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À l'école primaire.
Un ordinateur dans une classe

Alain Cornu
 

Cet article est paru dans le numéro 33 de décembre 1981 de L'Ordinateur individuel.
Il y a 36 ans...

(L'Ordinateur individuel a régné sur la presse informatique pendant 35 ans et a absorbé successivement Info PC, SVM et PC Expert. La rédaction du mensuel a bouclé en mars 2013 son 376e et dernier numéro. Micro-Hebdo en fera de même peu après. Les deux revues fusionneront et reprendront le nom du site du groupe de presse : 01net Magazine, dont le premier numéro paraît le 4 avril 2013, il sera ainsi l'héritier d'une longue lignée.)

 
   Depuis une quinzaine d'années, j'enseigne comme ma femme dans une école de deux classes à la campagne, et il y a quatre ans que j'exerce dans un petit village situé au nord-ouest de Lyon. Malgré son cadre paisible, ma petite classe de 20 élèves de CE2, CM1, CM2 (8-11 ans) commence à vivre sans en avoir l'air la fameuse révolution informatique que tout le monde annonce.

   Jusqu'en janvier 1980, mon enseignement était tout à fait traditionnel et mon aventure a commencé par hasard comme la plupart des rencontres amoureuses : c'est une publicité qui me fit acheter le n° 9 de L'Ordinateur Individuel dont la lecture fit naître le petit déclic qui entraîna la suite.

   À l'époque, j'étais pourtant très sceptique : je ne saisissais guère les tenants et aboutissants de tous ces articles. À moi qui pensais jusqu'alors que l'informatique était réservée aux informaticiens, on expliquait que tout était assez simple à condition de vouloir y prêter un peu d'attention. Alors, sans trop de conviction, j'ai commandé les 8 premiers numéros de L'OI qui me donnèrent l'envie de lire quelques manuels d'informatique. En janvier 1980, après beaucoup d'hésitations, je résolus d'acheter un Sharp MZ 80 (20 Ko) que j'agrandissais à 48 Ko quelques semaines plus tard. J'avais opté pour ce matériel en raison des possibilités d'initiation qu'il apportait, le langage étant en mémoire vive et pouvant être changé facilement.

   En réalité, mes idées étaient alors encore très confuses et je ne savais trop par quel bout commencer. Pouvais-je seulement introduire cet instrument dans ma classe ? Quelle serait la réaction de mes supérieurs, des parents d'élèves, des enfants eux-mêmes ? Mais ma passion prenait de jour en jour un peu plus de vigueur, et je ne pouvais m'empêcher d'apporter de temps à autre ma machine en classe et d'essayer de faire profiter les élèves de mes découvertes. Enfin, c'était l'enthousiasme.

   Il faut dire que durant les premières semaines, je me contentais de recopier servilement les programmes que je piochais dans des revues ou dans des livres. Mais ces premières copies avaient souvent des applications intéressantes, ce qui me prouvait que j'étais sur la bonne voie. En voici quelques exemples.

   Dans Bataille navale de L'OI n° 4 (que j'avais un peu « arrangé »), le but était initialement d'abattre le sous-marin de l'ordinateur avant que celui-ci ne coule le vôtre. Vous communiquiez vos propres coordonnées. L'ordinateur donnait alors la distance séparant son sous-marin du vôtre. Vous aviez ensuite la possibilité de vous déplacer ou celle de lancer une torpille sur un point quelconque de l'espace sous-marin. Vous aviez droit à un maximum de quatre actions : au-delà, l'ennemi vous coulait impitoyablement.

   Le jeu était guerrier et pouvait être critiqué (je le conçois fort bien), mais qui dans son enfance n'a pas joué à la bataille navale ? Et puis, l'intérêt pédagogique était clair : j'ai donc distribué à chaque groupe de 3 enfants des feuilles de papier millimétré. Chacun a fini par comprendre, après des recherches passionnées, qu'il était nécessaire de se déplacer 3 fois pour tracer 3 cercles dont le rayon était chaque fois la distance au sous-marin ennemi. L'intersection commune de ces trois cercles était l'objectif recherché. Il fallait alors en donner précisément les coordonnées. Que la victoire était enthousiasmante ! On voyait apparaître les deux vaisseaux, la torpille se déplaçait sur l'écran et le navire ennemi explosait. Mais il fallait pour voir cela noter des abscisses, des ordonnées, relever des distances, tracer des cercles avec une grande précision.

   Dans un autre programme (encore copié !), l'ordinateur savant tentait de « deviner » le nom du Carnivore auquel chaque équipe d'enfants avait pensé. La machine posait des questions délicates comportant parfois des mots difficiles et il fallait consulter dictionnaires et encyclopédies pour pouvoir continuer. Et puis il était nécessaire d'être très documenté sur l'animal concerné...

   Dans un troisième programme (toujours copié), il s'agissait d'une simulation : on devait administrer un royaume bien difficile à gouverner : il y était toujours question d'argent... Comme l'inactivité menait à la misère et à la révolte, il fallait à tout prix ensemencer des hectares de terre, éduquer les enfants, accueillir des industries, lutter contre la pollution. Que de calculs devait alors effectuer « l'enfant-roi » (!) s'il voulait rester sur son trône 8 années consécutives.

   Je ne veux pas détailler les retombées pédagogiques que pouvaient avoir ces jeux. Les objectifs pouvaient en être suffisamment précis pour que je sente déjà que mon action se justifiait totalement. Et puis, je pouvais ainsi multiplier les exemples montrant que l'ordinateur se révélait à moi comme un instrument irremplaçable qui pouvait allier le jeu et la pédagogie.

   Dans le même temps, je me disais que mon action pouvait être mal comprise. Je ne souhaitais pas que certains considèrent mon ordinateur comme un simple « gadget ». Or ce type d'activité risque toujours d'entraîner les réflexions suivantes : « Les enfants jouent, et s'ils jouent, c'est qu'ils ne travaillent pas, et s'ils ne travaillent pas, c'est qu'ils n'apprennent rien ».

   Et puis, avec une machine pour 20, il faut savoir s'organiser pour qu'il n'y ait pas de délaissés. Et il ne faut pas non plus que la machine, pour le peu de temps que chacun l'utilise, démobilise le reste de la classe.

   Parallèlement à cette action, j'ai fait quelques essais de création malheureux :
- programme de conjugaison qui demandait trop de frappes de la part des élèves et où l'efficacité de l'ordinateur par rapport aux méthodes traditionnelles était douteux,
- classement de mots d'orthographe qui nécessitait une trop longue attente pour la sortie des données enregistrées sur cassettes, . programme de multiplication entre nombres de plusieurs chiffres qui ne tenait pas compte de la difficulté majeure : celle de placer les chiffres aux bons endroits, etc.

   Ces recherches me prenaient pourtant plus d'une à deux heures en moyenne par jour en plus du travail habituel. C'était apparemment une perte de temps considérable. Je crois aujourd'hui que ces échecs provenaient d'une trop grande précipitation de ma part et de l'absence totale de renseignements et de conseils en la matière. À cette époque, j'entamais souvent un programme en me fixant des objectifs trop vastes. Je ne tenais peut-être pas suffisamment compte des réactions des enfants et du partage du temps nécessaire au passage de chacun d'eux devant l'écran.

   Mais ma rapidité pour aborder les problèmes allait croissant et je sentais que mon travail me « rapportait » peu à peu. Aussi j'avais dans la tête une autre préoccupation : celle de démystifier l'ordinateur par l'usage de la programmation elle-même.

   À partir de mai 1979, j'ai donc décidé de consacrer quelques minutes par jour à l'élaboration de mini-programmes avec les CM2 en application systématique des séquences de mathématiques. Les enfants possédaient une cassette sur laquelle ils enregistraient leurs productions.

   Certains s'habituèrent assez facilement à construire l'organigramme correspondant au problème posé. Ensuite, ils écrivaient le programme en BASIC (à ce propos, les instructions anglaises ne semblent nullement un obstacle et leur bonne utilisation ne demande, j'en suis convaincu, pas plus de temps que si elles étaient françaises) puis le tapaient sur la machine. Je dois dire que l'algorithme retenu était généralement très simple. Il s'agissait par exemple du calcul de la distance réelle connaissant la distance sur la carte et l'échelle, ou de calculs de surfaces, de pourcentage, de vitesse, etc.

   À chaque fois, les élèves devaient faire le tri des données à entrer et trouver les opérations à faire subir à ces données pour obtenir le résultat demandé. Bien entendu, la généralisation du problème nécessitait l'emploi de variables, ce qui au début était source de difficultés. Il fallait effectuer des essais dans tous les cas envisageables. La simplicité de l'exercice évitait la « bidouille » et je ne crois pas que les enfants aient pu prendre de mauvaises habitudes. Ils étaient immédiatement sanctionnés en cas d'erreur et les meilleurs ont même acquis une bonne dextérité en assez peu de temps.

   J'ajoute que la structure simple du programme et le peu de mots BASIC utilisés privilégiaient l'analyse du problème sur l'étude de la programmation elle-même. Je pouvais ainsi m'occuper d'autres enfants pendant que certains étudiaient l'exercice proposé et essayaient avec acharnement d'aboutir au résultat escompté.

   Cependant, j'ai pu constater que certains procédaient de mieux en mieux, alors que d'autres (sans arrêt précédés par leurs camarades) avaient tendance à se désintéresser de la machine. Ce résultat était totalement opposé au but que je me proposais désormais : celui de me servir de l'ordinateur comme d'un instrument de soutien pour les enfants en difficulté.

   C'est ainsi que s'acheva cette année scolaire 79-80.

   Aussi, pendant les vacances d'été suivantes, je me suis attaché à réfléchir à un objectif pratique me concernant : mon travail devait porter sur les apprentissages laborieux qui rebutaient les enfants par l'absence de motivation qui les accompagnait. C'est pour cette raison que j'ai conçu des programmes destinés à apprendre les tables d'addition ou de multiplication et d'autres programmes destinés à l'apprentissage d'opérations. Ainsi le programme Divisions qui occupe près de 30 Ko accompagne l'enfant sur une vingtaine de niveaux différents. Mais c'est du programme « tables » dont je voudrais parler maintenant, car malgré quelques maladresses, il a répondu à l'espérance que je mettais en lui. Voilà à peu près comment cela se passe pendant les quelques semaines pendant lesquelles les huit enfants du CE2 doivent acquérir leurs tables de multiplication.

   Vingt minutes avant le départ de la classe du matin, j'introduis le BASIC (en MEV sur le Sharp) puis le programme « tables ». Une fois que ce dernier démarre, il demande si des résultats d'enfants ont déjà été enregistrés. Si c'est le cas, il démarre automatiquement après l'introduction des données. Sinon, il me demande sur quelles tables porte l'acquisition de la journée, quels sont les délais de réponses, etc.

   À partir de 9 h 15, après quelques exercices communs, quand un enfant se trouve avoir du temps libre, il se dirige silencieusement vers la machine et tape son prénom. L'ordinateur qui le « reconnaît » lui demande alors s'il veut consulter ses résultats précédents soit sous forme de tableau, soit sous forme de graphique, puis commence l'exécution proprement dite.

   Les multiplications sont alors proposées mais une seule fois chacune et dans un ordre aléatoire. Si l'enfant se trompe, l'ordinateur lui signale son erreur et lui redemande le résultat immédiatement.

   S'il attend trop, le bon résultat est affiché et demandé encore une fois aussitôt après l'effacement de l'écran. L'élève continue ainsi jusqu'à ce qu'il ait essayé toutes les opérations. Mais, à la fin du cycle, toutes les opérations n'ayant pas obtenu un résultat correct à leur première présentation sont reposées à nouveau et l'enfant doit faire l'effort de mémoire nécessaire qui est la clé de la réussite de ce programme. À la fin de l'exercice, le nombre d'erreurs, de retards et la moyenne attribuée sont affichés sur l'écran.

   L'enfant retourne à sa place pour reprendre d'autres exercices. Le nouvel élève qui se présente tape sur « CR » (Return) et recommence un cycle complet.

   La totalité des CE2 passent devant la machine en près d'une heure, les meilleurs éléments ne mettant guère plus de deux minutes et les plus faibles parfois vingt (le nombre d'opérations effectuées étant bien plus important).

   Je demande alors à l'ordinateur de classer les résultats de la série puis, si je le souhaite, d'élaguer (sans suppression en mémoire des anciens résultats) de manière à avoir devant les yeux les meilleurs résultats de chaque élève. Il est ainsi possible chaque jour « d'oublier » les échecs précédents. Pour mon compte personnel, je peux étudier les progrès réalisés et me rendre compte du moment où je dois changer de niveau. Puis j'enregistre les nouvelles données sur cassettes.

   Ce programme comporte encore quelques erreurs et des manques : par exemple, contrairement au programme Divisions que j'ai évoqué plus haut, il ne module pas le niveau automatiquement en fonction des résultats de chaque élève. Je compte modifier ce point particulier afin d'individualiser l'évolution de chacun et d'éviter ainsi les situations d'échecs. D'autre part le temps perdu devant la machine sera moins important.

   À l'usage, j'ai constaté que les élèves ont acquis leurs tables sans rabâchage fastidieux. Cela leur plaisait même assez : ils n'étaient pas grondés et espéraient toujours battre leur propre record de la veille. Enfin, avec l'habitude, cela se passe dans la classe de manière discrète et les autres travaux se déroulent sans aucune gêne.

   Mais j'aimerais vous parler maintenant de ce qui pour moi est le plus porteur d'espoir dans l'immédiat.

   En cours d'année scolaire, j'ai pu contacter un instituteur de campagne du Maine-et-Loire qui possède un Sharp comme moi mais depuis quelques mois seulement. Ce qui fut nouveau dans cette expérience, ce fut non seulement l'échange de nos programmes mais aussi l'utilisation de la cassette comme véhicule de communication écrite entre les élèves. Chaque enfant de nos classes respectives se faisait alors une joie de venir taper une phrase, une petite histoire, un air de musique, un dessin, un programme, selon sa fantaisie. De cette manière, plus personne ne se trouvait écarté de l'ordinateur pour une raison ou pour une autre.

   Mais l'intérêt essentiel de cet exercice réside surtout dans l'acte créatif de l'enfant, et cela s'étend du français aux mathématiques en passant par le dessin et la musique (n'oubliez pas que le MZ 80 peut faire de la musique). Nous enregistrions les travaux sur cassette qui était aussitôt envoyée à nos lointains correspondants. Et ces derniers nous expédiaient en retour leurs productions que nous découvrions avec beaucoup de plaisir et de curiosité.

   Après bientôt deux ans de pratique, je n'ai pas encore tout exploré. J'ai sans doute encore énormément de choses à découvrir. D'autre part, il me semble que cette progression n'a en rien nuit aux enfants. On ne peut pas dire qu'ils aient « servi de cobayes » : à aucun moment ils n'ont perdu leur temps ou acquis de mauvaises habitudes.

   Je ne veux retirer d'ailleurs que les points positifs du rapport Simon sur l'éducation et l'informatisation de la société qui cite quelques avantages (concernant l'EAO) que je résume ici grossièrement car ils sont aussi le bilan de mon expérience :

   Avantages pour les élèves :

  • adaptation à l'élève et indépendance par rapport au maître,
  • appel à la rigueur et au concret,
  • intérêt et motivation,
  • créativité,
  • efficacité dans les apprentissages de base pour les enfants en retard.

   Avantages pour les enseignants :

  • nouvelle pédagogie du maître qui exerce un rôle de conseiller,
  • aide à l'enseignant,
  • suivi des élèves dans leur profession.

   Ce rapport précise d'autre part :

  • qu'il est exclu que les enseignants fassent tous leurs programmes (plusieurs centaines) : je pense la concertation, à la correspondance,
  • que les enseignants doivent être fortement motivés et convaincus de l'efficacité de la machine,
  • que les enseignants doivent être formés (mais il semble que l'on parle ici du secondaire) ; quand pourrai-je faire autre chose que de l'auto-formation ?

   Le rapport Simon est très documenté mais il est contredit sur beaucoup de points essentiels par Bruno Lussato dans Le défi informatique.

   Je n'entrerai pas dans le détail de ces controverses, je ne suis qu'un petit praticien bien ignorant. Mais en attendant que tout s'éclaire (?), je pense à l'avenir proche. Étant responsable de ce qui se passe dans ma classe, je dois davantage agir que philosopher. C'est pourquoi il faut bien aborder des questions « bassement » matérielles. En réalité, je suis bien démuni pour continuer ma tâche. Il me manque :

  • une unité de disquettes pour le français, l'éveil... et l'entrée rapide en MEV des programmes,
  • une imprimante pour le listage des programmes, la correspondance et l'impression d'exercices, de textes, de notes, etc.,
  • un modem enfin pour la transmission téléphonique.

   Et si les prix baissent suffisamment pour que tout cela soit dans ma classe un jour (la télévision n'y est toujours pas), est-ce que tous les foyers n'en seront pas équipés depuis longtemps ?

   Heureusement, ces quelques pensées désabusées sont un peu atténuées par les encouragements que j'ai reçus durant cette dernière année scolaire, en recevant par exemple la visite de supérieurs hiérarchiques qui ont semblé très intéressés par ma démarche. Certains parents m'ont aussi manifesté leur soutien par quelques visites de curiosité. De même, au cours de cette nouvelle année je dois recevoir l'aide d'un conseiller pédagogique pour l'élaboration d'un programme relatif à l'expression écrite.

Alain Cornu

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Février 2017

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