant les contraintes techniques sont considérables. D'après Robert Bibeau [2], il y a sept critères de qualité pour un produit multimédia éducatif :
Autant dire que ce produit multimédia n'existe pas. Alors que les nouvelles technologies de l'information et de la communication envahissent nos sociétés modernes, les politiques de prescription de ces technologies dans l'enseignement sont un échec. Après le rendez-vous manqué de l'audiovisuel, la micro-informatique paraissait être l'outil idéal, le signe de la modernité. Mais ces outils ont fait l'objet de disciplines à part entière et n'ont pas permis d'accompagner l'enseignement des autres disciplines. Cette politique de l'offre semble réactualisée avec les supports multimédias. Ces derniers ouvrent de nouveaux espoirs pour l'enseignement. La grande capacité de stockage et la qualité du rendu numérique fait du disque optique un outil prometteur non encore stabilisé d'un point de vue technique. Cependant il semble que les leçons de l'histoire ne sont pas assimilées et que l'on se dirige vers une offre massive sur le marché "juteux" de l'enseignement. LA TECHNIQUE COMME NÉGOCIATION À ce stade de la réflexion, nous devons nous interroger sur les potentialités de l'usage du multimédia dans l'enseignement. Dans quelle mesure et à quelles conditions le multimédia peut-il être intégré à l'enseignement ? Nécessairement cette question appelle, pour y répondre, les notions d'usage et d'usager. La montée de ces notions dans les recherches sur les médias est une aide précieuse pour comprendre le processus de l'appropriation qui peut prendre la forme du détournement et de la transformation des usages. La place du temps et de l'espace constitue des éléments importants de la problématique de l'usage. Les usagers, se situant entre une politique de l'offre et une culture technique sont à prendre en compte et devraient faire l'objet d'enquêtes dont il faut définir l'objet. Nous nous situons alors dans une sociologie des usagers qui s'intéresse autant aux individus qu'aux dispositifs. Loin des performances, d'ordre statistique, une sociologie des usages analysera l'élaboration des compétences dans un environnement technologique multimédia. Le développement du marché des biens de consommation a eu pour effet de rendre les consommateurs susceptibles de faire valoir leurs droits notamment à travers des associations. Mais la notion de consommateur ne rend pas compte de la complexité de l'usage. Il est étonnant de constater que les dispositifs multimédias sont souvent décrits en faisant peu référence à l'usage qui peut être fait, aux activités des utilisateurs. Bien souvent on se contente de caractériser les aspects techniques. L'informatique pédagogique a mis vingt ans pour se stabiliser. D'abord intransigeants, les concepteurs sont ensuite confrontés à des pratiques qui ont leurs exigences et leurs représentations propres. Les usages effectifs vont jusqu'à prendre en charge de nouvelles utilisations. Le déterminisme technique est très répandu et postule que les caractéristiques techniques de l'innovation façonnent le social. L'usage est déterminé par l'outil. Loin de ce déterminisme, les travaux de Michel de Certeau [3]ont montré l'espace d'autonomie que constituent les pratiques d'usage. Pour de Certeau, l'utilisateur est un producteur de technologie. L'innovation technologique résulte de la rencontre d'une logique technique et d'une logique sociale. Elle est un construit social négocié entre plusieurs groupes et plusieurs projets. La mise au point d'une innovation technologique doit nécessairement prendre en compte les usages malgré un certain déterminisme technique. L'innovation se réalise dans l'intégration de ce que le groupe social peut en faire qui est souvent en deçà des possibilités techniques réelles. Le produit sera réalisé dans l'objectif de répondre à un usage inscrit dans la technique. Cet usage est global, dans une représentation globale de l'usager. En fait, en s'inscrivant dans des pratiques, des relations sociales, des habitudes rationnelles, la logique techniciste n'est pas celle de l'usage. Les technologies multimédias viennent s'inscrire dans des tendances qu'elles prolongent ou amplifient (jeux vidéos, images de synthèse...). Elles tentent de se rapprocher des pratiques préexistantes pour pouvoir être intégrées (principe d'assimilation-accommodation). Cependant, si la technologie ne va pas dans le sens des usages, l'imaginaire remplace la logique des producteurs. L'équipement multimédia ne répondait pas directement à une demande des étudiants. Cette primauté de l'offre se traduit par une inadaptation avec la logique de l'usage. Dans ces conditions, l'État doit pallier l'absence de demande initiale. Cette politique de l'offre s'accompagne d'un discours promotionnel préconstitué. La place de la puissance publique est ici singulière : elle doit encourager les innovations technologiques et l'expansion économique tout en orientant un type d'usage particulier. Le rapport d'usage entre l'objet et le contexte est donc multidimensionnel. De plus, les stratégies d'offre peuvent s'adapter et l'on a tendance à négliger cette capacité des offreurs à se retourner. Il faut insister sur ce point, on sous-estime souvent la capacité de l'offre à prendre en compte les préoccupations des usagers. Les concepteurs ne peuvent se contenter d'offrir des produits multimédias sans tenir compte de la culture quotidienne des usagers. Cette approche est plus sociologique que technologique. Il s'agirait pour eux d'intégrer la maximum d'usages potentiels. Les inventeurs tentent d'anticiper le comportement des utilisateurs mais ceci est difficile car l'approche marketing n'est pas adaptée dans ce cas. À l'adaptation approximative de l'offre et de la demande devra se substituer une autre stratégie : anticipation maximum des usages potentiels, des prévisions des résistances et des détournements éventuels. La conception de l'objet devra laisser une place à la polyvalence accueillant une diversité de signification d'usage. Problématiser l'usage, c'est se donner les moyens de s'adapter et de s'inscrire dans l'identité des acteurs-usagers. L'intégration d'une technologie suppose de la part du concepteur d'être suffisamment proche des significations d'usage. Pour cela, il s'intéressera aux dimensions imaginaires de la relation homme-machine pour en dégager les significations dominantes. La problématique réside donc dans la relation entre individu et institution, entre usager et concepteur multimédia. Le consommateur devient usager lorsqu'il agit sur l'offre en la modifiant éventuellement. L'innovation technologique se développe dans un rapport entre la logique technique et la logique sociale : c'est dans ce rapport que la mise en œuvre de l'innovation est possible. La logique d'offre et la logique d'utilisation se croisent et agissent sur les représentations. Alain BOULDOIRES Doctorant en Sciences de l'information et de la communication Paru dans la Revue de l'EPI n° 88 de décembre 1997. NOTES [1]. Platon, Phèdre, GF-Flammarion, Paris, 1992. [2]. Robert Bibeau, Actif-Interactif, comment réconcilier l'offre et la demande sur le marché du logiciel éducatif multimédia, conférence, MEQ, DRTF, 1993. [3]. Michel de Certeau, L'invention du quotidien, Arts de faire, Folio Essais, 1990. ___________________ |