Économie du savoir
 

COOPÉRATION OU CONCURRENCE ?

Jean-Pierre Archambault
 

     Des logiques contradictoires coexistent dans le domaine de la connaissance. La science subit l'intrusion dans sa sphère d'enjeux économiques et de logiques de concurrence qui vont à l'encontre des valeurs et des modes de fonctionnement traditionnels de la recherche. Mais, inversement, on assiste à une espèce de retour aux fondamentaux de la production de la connaissance, incarné par les logiciels libres. D'un côté concurrence et enclosures, de l'autre coopération et espaces publics.

     Dans « Le droit de lire » [1], Richard Stallman nous fait découvrir le monde étrange de Dan et Lissa, dans lequel les ordinateurs possèdent tous des dispositifs techniques de protections, des « moniteurs de copyright », reliés à une Centrale des Licences. L'ordinateur de Lissa est en panne, or elle en a absolument besoin pour finir son mémoire. Si Dan prête le sien à Lissa, la fille qu'il aime, elle pourra lire ses livres. C'est interdit. Il risque de se faire pincer par la SPA (l'autorité de protection des logiciels) et donc d'aller en prison. Et puis, comme à tout le monde, on lui a enseigné dès l'école primaire que partager des livres est mauvais et immoral, c'est une chose que seuls les pirates font. En cours d'histoire, Dan a appris qu'il y a eu, dans un passé lointain, des bibliothèques où l'on pouvait lire gratuitement des livres ou des articles de journaux, et qu'en ces temps bénis on pouvait partager à plusieurs le plaisir d'écouter de la musique. Il y a aussi appris que certains petits malins, au nom de cet âge désormais révolu, s'étaient amusés à créer des logiciels permettant de désactiver les moniteurs de copyright. Ils ont été mis en prison.

     Prêt payant dans les bibliothèques, taxes sur les supports amovibles de stockage, brevets logiciels, mise en place de dispositifs techniques de protection et, comble de l'absurdité, de mesures pénales sanctionnant le contournement de ces dispositifs de protection contre la copie privée. Les attaques contre ce droit fondamental dont dispose chaque citoyen d'un accès au savoir et à la culture, quels que soient ses revenus et ses moyens, se multiplient sous prétexte de lutte contre le piratage. L'allégorie de Richard Stallman date de 1997. Quelque peu apocalyptique, elle n'en est pas moins devenue aujourd'hui une réalité. Le pire est toujours possible [2]. Mais il y a aussi (le) meilleur !

UNE ÉCOLE « ÉTENDUE »

     L'Éducation nationale est entrée dans une phase de généralisation des usages des ordinateurs dans les établissements scolaires. De nouveaux services numériques (intranet, courrier électronique, forum, cours en ligne...) viennent s'ajouter aux services et usages « traditionnels » de l'informatique avec des postes autonomes ou en réseau local. Un déploiement massif se heurte encore à des problèmes de cohérences fonctionnelle, technique (interopérabilité) et organisationnelle. L'objectif est de constituer des espaces publics de coopération, avec des passerelles entre les uns et les autres. Chaque enseignant doit avoir ainsi accès à un véritable environnement numérique de travail comportant ses outils, son espace personnel, les ressources pédagogiques et administratives de son établissement, de son académie et de son ministère, des documents disciplinaires spécifiques... Il existe un socle de ressources numériques constituées des « fondamentaux » du savoir [3]. Leurs origines sont diverses : dictionnaires, encyclopédies, archives audiovisuelles de l'INA, données statistiques de l'INSEE, dépêches d'agence de presse, oeuvres des musées, images satellitales... et bien entendu les productions des enseignants. Des interfaces simples doivent permettre de récupérer tous ces documents, de les utiliser, de les insérer dans des cours ou des exposés. La gratuité est la règle pour la communauté éducative. Les coûts d'accès pour la collectivité qui les finance doivent être raisonnables, les droits d'usage précisés en intégrant le fait qu'élèves et enseignants travaillent dans les établissements scolaires et à la maison. Les espaces numériques doivent être ouverts aux différents acteurs de la communauté éducative, enseignants, élèves, administration, parents et également aux partenaires comme les collectivités territoriales. Comme dans les années quatre-vingts où le développement de la télématique avait forgé le concept « d'entreprise étendue », on peut en la circonstance parler d'« école étendue ». Il va sans dire que de tels espaces publics de coopération éducative ne sauraient exister sans des standards ouverts de formats de données et de protocoles de communication. Toute démarche « propriétaire » est bannie, un enseignant de génie électronique de l'Académie de Créteil devant pouvoir échanger des fichiers avec son collègue toulousain, quels que soient les choix opérés par leurs institutions et collectivités locales. Des briques de base d'infrastructure (systèmes d'exploitation, logiciels serveurs, navigateurs, outils bureautiques) constituées de logiciels libres sont les bienvenues.

COOPÉRATION ET PARTAGE

     Il est d'autres espaces publics de coopération, en particulier dans la recherche. Un domaine comme la biologie connaît un déluge de données (protéines en trois dimensions, interactions des molécules...) qui, s'il signifie changement des modes de production de la connaissance n'en présente pas moins un danger de surinformation. Ainsi, par exemple, la communauté scientifique qui travaille sur le génome humain comporte à travers le monde plus de 250 000 chercheurs qui communiquent et publient des ressources. Une banque de données constitue le point central de cette communauté, qui en assure le contrôle-qualité. Les avancées de la recherche sont intrinsèquement liées à l'existence et au bon fonctionnement, à l'échelle de la planète, d'un espace électronique de travail dont il est structurellement nécessaire que l'accès en soit libre et gratuit. Une telle logique de coopération et de partage s'avère pour l'essentiel incontournable.

LES FRONTIÈRES SE BROUILLENT

     Coopération mondiale, mais aussi concurrence, la contradiction est partout. Par exemple du côté de la recherche française en perte de vitesse, avec en toile de fond, crise des vocations, fuite des cerveaux... Des réponses au manque d'attractivité de la recherche française sont apportées, marquées du sceau d'une logique de concurrence. Ainsi, à l'INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale), un système de primes permettant d'offrir à certains chercheurs, une centaine sur 2 300, de substantiels compléments de salaires a suscité un mouvement de contestation sans précédent dans l'histoire de cet organisme. L'initiative est jugée extrêmement dangereuse pour la vie des laboratoires car « porteuse d'antagonismes nouveaux ». D'une manière plus générale existe, selon Vincent Legagneux, chargé de recherche à l'Institut, « le risque de voir la recherche industrielle vampiriser la recherche fondamentale à la faveur d'une confusion des genres ».

     Aujourd'hui, les entreprises cherchent à se rapprocher de leurs clients, à établir un contact direct qui leur permettrait de suivre, plus précisément que par le passé, l'évolution des goûts et des modes de vie et surtout les préparer à la consommation des produits en cours de développement. Les frontières entre producteur et consommateur se brouillent D'une manière générale, le circuit long, « recherche-innovation-production-distribution-demande finale », devient inefficace justement parce qu'il est trop long. Un circuit plus court et un couplage plus direct entre producteurs et utilisateurs deviennent nécessaires. Comme dans l'éducation ou la recherche, dans la production de biens immatériels aussi, des espaces publics de production s'imposent. Et pour que la coopération entre concepteurs et utilisateurs soit efficace, il faut l'organiser de manière à ce qu'elle ressemble à la coopération des développeurs de logiciels libres ou aux pratiques de mutualisation des enseignants qui mettent en commun les ressources pédagogiques qu'ils ont produites. Comme le marché a remplacé les marchandages, les entreprises les ateliers, l'institutionnalisation des coopérations spontanées les fera passer à un stade supérieur. C'est indispensable car la création des contenus scientifiques et culturels, fondamentalement « biens publics et collectifs » repose sur l'ouverture, la fertilisation croisée et l'imitation.

CONCURRENCE, TOUJOURS

     Si les logiciels libres apportent leurs solutions à des problèmes qui se poseront de plus en plus dans la société de la connaissance, si leur philosophie promeut, y compris dans le monde de l'entreprise, la notion de communauté coopérative de partage des connaissances, la concurrence n'en disparaît pas pour autant. Plusieurs entreprises du secteur propriétaire ont décidé de basculer dans le monde du libre pour tout ou partie de leurs produits. Ainsi Sun est aujourd'hui le deuxième producteur de logiciels libres, après la FSF (Free Software Fondation), mais avant les universités américaines. Il existe d'abord des motivations indirectes qui peuvent inciter certaines entreprises à contribuer au développement de logiciels libres. Ces motivations sont liées aux effets concurrentiels des stratégies de contrôle des standards. D'un côté, on peut chercher à affaiblir un concurrent par l'intermédiaire d'une subvention à un standard antagoniste de celui sur lequel s'appuie son offre de produits. À l'inverse, les entreprises qui dépendent d'un standard pour réaliser leur activité (comme Sun avec Apache) ont tout intérêt à ce que ce standard soit le plus ouvert possible, afin ne pas dépendre de la stratégie de l'entreprise qui le fournit. La licence GPL constitue un garant fondamental de l'engagement de ces entreprises.

DES COMPORTEMENTS OPPORTUNISTES

     Cet intérêt du monde marchand pour le modèle du libre ainsi que l'émergence de nouvelles catégories d'utilisateurs moins impliqués créent une situation nouvelle où des agents sont en mesure de réaliser des bénéfices privés par la commercialisation ou l'utilisation des résultats des efforts collectifs de la communauté des développeurs dont la participation n'est, à la base, fondée sur aucune rémunération. À terme, ceci risque de poser, pour ces développeurs, des problèmes d'incitation, même si la participation à un projet collectif entraîne toujours des retombées positives. Il y a d'abord les effets d'apprentissage. La programmation est un art non stabilisé et dont les méthodes restent encore fondées sur des procédures et méthodes relativement artisanales et peu codifiées, y compris au sein des organisations productives des grands éditeurs. Le fait, pour un développeur, de suivre et de participer aux efforts de la communauté du libre, a pour effet en retour de contribuer à améliorer son propre niveau de compétence informatique. L'incitation à coopérer est claire pour le développeur individuel, dans la mesure où il s'agit pour lui de rester à la hauteur de l'évolution des savoirs. Il y a ensuite les effets individuels de réputation dans un processus de reconnaissance par les pairs. À une échelle collective, ces effets constituent une motivation pour coopérer. En revanche, à l'échelle individuelle, il peut exister des comportements opportunistes d'agents qui, sans avoir véritablement contribué à l'oeuvre commune, tirent des revenus conséquents de la commercialisation et de l'utilisation de logiciels libres ! Dans un contexte où les utilisateurs et bénéficiaires du logiciel libre sont de plus en plus nombreux, le maintien de l'équilibre prend la forme d'une embauche au sein des entreprises qui se sont ralliées à des degrés divers au modèle du logiciel libre. Il relève aussi de la responsabilité du secteur public reprenant significativement pour son propre compte l'approche des logiciels libres, en harmonie avec ses missions et ses valeurs et rémunérant des développeurs confirmés, impliqués dans des projets publics de recherche.

LA CONNAISSANCE FUIT LA CLÔTURE

     La dialectique coopération-espaces publics/concurrence-enclosures est universelle à l'heure de l'entrée dans l'économie du savoir dans laquelle l'immatériel et la connaissance jouent un rôle de plus en plus décisif.

     L'immatériel est tout à la fois connaissance en train de s'élaborer ou de se transmettre, connaissance incorporée dans les biens matériels, et donc « productive » à plus ou moins long terme, connaissance incorporée dans des logiciels dont l'action productive est directe (organisation, gestion, production...), biens informationnels qui se consomment à la manière des biens industriels quand ils sont un service (la réservation d'un billet d'avion), biens immatériels non rivaux qui ont une valeur d'usage mais dont la consommation ne les fait pas disparaître.

     La connaissance, produit du commerce universel des hommes, ne se confond ni avec les savoir-faire ou l'intelligence ni avec l'information. Sa diffusion requiert une activité cognitive de sélection, traitement et interprétation de messages pour en produire des nouveaux. Dans cette économie où la connaissance tend à devenir la richesse dominante, des tendances contradictoires coexistent. Qu'y a-t-il de vraiment nouveau ? Il faut à la fois s'intéresser à la valeur de ce bien particulier et aux processus de sa création.

     Les produits matériels peuvent être confisqués par des barrières et des droits d'accès, moyens privilégiés pour s'approprier la connaissance. D'une manière paradoxale, une ressource abondante, l'intelligence, est utilisée (dévoyée) pour produire de la rareté, faire obstacle à la circulation et à la mise en commun des biens immatériels, par le contrôle et la privatisation des moyens de communication et d'accès. On le voit avec les projets de directive sur la copie privée des cédéroms. Mais est-on en présence d'artifices et d'arbitraires, transformant l'immatériel en quasi marchandise, ce qu'il ne serait pas, la « valeur » des produits immatériels se situant dans le monopole de la connaissance plutôt que dans la connaissance elle-même, connaissance qui, comme le soleil ou l'eau, n'aurait pas de valeur d'échange ? Certains s'expriment en termes de crise du système des équivalences qui règle les échanges marchands. Certes, il est difficile de quantifier les performances individuelles très dépendantes du collectif et de sa coordination, de mesurer la valeur des forces de travail et de ce qu'elles produisent. Les capacités sont hétérogènes. La quantité de travail abstrait et le nombre d'unités d'un produit par unité de temps sont globalement encore plus délicats à évaluer que par le passé. Mais ils l'étaient déjà.

     Nous avons tendance à penser que le nouveau est plutôt dans la tendance de la connaissance à devenir la force productive principale, les produits, travail cristallisé, devenant aussi connaissance cristallisée. Or les connaissances sont abondantes, inépuisables. Leur usage et leur consommation ne sont pas destructrices mais, au contraire, créatrices d'autres connaissances. La connaissance fuit la clôture. Pour se développer, elle a besoin du partage. Elle est rebelle à une appropriation privée dans les processus de création de richesses, comme le montrent l'efficacité de l'approche qui a permis la réalisation de Linux ou cet espace de coopération sur le génome humain dont nous avons parlé. La question est pertinente de savoir dans quelle mesure l'approche coopérative du logiciel libre, sa réponse originale en terme de propriété intellectuelle préfigurent des évolutions fortes en matière de modèles économiques. Servis par chaque nouvelle innovation qui se banalise (haut débit, compression des données, Wifi...), le mouvement du libre et, plus généralement, le monde du numérique ne cessent de déclôturer. La possibilité d'exécuter les droits de propriété est en crise malgré les missions confiées à des magistrats et des avocats pour qu'ils greffent le vieil ordre sur le nouveau monde. Il existe une différence cruciale avec le mouvement des clôtures du XVIe-XVIIIe siècle. Le mouvement social qui défendait les terres communes en 1750 avait toute la modernité de la technique, de la science, la puissance urbaine contre lui : il résistait. Aujourd'hui, les tenants des clôtures sont sur la défensive. De nombreuses voix s'élèvent pour dire que les grandes luttes sociales et politiques du XXIe siècle porteront sur la question de la propriété intellectuelle et du savoir, conçu comme bien commun et inaliénable de l'humanité. Et Olivier Blondeau nous invite à nous rappeler que « nous sommes tous et que nous revendiquons le droit d'être des Jean Ferrat en puissance, pompant sans vergogne et avec délectation, les vers d'Éluard, d'Apollinaire ou d'Aragon pour les murmurer à l'oreille de la femme qu'on aime. Parce ce que ces vers sont aussi nôtres ; ils sont ce qui nous constitue, au plus profond de notre intimité ».

Jean-Pierre Archambault

SCÉRÉN [CNDP]
Mission Veille technologique

Paru dans Médialog n° 48 de décembre 2003.

Bibliographie

  • Olivier Blondeau, « Le droit de savoir », « Tous producteurs, tous consommateurs », http://lamaisondesenseignants.com rubrique TICE.

  • André Gorz, L'immatériel, éditions Galilée.

  • Jean-Benoît Zimmermann, « Logiciel libre et marchandisation : un problème d'incitation pour les développeurs », www.autourdulibre.org.

  • R. Zoellick, conférence de presse du 16 janvier 2003, in Le Monde diplomatique, mars 2003.

Notes

[1] Libres enfants du savoir numérique, anthologie du libre préparée par Olivier Blondeau et Florent Latrive, l'Éclat.

[2] En particulier, lorsqu'il s'agit de la vie, et de la mort, de millions de personnes. Ainsi, du scandale qu'a constitué en 2001 le procès de Prétoria, où l'on a vu 39 des plus grands laboratoires pharmaceutiques du monde interdire aux malades africains du sida l'accès aux trithérapies, au nom de la défense de leurs brevets, avant de reculer devant la réaction outrée de l'opinion publique.

[3] « Vers un espace numérique des savoirs », Médialog n° 46, p. 50-52.

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février 2004

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