Lettre ouverte
d'un collectif d'universitaires,
de membres de corps d'inspection, d'enseignants et
d'associations de professionnels de l'éducation technologique

au Ministre de l'Éducation nationale
 

Lettre ouverte à Monsieur le Ministre de l'Éducation nationale

«          Monsieur le Ministre,

     De manière quasi simultanée, alors que vous annonciez, dans votre projet de loi d'orientation, que 100 % des élèves doivent quitter le système scolaire avec une qualification, que vous souhaitiez doubler le nombre de diplômés de l'enseignement supérieur et que vous désiriez renforcer et développer les filières technologiques et professionnelles dans l'enseignement supérieur, le Conseil Supérieur de l'Éducation adoptait par 10 voix pour, 3 contre et 25 abstentions un texte proposant une évolution majeure pour l'enseignement de la technologie au collège. Ce texte est le résultat du travail d'une commission présidée par Monsieur l'Inspecteur Général SECRÉTAN. Plus qu'un réajustement d'un programme vieux de seulement quelques années, il s'agit de réorienter en profondeur cet enseignement, ce qui va en modifier radicalement la signification. En tant qu'universitaires, que responsables de cursus professionnalisant, qu'enseignants ou que personnalités attentives, cette proposition nous semble aller à l'encontre du développement complémentaire mais distinct d'une culture technologique et d'une culture scientifique, et ainsi aller à l'encontre de la construction de bases solides acquises dès le collège pour asseoir des cursus d'études à venir.

     En effet, au moment où notre pays manque cruellement d'étudiants dans toutes ses filières technologiques supérieures, au moment où le pari de l'avenir se joue dans l'investissement sur les intelligences à concevoir, à développer et à mettre en oeuvre de nouvelles technologies pour élaborer de nouveaux produits industriels au moment où des techniques de plus en plus sophistiquées sont mises en oeuvre dans nos actes quotidiens et que leur usage nous engage en tant que citoyen, notre pays est en train de tourner le dos à l'élaboration des bases d'une culture technologique pour tous. Ce grand principe ambitieux a été posé lors de la conférence de l'Unesco de Paris en 1982 et met l'accent sur la nécessité d'un cheminement cohérent depuis l'école maternelle jusqu'au baccalauréat. Elle ne peut se confondre avec la nécessaire élaboration d'une culture scientifique : les concepts manipulés, les méthodologies employées, les approches pratiquées en technologie sont différents de ceux abordés en sciences.

     En vingt ans d'histoire récente, l'enseignement de la technologie commençait à poser les bases des connaissances nécessaires pour acquérir cette culture. Les enjeux de cet enseignement relèvent de la compréhension du mode d'existence des produits, qui résultent de la mise en oeuvre, du développement et des évolutions des techniques. Ancré fermement dans les organisations sociales qui conçoivent, réalisent ou utilisent des biens ou des services, l'enseignement de la technologie repose sur une approche rationnelle de l'organisation productrice de l'Homme. Différente de l'approche artistique, l'enfant apprend à concevoir et à produire en contrôlant a priori l'ensemble des paramètres et des contraintes qui conditionne cette élaboration sans la dissocier de son usage futur. Il découvre ainsi, de manière raisonnée, comment l'on passe pratiquement d'une idée à un produit. Dans cette pratique, l'élève doit anticiper chacune de ses actions, apprendre à les planifier dans le temps, gérer les organisations qu'il met lui-même en place, transformer la matière, mettre en oeuvre des matériels et outillages techniques et, en bout de course, il doit répondre à des questions simples qui lui permettent de prendre la mesure entre le prévu et le réalisé. Grâce à une réflexion sur sa pratique, il peut établir une comparaison avec des pratiques techniques extérieures à l'école et repérer les différents acteurs sociaux qui interviennent dans ce processus.

     Ces choix d'organisation des apprentissages caractérisent l'éducation technologique dans de nombreux pays européens depuis l'école maternelle jusqu'à la fin de l'école obligatoire, voire jusqu'à la fin de l'enseignement secondaire. La France a été un des premiers pays à introduire un tel enseignement au milieu des années 80, c'est aussi le premier à en minorer l'importance, à le renvoyer dans les zones obscures des sous disciplines scolaires, à sans cesse rogner sur ses conditions d'existences. Alors que le nombre de bacheliers a pratiquement doublé en vingt ans, il est à craindre que les propositions faites nous éloignent encore plus de cet objectif de l'obtention d'un diplôme d'enseignement supérieur par un jeune sur deux d'une même classe d'âge.

     L'enseignement technologique ne peut exister sans une forte volonté affirmée des autorités de tutelle, au premier rang desquelles le Ministère de l'Éducation nationale. La création des dominantes dans la formation des professeurs des écoles a relégué l'initiation scientifique et technologique à la portion congrue. Moins d'un enseignant sur trente avoue mettre en oeuvre des activités technologiques à l'école primaire ; autrement dit, cinq élèves sur six traverseront toute l'école primaire sans jamais se pencher sur des questions de technologie. Pour un pays qui a la prétention de jouer dans la cour des grandes nations industrielles, le paradoxe est saisissant. En comparaison, tous les petits anglais ont un enseignement obligatoire de technologie (Design and Technology) de deux heures hebdomadaires pendant toute leur scolarité obligatoire, de six à seize ans. Cet enseignement met l'accent sur la compréhension des interactions qui existent entre la conception d'un produit, sa fabrication et son utilisation. Très tôt, cet enseignement joue sur l'intégration des contraintes en favorisant des approches actives qui visent à développer la créativité, l'innovation, le goût d'entreprendre...

     En pensant traiter des relations entre sciences et technologie, le projet de programme pour la classe de sixième rentre dans un faux débat. Il est temps de poser les bases d'une éducation technologique pensée dans la continuité de l'école maternelle jusqu'au baccalauréat :

  • Un enseignement qui s'organise sur une progressivité des compétences et des savoirs étudiés qui permettront aux élèves d'acquérir une culture technologique à la mesure des enjeux technologiques de ce siècle. Tous les élèves rencontreront ces technologies dans leur vie quotidienne, soit comme concepteur ou producteur dans leur futur travail, soit comme utilisateur.

  • Un enseignement qui met en oeuvre des dispositifs d'apprentissages originaux dans lesquels l'élève contribue à l'élaboration des solutions pour le projet dans lequel il est engagé en organisant et en planifiant ses actions dans un processus qui articule les objectifs qu'il doit atteindre aux moyens dont il dispose.

  • Un enseignement qui met en relation, dans une dialectique permanente, les techniques, leurs principes, leurs productions et les différentes représentations que l'on peut en construire. Les différents modes de représentation reposent sur la découverte et l'intégration progressive des symboles et des normalisations qui fondent tous les langages, qu'ils soient techniques ou non.

  • Un enseignement qui permet de se confronter aux différents outils qui donnent une réalité matérielle aux idées. Outils de représentation graphique, de simulation, de conception, de fabrication, de mesures, d'essais, de communication, de diffusion, etc., tous ces outils qui mettent en relation l'idée d'un concepteur avec l'usager qui va utiliser ce produit. Mettre du sens sur tous ces processus revient à développer un esprit critique vis-à-vis de tous les autres produits grâce à ces outils.

     C'est à cette éducation technologique qu'il faut donner toute sa place. Il est temps d'ouvrir une large consultation sur un cursus complet d'éducation technologique pensé dans la continuité du temps scolaire et à la mesure des enjeux du siècle à venir. Plutôt que des décisions précipitées, nous vous demandons, Monsieur le Ministre, de surseoir à la mise en application des textes adoptés par le Conseil Supérieur de l'Éducation, de mettre en place une commission de réflexion, largement ouverte, qui poserait sans ambages cette question de la place d'une éducation technologique pour tous, à côté d'une éducation scientifique pour tous. Cette commission serait chargée explicitement de vous faire des propositions concrètes pour les enjeux et les défis des vingt prochaines années. »

Un collectif d'universitaires,
de membres de corps d'inspection, d'enseignants,
d'associations de professionnels de l'éducation technologique
relayé sur www.pagestec.org

     Vous pouvez, si vous le souhaitez, apporter votre signature à la pétition en cours en envoyant un courriel à alain.crindal@wanadoo.fr avec comme sujet de ce courriel : "Signature lettre ouverte".

Pour se faire une idée

Projet de programme de technologie (Rapport Secrétan) :
http://www.eduscol.education.fr/D0127/programme_techno_preambule.pdf
http://www.eduscol.education.fr/D0127/programme_techno_sixieme.pdf.

Quelques réactions :
http://lamaisondesenseignants.com/index.php?action=afficher&rub=5&id=1065
http://www.snes.edu/snesactu/IMG/pdf/8PTECHNO.pdf
http://www.sgen-cfdt.org/actu/article550.html
L'analyse de l'EPI : « Vous avez dit Technologie ? ».

___________________
Association EPI
Décembre 2004

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