LES VRAIS ENJEUX DE L'INFORMATIQUE Michel STEPHAN Depuis le paléolithique supérieur où l'espèce humaine a commencé à manifester sa préoccupation de maîtriser son environnement en en peignant ou sculptant des éléments sur les parois de ses abris, les étapes profondément significatives de la progression dans cette voie sont peu nombreuses. Alors que les rudiments du langage doivent avoir fait leur apparition il y a plusieurs centaines de milliers d'années, la première trace d'une manifestation réfléchie pour prendre possession du monde ne remonte guère au-delà de cinquante mille ans, lorsqu'un homme a reconnu dans le tracé d'un signe sur un support (gravure d'un roc à l'aide d'un silex, frottement d'une pierre colorée sur un galet) un moyen de conserver au-delà de sa propre existence individuelle le souvenir de son action. Quelle que fût par la suite la symbolique dont se trouva chargée la représentation d'un être vivant, elle est à l'origine la manifestation d'un pouvoir sur cet être. Et le principal pouvoir en ce domaine n'est-ce point de perpétuer l'animal peint sur la roche et de devenir ainsi maître de sa vie et de sa mort ? Ce que le langage, pouvoir suprême mais trop fugitif et contingent ne permet point, sinon par tradition orale qui cependant ne résiste pas aux millénaires. On retrouve ce rapport conflictuel entre la figuration de l'être et le pouvoir que cette figuration confère au fixateur/ détenteur de l'image dans certaines attitudes psychologiques ou religieuses : interdiction de représenter la forme humaine dans l'art islamique ancien, crainte de certains peuples dits primitifs devant la photographie, législation contemporaine protégeant « l'image » individuelle. C'est la même attitude, face au langage cette fois, qui fait de Dieu « l'innommable » (car le nommer c'est prendre pouvoir sur lui et faire le premier pas dans le blasphème) ou qui motive les longues tirades d'invectives que se lancent les héros grecs de l'Iliade avant d'engager le combat. Plus tard, au néolithique, alors que les possibilités de la représentation (réaliste, symbolique, abstraite, magique) étaient exploitées activement, avec les dérivations votives, ornementales, décoratives, le besoin (le désir ?) se fit sentir d'immortaliser à son tour l'outil capital de la prise de possession du monde : le langage. Naquit l'écriture... et l'Histoire. Les péripéties de l'existence archivées, la mémoire de chacun s'enrichit de celle de toutes les générations antérieures pour former l'immense corpus de connaissances dont nous disposons et qui constitue les fondations de la science et de la technique moderne. Deux innovations majeures accélérèrent le processus sans cependant en changer profondément la nature : l'imprimerie qui multiplie et diversifie les sources d'information en fondant la prééminence de l'écrit, la photographie instantanée et tous ses dérivés (en y comprenant l'image vidéo et sa projection hertzienne) qui perpétue l'ancestral pouvoir de l'image. L'informatique constitue un nouveau pas en avant dans la maîtrise du monde comparable à chacun des précédents en importance. En effet, même si l'écriture a stocké l'information pour des millénaires, elle n'a pas changé le rapport entre le langage et l'acte. Le discours émis par une personne véhicule une information qui doit être reçue, décodée et transformée en séquence opératoire par l'individu récepteur, pratiquement sur le champ si l'émission est verbale, peut-être dans des siècles si elle transite par l'écrit. Or, non seulement l'informatique donne la possibilité de disposer de la mémoire du monde entier quasi instantanément et en tout lieu par le jeu des réseaux de banque de données (ce qui toutefois n'apporte encore de changement qu'en terme quantitatif), mais l'information devient elle-même DIRECTEMENT OPÉRATOIRE. Un seul exemple le montrera pour ainsi dire a contrario : les « fous d'informatique » ont en effet rapidement perçu les prodigieuses potentialités de cette nouveauté en lançant dans le peuple des machines ces VIRUS qui ne sont rien d'autre qu'un extraordinaire condensé d'information opératoire, une véritable information « vivante » capable de s'auto-reproduire en fonction des conditions du milieu. Si on a bien lu plus haut « s'auto-reproduire », c'est qu'en effet ce mécanisme ne diffère pas dans son principe d'une invention essentielle dans l'histoire de la Terre, sinon de l'Univers : le code génétique, autrement dit l'invention de la vie. Qu'on ne s'étonne donc pas de trouver dans la science informatique des expressions anthropomorphiques. N'est-ce pas le cerveau et sa structure hiérarchique et interconnectée qui sert de modèles aux ordinateurs neuronaux qu'on nous promet pour demain ? L'intelligence artificielle, pour trop artificielle quelle soit, ne se pique-t-elle pas de reproduire les processus cognitifs humains ? Et ne conçoit-on pas déjà au sein des laboratoires des machines capables « d'apprentissage » comme n'importe lequel des enfants des écoles ? On le voit, l'ambition de l'informatique est bel et bien de produire des machines capables de rivaliser en performances avec l'esprit humain : recevoir des flux d'informations diverses, les analyser et les confronter aux informations précédemment stockées en mémoire, enfin produire l'activité dite intelligente adaptée à la situation. C'est dire que l'ordinateur est appelé à jouer par rapport aux capacités intellectuelles humaines le même rôle que la panoplie des outils en regard des forces physiques du « singe nu ». A tout prendre, considérée en temps réel, la performance de l'homme demeure modeste lorsqu'il s'agit soit de la gestion des machineries complexes des sociétés modernes comme la tenue des comptes bancaires, soit de la maîtrise des monstres technologiques tels un lancement de fusée ou la conduite d'une centrale nucléaire. En temps (très) différé toutefois, la conception même des susdits monstres technologiques donne une meilleure échelle de cette performance, même si les ordinateurs y prennent une part de plus en plus grande. Car dans ce cas on doit prendre en compte un effet quantitatif non négligeable : même sans outils performants des milliers d'hommes peuvent bâtir pyramides ou cathédrales. Mais cet effet quantitatif connaît des limites : on sait que si deux fossoyeurs creusent une tombe en deux heures, cent fossoyeurs pour la même tombe n'iront pas plus vite. C'est donc là où l'effet quantitatif humain n'apporte aucun progrès que la puissance des machines prend significativement le relais : d'ores et déjà, chacun sait que sans ordinateurs les pieds d'Armstrong n'auraient pas encore laissé leur empreinte dans la poussière lunaire et que l'électricité nucléaire n'alimenterait pas les ordinateurs en question. « On s'en passerait très bien ! » est une opinion verte, mais pas très mûre. L'avancement des connaissances et des techniques chemine comme un tricot : qu'une maille cède et tout se déguenille. Car la lune a ouvert la brèche où se faufilent les METEOSAT et autres SPOT dont on sait l'apport dans le repérage préventif des cyclones tropicaux ou dans l'analyse agronomique de la végétation du Sahel, pour ne citer que ces exemples. Et les progrès acquis dans le traitement des images des satellites ou des sondes spatiales sont réinvestis dans l'imagerie médicale, scanner et Résonance Magnétique Nucléaire. Dans d'autres murs, d'autres brèches s'ouvriront encore grâce à des machines de plus en plus puissantes et de plus en plus opérantes. Les possibilités que procureront les ordinateurs ne sont pas encore imaginées car, pour des esprits d'aujourd'hui, encore inimaginables... et les grands visionnaires sont rares. A moyen ou long terme les vrais enjeux de l'informatique sont bel et bien de pénétrer totalement et d'ajuster à sa mesure l'ensemble des conditions économiques, culturelles, sociales qui déterminent la vie d'un groupe humain et que l'on nomme civilisation. Dans la perspective, qui s'annonce, d'une société planétaire totalement informatisée, il faut s'attendre et se préparer à un bouleversement des méthodes de pensée et d'action comparable en ampleur à celui qui, au XVIe siècle, a fait basculer les sociétés du Moyen Age dans la modernité. Michel STEPHAN Paru dans le Bulletin de l'EPI n° 62 de juin 1991. ___________________ |