Des enseignants auto-producteurs Jean-Pierre Archambault, Michèle Drechsler Les pratiques pédagogiques constituent la matière principale sur laquelle devrait se fonder la formation professionnelle des enseignants. En facilitant la mise à disposition de scénarios et de démarches pédagogiques, Internet permet la constitution d'un réservoir de ressources, riche de pratiques et de savoirs implicites. On connaît les difficultés inhérentes à la formation professionnelle initiale et continue des enseignants, qui devrait reposer sur moins de savoirs codés, formalisés et davantage de savoirs tacites que dans leur formation universitaire. Il existe certes des théories pédagogiques, mais la pédagogie est davantage une pratique (un art...), avec ses savoir-faire, ses savoirs d'action. Or, comme le souligne Claude Thélot [1] « les pratiques enseignantes, entendues comme l'ensemble des activités par lesquelles les enseignants guident et font travailler les élèves qui leur sont confiés pour leur faire acquérir les savoirs, savoirfaire qui constituent les objectifs de l'école sont actuellement très mal connues. Il faut développer et capitaliser les observations des pratiques des enseignants [...], organiser la diffusion des résultats des recherches sur l'efficacité de ces pratiques, former et inciter les enseignants à s'en emparer, notamment lors de leur évaluation et de leurs formations initiale et continue ». L'Inspection générale précise que cette dernière « doit mettre fortement l'accent sur la pratique professionnelle, non pour inciter le maître en formation à reproduire des recettes acquises par compagnonnage, méthode dont on connaît les vertus et les limites, mais pour lui permettre d'acquérir une connaissance du métier en même temps que les moyens de l'exercer » [2]. De même, dans un rapport sur la formation continue des enseignants au XXIe siècle [3], l'accent est mis sur l'intérêt de la formation en action, l'organisation d'échanges professionnels entre agents, « le dialogue critique avec ses pairs ». DE NOUVEAUX SAVOIRS, COLLECTIFS Leur métier a toujours amené les enseignants à réaliser de nombreux documents dans le cadre de la préparation de leurs cours. Les associations de spécialistes ont joué un rôle éminent et reconnu dans la mise en oeuvre des programmes, dans la pédagogie quotidienne de la classe, certains allant même jusqu'à penser qu'il pouvait arriver que l'administration se repose un peu trop sur elles. Leurs bulletins fourmillent de scénarios et de démarches pédagogiques, de ressources pour l'enseignant. Mais la fabrication matérielle et la diffusion n'ont pas toujours été choses simples. Que l'on songe aux temps héroïques de la ronéo à alcool, des débuts des photocopieuses alors rarissimes. Difficile de coopérer sur des documents communs au-delà de cercles très restreints, de diffuser à grande échelle ce que l'on avait fait. L'éditeur était alors le passage obligé. Aujourd'hui les conditions de cet exercice délicat de la production de ressources pédagogiques ont radicalement changé. L'informatique et Internet sont passés par là. Les outils de production des contenus se sont banalisés, Internet donne à l'auteur un vaste public potentiel. Les enseignants peuvent facilement reproduire les documents qu'ils récupèrent, les transformer, les remettre à disposition. Certes des obstacles subsistent qui s'opposent au déploiement à plus grande échelle de ces pratiques. Ainsi en va-t-il des problèmes de compatibilité de fichiers ( en lecture et en écriture ) : point de salut hors des standards ouverts. Et « il n'y a pas encore actuellement d'outils de partage et de collaboration suffisants, de workflow, d'édition collective permettant de créer de véritables bases de données dynamiques avec recherche par mots-clés, de sélection décentralisée des ressources éducatives » [4]. Le schéma directeur des Espaces Numériques de Travail vise notamment à corriger cette situation. Les TIC favorisent la mise en place de processus permettant de susciter des interactions entre les différents savoirs individuels de façon à en générer des nouveaux, collectifs. Elles permettent la constitution sur la durée de groupes d'enseignants, de communautés de pratiques. Celles-ci facilitent la transmission de savoirs tacites, basés sur l'expérience dans l'action, et les savoirs explicites acquis par la formation. Elles produisent, bien au-delà de l'addition des contributions de leurs membres, un savoir partagé, collectif, qui peut servir de base au perfectionnement professionnel. Elles participent de la gestion des connaissances [5]. Des espaces collaboratifs de travail, intégrant les TIC et partie intégrante des Espaces Numériques de Travail à venir, aideront les enseignants à sortir de leur isolement. Ils le feront en libérant et suscitant l'initiative des acteurs sur les lieux où ils oeuvrent et innovent, en fédérant les initiatives sans les étouffer au sein des différentes « unités systémiques » (écoles, circonscription, bassins), en développant des coopérations autour et pour un projet commun, en impliquant et en responsabilisant les acteurs. La formation professionnelle des enseignants, souvent inscrite dans des plans de formation continue départementaux ou académiques, propose classiquement des sessions en présentiel. Rares sont prévus les prolongements de « l'après-stage » ou les accompagnements de projets qui sont impulsés à l'issue de ces sessions de formation. Les enseignants se retrouvent seuls face à leurs pratiques. De nombreux projets sont menés dans les classes avec la réussite au bout. Mais malheureusement ils ne sont pas connus. Les enseignants, en recherche d'identité professionnelle, travaillent bien souvent seuls, alors que des échanges de pratique entre pairs sont bien souvent attendus. Un travail collaboratif en réseau, en continuité au fil des mois, est de nature à apporter des réponses à ces questions, notamment dans le cadre de la formation. UN ARTISAN RESPONSABLE Si les regroupements, classiquement sous forme de stages, sont irremplaçables, leur nombre est forcément limité. Et la question subsiste du travail, personnel ou collectif, entre deux séances, l'équivalent du travail à la maison demandé aux élèves. Les TIC offrent des potentialités et des perspectives en rendant possibles des modalités particulières de formation continue, faites de proximité et de distance. L'interactivité électronique sur la durée assure une continuité du processus de formation entre les stages en présentiel. Elle leur assure ainsi une efficacité accrue, en structurant les phases de préparation et de suivi. Elle les renforce et ne s'y substitue pas. Les productions pédagogiques des enseignants fournissent des fils conducteurs et des points d'appui pour ces nouvelles modalités de formation hybride. La diversité des contributions traduit la richesse et la variété des initiatives, au plan disciplinaire comme méthodologique, et montre bien que l'enseignant reste toujours l'artisan créateur de la séquence pédagogique, responsable des choix, un artisan au milieu d'élèves actifs et productifs, acceptant parfois la prise de risque, passeur de connaissances et de savoir-faire, lui-même attentif à la capacité inventive du groupe ou de la classe. Derrière un scénario de cours, une fiche d'exercice fait avec l'ordinateur, un document décrivant le détournement d'un logiciel dans un contexte donné, il y a toujours une pratique professionnelle. Les échanges auxquels les ressources créées donnent lieu, les dialogues, les confrontations et les débats sont autant d'occasions pour asseoir des modalités particulières de formation continue. Les travaux de Roger Schank, grand spécialiste dans le domaine de l'intelligence artificielle, mettent en lumière l'importance de la narration en tant que mode de connaissance. Puisqu'il n'est pas facile de se souvenir des abstractions, il soutient qu'il faut faire des stories, des scénarios dont la personne arrive mieux à se rappeler et qui donnent vie à l'expérience passée. Ainsi, produire une ressource, écrire sur des pratiques, « mettre à plat » un scénario pédagogique, en favorisant la réflexion, sont en eux-mêmes des actes formatifs. Le temps institutionnel pour la production et la diffusion du savoir doit être prévu dans le pilotage des animations ou des formations. Il est nécessaire de donner du temps aux enseignants pour qu'ils puissent faire part de leur pratique, les mettre en ligne. Ce temps pour l'écriture d'une fiche, d'un scénario pédagogique fait partie du temps de formation ou d'animation et doit s'inscrire dans la stratégie d'un pilotage prenant en compte la gestion des connaissances. Ces ressources des enseignants-auteurs seront diffusées au travers des outils électroniques et multimédias en visant le partage de l'expérience, et seront ainsi dotées d'une tonicité particulière ! Mais elles ne pourront voir le jour que si ce « temps » de production est comptabilisé dans les processus de formation et d'animation. EXPERTISE ET CRÉATIVITÉ De tels dispositifs de formation-animation se mettent en place. Ainsi en est-il d'une expérience qui s'est déroulée dans la circonscription de Saint-Avold Sud en Moselle. Elle s'est insérée dans le temps de service hors enseignement de trente-six heures annuelles qui se répartit, conformément à l'arrêté du 15 janvier 1991, en dix-huit heures de travaux au sein des équipes pédagogiques, douze heures pour les animations pédagogiques et six heures affectées à la tenue des conseils d'école obligatoires. Dans le cadre des animations pédagogiques proposées, les enseignants ont eu la possibilité de choisir des modules à la carte. Un de ces modules a porté sur l'utilisation des potentialités didactiques des logiciels libres à l'école élémentaire. Il a comporté quatre phases : d'abord la découverte du concept et d'un certain nombre de logiciels libres ; puis, l'analyse d'un logiciel et son expérimentation en classe ; ensuite, l'écriture de scénarios pédagogiques intégrant ce logiciel ; enfin, la découverte de logiciels libres permettant des publications en ligne et des travaux de collaboration. Lors de cette animation, des enseignants de la circonscription ont rédigé des fiches d'utilisation de logiciels pédagogiques libres, en proposant des scénarios notamment dans le cadre de la mise en oeuvre du B2i. Ces fiches figurent dans un cédérom multiplateforme Des Logiciels libres pour l'école primaire (voir encadré 1). Construire des scénarios pédagogiques autour de logiciels s'est révélé être une manière très puissante de mobiliser expertise et créativité pour éclairer le présent. L'écriture du scénario pédagogique repose sur la capacité de mettre « à plat » sa pratique. Tels scénarios pour OpenOffice, Abiword ou Orthophile ont permis de prendre conscience de la nécessité de l'intégration quotidienne de ces outils dans l'acte d'écrire aussi bien pour les traces écrites que pour le carnet de bord de littérature de jeunesse qui suit l'élève tout au long d'un cycle. Une intégration facilitée et naturelle du B2i ! Les enseignements tirés de cette expérience confirment pour l'essentiel ce que l'on sait déjà sur les communautés de pratiques fonctionnant pour une part à distance. D'abord, on ne construit pas une communauté dans le « vide ». Il faut un projet commun, avec l'identification claire des objectifs et des résultats à atteindre, une co-définition des plans d'action à mettre en oeuvre, un contrat clarifiant les rôles, la répartition des tâches, les modalités de contrôle du travail. Ensuite, le volontariat des enseignants engagés dans l'animation est un gage de leur motivation et de la réussite de l'action. La prise en compte de l'activité avec un temps imparti institutionnellement aussi ! La rencontre initiale « en face à face » des participants à la formation permet d'établir la confiance qui conditionne la qualité de l'activité du groupe et son maintien jusqu'au terme du projet. Enfin, l'engagement personnel est le facteur critique. La hiérarchie a son rôle à jouer car son engagement personnel facilite le travail des uns et des autres, en levant les obstacles qui peuvent entraver la progression et renforce l'équipe en la dynamisant. Si les outils de communication électronique soutiennent l'équipe tout au long du projet, les demi-journées en présentiel sont les bienvenues car elles donnent le tempo et permettent les incontournables ajustements directs. L'expérience sera reconduite en 2004-2005. En effet cette animation-formation et le cédérom multiplateforme vont connaître des prolongements et des extensions avec l'espace premier degré du site du pôle de compétences logiciels libres du SCÉRÉN (voir encadré 2). Des outils collaboratifs seront à disposition des enseignants et des animations à distance leur seront proposées, intégrées ou non dans des formations institutionnelles hybrides. LA LIBERTÉ TOUT SIMPLEMENT ! Les enseignants sont les professionnels de la pédagogie. Leur activité quotidienne est faite de créativité, d'inventivité pour résoudre des problèmes nouveaux. Mais l'exercice de leur métier s'inscrit également dans la durée et la continuité. Nous avons vu la richesse de leurs réalisations et leurs apports en matière de formation. Un immense savoir s'accumule au fil des années. Il y a donc, indissolublement liées, reproduction de méthodes qui ont fait leurs preuves, et qu'il n'y a donc aucune raison de jeter par-dessus bord, et innovation. Huit cent mille enseignants, des gisements considérables et inépuisables de savoirs et de savoir-faire, de pratiques et de documents. La question se pose de savoir comment favoriser leur développement ? Comment donner libre cours à toutes les potentialités ? Par la liberté tout simplement ! L'efficacité et l'épanouissement de la pédagogie supposent la liberté de coopérer, de collaborer, de mutualiser, d'échanger. Ils supposent des ressources libres, sans multiplication de barrières, de verrous qui s'opposent de fait à leur accès. Il ne faut pas que la réutilisation d'une production enseignante, d'une ligne de code informatique nécessite les services d'une armée d'avocats pour s'assurer que l'on ne risque pas des poursuites en contrefaçon ! Les mathématiques sont libres depuis vingt-cinq siècles, depuis l'époque où Pythagore interdisait à ses disciples de divulguer ses démonstrations. Des formes originales de propriété intellectuelle pour les biens informationnels, issues du monde des logiciels libres comme la licence GPL, sont devenues incontournables. Elles ne signifient pas la fin des éditeurs. Au contraire, elles s'inscrivent dans des logiques nouvelles, elles appellent des partenariats étendus. Le développement de la connaissance, son appropriation par tous en dépendent : un enjeu majeur. Jean-Pierre Archambault Michèle Drechsler Paru dans MÉDIALOG n° 52, décembre 2004.
NOTES [1] Claude Thélot, Rapport du Haut Conseil de l'Évaluation, Février 2003. [2] Roger-François Gauthier, Février 2003. [3] Jean-Paul de Gaudemar, Pour la formation continue au XXIe siècle, 1998. [4] Jean-Michel Dalle, « Manuels libres ou Napster éducatif », Terminal n°89, L'Harmattan. [5] Michèle Drechsler, Quels changements induits par les TIC pour la formation professionnelle des enseignants face au paradigme du KM et des communautés de pratiques ?, Mémoire de DEA, 2003. |