Analyse d'un échec dans une formation à distance :
LE FORUM DE DISCUSSION

Gisèle TESSIER, Danielle OHANA

 

INTRODUCTION

     Nous avons utilisé depuis 1999 les ressources de l'Internet à l'Université de Rennes II lorsque nous avons ouvert la Licence des Sciences de l'Éducation à un public de formateurs sourds. La formule choisie était "mixte" c'est à dire que des regroupements réguliers (tous les 45 jours environ) étaient couplés à une formation à distance.

     Avec le recul d'une année, puisqu'ils préparent cette licence en deux ans, nous avons pu faire quelques observations sur l'intérêt pédagogique et les limites de certains outils numériques, comme par exemple le "Forum de discussion". Nous avons pu constater en fait que cet outil a été très peu utilisé, malgré nos relances, et des "thèmes" de discussion proposés régulièrement. Nous avions demandé aux étudiants de participer au moins une fois au Forum de discussion entre deux regroupements et ce fut un échec. Seule une demi douzaine d'étudiants participèrent, chichement, à ce moyen de communication et d'échange.

     Nous analyserons donc ici l'impact de cet outil "boycotté", en utilisant deux types d'approche : celle de la psychologie clinique et celle de la psychosociologie.

APPROCHE CLINIQUE

     On peut d'abord penser que le forum suppose une forte motivation à participer à la formation ; mais parler d'un "groupe de discussion" semble abusif, puisqu'il s'agit, à travers et à cause de la désynchronisation des propos, d'un faux groupe. Tout groupe ayant un imaginaire sous-jacent, ainsi que l'ont montré René Kaës et Didier Anzieu (1973, 1975), le forum de discussion crée une société dé-corporéisée, où le message remplace la parole vivante. Le forum en effet, ne tolère que l'expression de processus secondaires (exposition, argumentation, contre-argumentation...), dans une "u-chronie" et une "u-topie" totales, puisque les échanges épistolaires sont mis en dépôt sur le serveur. On est bien loin du débat, de l'enjeu agonistique de la discussion, mais on se situe dans une vitrine expositive de ses propres réflexions et convictions.

     Le corps est absent, le désir aussi, et c'est plutôt un travail de tours de rôles, de tours de messages, qui s'accomplit. La rencontre intellectuelle, par ce canal, élimine toute circulation fantasmatique et n'a plus rien à voir avec le lien inter-humain du groupe ou de la vie sociale. On peut donc penser que le forum de discussion construit un collectif an-historique, sans imaginaire, un faux groupe. "L'illusion technicienne est de croire que le lien technique pourrait un jour être débarrassé de ses scories fantasmatiques" dit Didier Anzieu (1975, p. 264)

     D'une certaine façon, réussir à s'en débarrasser, c'est se débarrasser du groupe. Or cet effacement du groupe contredit très fortement les "habitus" des apprenants sourds, dans la mesure où le réseau technique appauvrit terriblement les enjeux de la parole vivante, mais substitue aussi le concept de "réseau socio-technique" à celui de "communauté" des sourds. C'est là que l'analyse clinique du groupe, et de la fragilité du lien virtuel doit être complétée par l'analyse des conditions socioculturelles des sujets, sommés d'exposer leur pensée dans un Forum de "discussion"

APPROCHE PSYCHOSOCIOLOGIQUE

     Dans cette approche, le concept de "communauté" doit l'emporter sur celui de "réseau" ; pour reprendre l'analyse du sociologue Alain Touraine, on peut dire que chacun de nous aujourd'hui appartient au monde instrumentalisé et à un ou plusieurs groupes d'appartenance culturelle, qui se définissent comme "communautés". Dans ce contexte, le lien culturel, créé ou renforcé, et la conscience d'une identité spécifique, permettent l'organisation, la structuration d'un groupe qui tire sa légitimité du coefficient d'une mémoire, de traditions culturelles communes : c'est sur le registre des symboles et des valeurs que s'établit une ressource culturelle prompte à redynamiser, voire à réinventer la force des liens passé-présent-avenir, auprès de ses membres.

     La "communauté des sourds" porteuse d'une identité de fait, certes non choisie, est basée sur la mémoire de la stigmatisation (incompréhension, mépris et rejets). Par ailleurs, cette mémoire est alimentée par un savoir communiquer exclusif, original, celui de la langue des signes française, qui permet reconnaissance, partage mutuel, connivence entre les membres de la communauté. Cette identité du "peuple sourd" comme le dit Emmanuelle Laborit, (1994), bâtie entre rapports de domination et espace de création, s'impose chez les étudiants comme une ressource mobilisatrice, motrice d'un groupe qui entend affirmer son autonomie et sa participation dans l'espace social. Sa participation active au sein des contraintes d'apprentissage implique une tension, et marque sa subjectivité en lien avec des projets économiques et professionnels, mais aussi, avec le projet de soi.

     Dès lors, le forum de discussion, outil de communication abstrait et innovant, interroge les logiques de l'action (comme le signale F. Dubet, 1997), chez un sujet habité de cette "soif d'apprendre" et de devenir. A ce titre, la logique d'intégration du "je", membre de la communauté, dans le "nous" des usagers, résiste à l'adoption d'une communication sans vis à vis, impersonnelle. Dans ce contexte, l'expérience du sujet n'est ici liée à aucun héritage et il semble que la mise en correspondance entre conscience et action opère très difficilement ; aucun modèle de rôle ou de conduite n'accompagne le sujet face à l'action ; identité et altérité dans ce cadre "surréaliste" ne se rencontrent pas, questionnant dès lors le sens de l'intégration.

     Au-delà des ressources identitaires personnelles mises au service d'une motivation solide, au-delà des moyens technologiques proposés , et au-delà de leur maîtrise, l'action stratégique du sujet, pourtant posé dans un espace de non-concurrence, se réfugie dans un non lieu de la relation, car le sujet est fortement insécurisé par son exposition dans un monde impalpable, peu maîtrisable, angoissant ; la stratégie de repli contredit le sens de la construction individuelle proposée.

     Quant à la logique de subjectivation, dont parle également Dubet, liée à l'expérience sociale du sujet, révélatrice de sa définition socioculturelle, elle se trouble à l'intersection entre l'espace du "je" sujet et le système des "non rapports sociaux" suscités par le forum. Si la langue des signes s'adresse au visage d'autrui, quête son approbation comme sa désapprobation, l'expression de soi, hors vie sociale, peut être ressentie comme une auto agression, comme un "hors-jeu culturel" menaçant, comme l'espace d'un "agir non communicationnel", déstabilisant ; or le forum de discussion était proposé comme un moteur de la motivation des étudiants de la communauté sourde.

     On rejoint ici une réflexion de Philippe Breton (2000), sur l'ambition d'une communication sans corps et sans visage dans les usages informatiques et le culte de l'Internet. Mais le risque d'abandon du lien social coexiste à cette ambition ! "N'y a-t-il pas, avec les nouvelles technologies de l'information mises au service de la construction d'une nouvelle "tour de Babel", un risque nouveau, comme le craint Schmuel Trigano (2000), de massification, où "l'homme perdrait son visage", son individualité ? Le nouveau culte du virtuel ne signe-t-il pas cet "adieu au corps", comme racine identitaire de l'homme, que David Le Breton (1999) décrit et dénonce avec force ?" (p. 10).

CONCLUSION

     Face aux résistances à son utilisation par les non entendants, on peut questionner la carte du "tout distanciel" dans les pédagogies de l'adaptation ; ces résistances concernent-elles d'autres populations d'apprenants ? A quels types de représentation de soi, du contexte, de la tâche, mais avant tout de l'Autre, sont-elles liées ?

     La communauté sourde est aussi faite d'une grande habitude des réseaux associatifs, et de contacts par des réseaux socio-techniques (Michel Callon, 1999) comme des minitels, des fax, des vibreurs téléphoniques à écran... Le réseau de la liste de diffusion qui était mis en place parallèlement au forum de discussion, a transmis des nouvelles intimes familiales, deuil, joies, comme dans une famille. Mais le forum de discussion, inadapté au lien social, avait aussi l'inconvénient de confronter davantage à une des grandes difficulté des sourds, même cultivés : l'exposition à l'écriture, souvent redoutée comme l'entrée dans une culture étrangère (D.R. Olson, 1997).

     En somme le forum de discussion bien qu'il instaure une "télé-présence", ne s'intègre ni dans l'imaginaire groupal d'une communauté, ni dans le lien social qui la constitue. Il reste un hors jeu culturel, ce qui peut expliquer les résistances à son utilisation. L'outil de communication ne crée pas la communication, il peut être le meilleur ou le pire, (P. Virilio, 1996), selon la variété des contextes qui l'intègrent. Est-ce spécifique aux sourds ? Bien d'autres expériences pédagogiques menées en formation d'adultes sembleraient prouver au contraire que pour des raisons en partie communes et en parties différentes, des entendants ne touchent pas à cet outil de communication. Peut-être aussi parce que tout étudiant, tout apprenant, a besoin avant tout, de se sentir en sécurité, et intégré dans un groupe de pairs, ce qui expliquerait l'échec massif des formations qui jouent trop hâtivement la carte du "tout distanciel".

Gisèle TESSIER,
professeur de Sciences de l'Éducation,
Université de Rennes II

Danielle OHANA,
chercheur en Sciences de l'Éducation,
chargée de cours à l'Université de Rennes II.

ÉLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

Anzieu D. (1975). Le groupe et l'inconscient, Paris, Dunod.

Breton P. (2000). Le culte de l'Internet, Paris, La Découverte.

Bion W.R. (1965). Recherche sur les petits groupes, Paris, P.U.F.

Callon. M. (1989). La science et ses réseaux, Paris, La Découverte.

Colloque de Cerisy, (1995). Penser le sujet, Paris, Fayard.

Dubet F. (1994). Sociologie de l'expérience, Paris, Seuil.

Kaës R et D. Anzieu (1973). Fantasme et formation, Paris, Dunod.

Laborit E. (1994). La mouette, Paris, Seuil.

Le Breton D. (1999). L'adieu au corps, Paris, Métailié.

Ohana D. (1998). Libertés - Féminités, l'éducation des filles dans l'œuvre de Colette : quel héritage ? Thèse de Doctorat, Université de Nantes.

Ohana D., Fontaine J. (1998). "L'orientation des filles et des garçons post-baccalauréat S : le plafond de verre résiste !" in Savoir, n° 3, p. 39-67.

Ohana D., Fontaine J. (2000). "La lutte contre l'exclusion : une formation préventive est-elle possible ?" Communication à la 5ème Biennale de l'Éducation et de la Formation, AECSE, Paris.

Olson D.R. (1997). L'univers de l'écrit, Paris, Retz.

Tessier G. (1999). "La visio-conférence au service de l'intégration des sourds", Revue de l'EPI n° 95, p. 99-104.

Tessier G. (2000). "Écriture, handicap et activité méta-cognitive", dans R. Pallascio et L. Lafortune (dir.), Pour une pensée réflexive en éducation, Québec, Presses de l'Université du Québec, p. 111-132.

Tessier G., Ohana D., Fontaine J., Derrien C., Carpentier J. (2001). "La formation à distance à l'université : les pratiques invisibles des étudiants", communication au Colloque de l'AECSE, Lille 3 (à paraître).

Trigano S. (2000). Le monothéisme est un humanisme, Paris, Odile Jacob.

Virilio P. (1996). Cyber-mondes, la politique du pire, Paris, Textuel.

Wieviorka M. (1997). Une société fragmentée ? Paris, La Découverte.

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 101 de mars 2001.

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(20 mai 2001)

 

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