INSTITUTIONS ÉDUCATIVES
ET E-FORMATION

Jean-Pierre ARCHAMBAULT

 
     La formation à distance électronique, l'e-formation, modifie le paysage pédagogique en diversifiant les environnements d'apprentissage, avec des plates-formes, des bureaux virtuels, des cartables électroniques... Mais, face à la volonté de ceux qui voient dans l'e-learning les perspectives d'un marché prometteur, on peut faire la preuve que l'enseignement reste fondamentalement présentiel.

     D'informatique à e-learning, en passant par nouvelles technologies, multimédia, numérique, NTIC, TIC... on ne compte plus les glissements sémantiques dont on peut penser qu'ils ne sont pas toujours neutres [1]. Ainsi, peut-on se demander pourquoi « Bruxelles » a parlé d'e-learning pour désigner tous les aspects de l'introduction de l'informatique dans les apprentissages, alors que, pour les acteurs concernés, ce terme ne désigne que la formation à distance électronique. Cette apparition, en 2000, du terme e-learning correspondait peut-être à l'espoir d'un marché que l'on pensait prometteur. Des volontés très fortes existent pour marchandiser et privatiser certains secteurs éducatifs, à partir des potentialités d'Internet en matière d'enseignement à distance. Il en est d'autres pour s'y opposer qui, elles aussi, prennent appui sur Internet, les possibilités qu'il offre en terme de travail coopératif. La question est donc posée d'apprécier quels sont les degrés exacts de remises en cause potentielles et réelles des institutions éducatives et d'évolution de la pédagogie par l'e-formation ? Elle modifie le paysage pédagogique, a et aura des implications sur les institutions éducatives. Soit. Pour autant peut-on conjecturer une remise en cause radicale, particulièrement du service public ? Les appétits évidents de marchandisation de certains secteurs de l'offre éducative seraient-ils irrésistibles ? La massification de l'enseignement, la place prise par les savoirs et les savoir-faire dans les processus économiques et la société en général qui amène à parler de société de la connaissance, le niveau atteint par l'investissement éducatif dans les pays modernes, bref les enjeux sont tels que la réflexion peut ne pas toujours s'accompagner de la sérénité requise.

FRAYEURS ET APPÉTITS

     Concernant l'e-learning, ou l'e-formation, selon deux des « six scénarios pour l'école de demain » que le Centre pour la recherche et l'innovation dans l'enseignement de l'OCDE a présentés en avril 2001 aux ministres de l'éducation des pays de l'organisation, le Réseau risque ni plus ni moins de précipiter « le démantèlement des systèmes scolaires ». Dans cette école des années 2015-2020, l'enseignement serait de plus en plus privatisé, et les établissements publics ne subsisteraient que « pour les exclus du numérique », courant le risque de se transformer en « dépotoirs » [2]. Ces scénarios catastrophes semblent manquer de mesure, même si les experts de l'OCDE les jugent plausibles. Cela étant, l'AGCS (Accord général sur le commerce des services), principal outil de déréglementation de l'OMC (Organisation mondiale du commerce), s'attaque depuis mars 2001 au secteur de l'éducation pour l'inclure dans le domaine des services marchands. Un cap est fixé et les initiatives en ce sens ne manquent pas. Jean-Marie Meissier, patron de Vivendi Universal, a investi 25 millions de dollars pour lancer son portail education.com à l'échelle de la planète. Ce projet phare répond à une stratégie d'internationalisation et d'économie d'échelle, dans la mesure où l'on peut décliner la plateforme technologique pour différents âges et en l'adaptant aux programmes scolaires des pays - le souci de diversité culturelle est ici louable et il doit donc être mentionné. Pour 20 euros par an et par matière, les élèves du CE1 à la troisième, le « cœur de cible » d'education.com, peuvent accéder à des services de soutien scolaire, et les lycéens de terminale se préparer au baccalauréat [2]. Quant à John Chambers, président de CISCO, il considère que l'e-éducation est la prochaine « application miracle », ou killerapplication comme l'on dit dans certains milieux de l'entreprise informatique.

     Les 10 et 11 mai 2001, avec un consortium regroupant notamment Microsoft, CISCO, IBM et Intel, la Commission européenne a organisé le premier sommet européen sur le e-learning [2]. Viviane Reding, commissaire en charge de l'éducation et de la culture, y a recommandé de « créer les conditions pour soutenir un marché commercial capable de développer des contenus d'e-learning » et a lancé au parterre d'industriels qui lui faisait face : « Votre rôle et votre responsabilité "éducatives", en partenariat avec les acteurs de l'éducation, deviennent de plus en plus importants car, à travers les logiciels ou les modules de formation que vous concevez, des modèles d'éducation sont très souvent implicitement définis. Aux outils techniques de l'e-learning sont de plus en plus souvent associés des "approches éducatives", des modèles implicites de ce que l'on entend enseigner ou faire apprendre. »

     Le 25 avril 2002, le lancement de ce « consortium e-learning » [3] a été officialisé lors d'une réunion avec Viviane Reding afin d'aider la Commission et les gouvernements des États membres de l'Union européenne à la réalisation des objectifs du plan d'action e-learning définis lors du sommet européen des 10 et 11 mai 2001. La Commission européenne a indiqué qu'elle « encourageait les partenariats public-privé dans le domaine de l'éducation » et que ce consortium « affichait une volonté de s'ouvrir et d'accepter de nouveaux membres » [4]. Elle a précisé que « le groupe était autonome et décidait de son fonctionnement interne », tout en bénéficiant du soutien de la Commission européenne. Ce groupe travaillera « en étroite collaboration » avec les institutions publiques (gouvernements, écoles, établissements et organismes de formation...) des différents pays de l'Union sur le problème de la fracture numérique, le développement des normes e-learning, le développement des accords entre les entreprises et les établissements d'enseignement et de formation, les investissements dans la formation continue des enseignants et des formateurs. Viviane Reding a indiqué qu'elle voyait le « consortium e-learning » jouer « un rôle important dans l'établissement des conditions propres à accélérer l'intégration de l'apprentissage en ligne dans les écoles, dans les universités et sur le lieu de travail », ajoutant que les partenariats entre le secteur public et le secteur privé « peuvent jouer un rôle clé dans le développement et la mise en œuvre de solutions performantes d'apprentissage en ligne ». Les travaux porteront sur l'offre de « connexion universelle pour tous et partout », « l'adoption et la participation au développement de normes ouvertes pour l'apprentissage en ligne », la mise en place des « conditions de pérennité d'un marché commercial pour les contenus de l'apprentissage en ligne et leur développement ». Il s'agira également d'« accroître les investissements dans la formation continue des enseignants et des formateurs en améliorant leur statut et en les aidant à développer une compréhension des principes de l'apprentissage en ligne ».

     Le secteur marchand des TIC se voit donc confier par la Commission européenne de grandes responsabilités en matière de contenus et d'outils éducatifs. Au nom de quelle légitimité et de quelles compétences ? C'est un peu comme si l'on substituait l'imprimeur à l'auteur. Dans ces orientations, le service public est singulièrement en retrait, quand il n'est pas absent, alors que le Conseil de l'Europe place les « compétences dans les TIC et l'utilisation des technologie » parmi les compétences clés à développer dans la société de la connaissance [5]. Dans le même temps, un projet de directive européenne en faveur de la brevetabilité des logiciels a vu le jour [6]. Coïncidence ?

Faire entrer l'éducation dans la sphère des services marchands, comme le veut l'OMC, suppose qu'il y ait un marché, un vrai. Si le multimédia éducatif est une industrie (et l'édition scolaire une activité entrepreneuriale), il n'en est pas pour autant un marché. L'État est prescripteur et les collectivités locales procèdent à des achats en nombre. L'acheteur est un peu captif. La situation est différente pour le para-scolaire, encore que les éditeurs doivent s'appuyer sur des usages en classe qui permettent la confiance des familles. Dans tous les cas, e-learning ou pas, il faut une demande solvable, ce qui écarte pour l'essentiel les secteurs de la formation initiale obligatoire (notamment les publics défavorisés). De fait, l'offre existante concerne d'abord les niches rentables de la formation continue professionnelle et de l'enseignement supérieur, voire certaines « grandes classes » des lycées, qui constituent la cible principale de la marchandisation de l'offre de formation.

     En fait, le développement des marchés de l'éducation requiert au préalable une action des pouvoirs publics : déréglementation, recul relatif des financements publics. Il n'y a pas de déterminisme technologique, mais éventuellement effacement progressif de la volonté de contrôle et d'intervention de l'État (conversion au credo libéral, multiplication des arrangements locaux dans le cadre de la décentralisation, substitution des budgets marketing des firmes à l'effort budgétaire de la nation). C'est une affaire de volonté politique que le CNED occupe une place de choix dans le paysage de l'e-learning. Il en a tous les atouts. Si, pour la maîtrise d'un logiciel pointu de CFAO, l'Éducation nationale fait appel à l'entreprise qui l'a créé pour des prestations de formation dans des classes post-baccalauréat, on est dans le cadre de partenariats qui ont un sens. Par contre, Microsoft ou Intel n'ont pas de légitimité particulière dans la définition et l'enseignement de contenus informatiques qui relèvent de la culture générale de tous les élèves.

     Le service public d'éducation reste donc d'actualité. Il peut aussi jouer un plus grand rôle dans la production des ressources éducatives. Il y a pour cela des points d'appui solides du côté des logiciels libres et d'un « Napster éducatif » [7]. La situation de quasi-monopole pour l'informatique grand public d'une société comme Microsoft n'est pas satisfaisante, en premier lieu pour les finances de l'État.

PÉDAGOGIE ET DISTANCE

     Reste enfin la question de la pertinence pédagogique de certaines conceptions de l'eformation. Nombre de promoteurs du e-learning insistent sur sa capacité à offrir un apprentissage débarrassé de la contrainte du lieu et du temps, et plus individualisable. Au début du XXe siècle, des firmes américaines soutenaient déjà le développement de l'éducation par correspondance avec les mêmes arguments. Le résultat a été une énorme banqueroute. On constate des cycles dans l'histoire des technologies. Les plates-formes d'enseignement à distance font resurgir les questionnements des débuts de l'enseignement assisté par ordinateur, autour de l'analyse automatique des réponses des élèves et de parcours individualisés qui en résultent. Un EAO « skinnérien » reprend de la vigueur, à base de QCM qui, s'ils présentent un intérêt réel, ont aussi leurs limites.

     La question de la faisabilité pédagogique est incontournable. Il existe des acquis. On sait que l'enseignement à distance convient bien à des adultes autonomes, que l'interactivité y est plus difficile que dans l'enseignement présentiel, que la motivation doit être forte, qu'il est plus facile à mettre en œuvre dans certains domaines de la connaissance que dans d'autres, la programmation plutôt que la philosophie. Il convient bien au travail personnel qui ne nécessite pas que l'on se déplace.

     Il faut donc bien distinguer les problématiques qui ne se confondent pas, d'une part de l'enseignement à distance traditionnel, de type CNED avec des publics spécifiques, qui, comme les autres secteurs, intègre les TIC notamment pour introduire du « présentiel à distance » (visioconférence par exemple), et d'autre part de l'enseignement classique présentiel qui, s'il prend en compte les TIC avec la dose de distanciation qu'elles permettent - ainsi la correspondance scolaire par voie électronique - en mettant en place des environnements d'apprentissage « hybrides », reste fondamentalement le même, avec « des élèves qui viennent en cours dans un établissement en dur ».

     Une approche éducative globale suppose d'intégrer, à côté des aspects cognitifs ou ceux relatifs aux contenus enseignés - fondamentaux - les composantes psychologiques et affectives, la socialisation des enfants. Dans cette optique, l'enseignement à distance ne peut être pour l'enseignement scolaire (maternelle, primaire et secondaire) qu'un complément limité. Le contraire serait irréaliste, et terrifiant. Il suffit de songer aux individus que cela produirait.

     Si l'e-formation, avec un objectif de « sur mesure », s'intéresse à l'individu en formation à qui on livre des ressources et qui, supposé être autonome, se fabrique ses parcours, l'enseignant perd-il, pour autant sa raison d'être ? Non, bien sûr. Médiation et autonomie ne sont nullement antinomiques. Développer l'autonomie chez les élèves requiert beaucoup de médiation humaine. On ne peut, sauf à confondre l'objectif final et les moyens d'y parvenir, laisser l'élève seul avec ses outils, en se reposant sur une autonomie que justement il est en train d'acquérir. Les apprentissages ne se réduisant pas à leurs importants aspects logico-formels, il est complètement illusoire de penser s'en remettre à la seule machine. Les nouveaux outils permettent d'enrichir le rôle de l'enseignant en le diversifiant, non de s'en passer.

     Favorisé par un oubli du travail concret d'apprentissage (une visioconférence a un caractère très magistral alors que l'on pense souvent à elle pour de l'interactivité ; il ne suffit pas qu'une ressource soit disponible pour qu'elle soit ipso facto appropriée...), le risque existe d'un déplacement du centre de gravité de l'enseignement dans lequel des usagers feraient face à des ressources dans des environnements virtuels, un peu à la manière des consommateurs autonomes des produits culturels. Les technologies nouvelles éducatives ne sauraient donner leur pleine mesure dans un contexte de « moins de médiation et d'institution », dans des approches réduisant toute formation à l'instrumentalité d'une transmission de connaissances, délégitimant la recherche de la connaissance pour elle-même, ou pour le progrès culturel et social. Elles ont besoin de pédagogie.

UNE HYBRIDATION

     Loin d'un « tout à distance » illusoire, il y a donc place pour des usages raisonnés et maîtrisés de l'ordinateur à l'École, le développement d'environnements permettant une continuité des outils et des documents de l'établissement au domicile, l'organisation de l'accès à des ressources électroniques distantes, la facilitation du travail coopératif, la mutualisation, la mise en place de dispositifs ciblés pour l'enseignement à distance de langues « rares », les sportifs de haut niveau, les élèves malades... On doit plutôt s'exprimer en termes d'environnements d'apprentissage (au lycée, à l'université...), avec des plates-formes, des bureaux virtuels de l'enseignant et de l'élève, des cartables électroniques, des ressources pédagogiques, et des échanges et des espaces pour des communautés humaines. L'enseignement reste fondamentalement présentiel, même s'il « s'hybride » quelque peu. On aura donc toujours besoin d'enseignants.

     L'e-learning recèle des risques de taylorisation dans l'organisation de la formation. « Au-Delà d'un certain seuil de personnes accueillies, on risque de tomber dans une organisation où l'on va segmenter les tâches, avec les concepteurs de ressources, ceux qui font le suivi, ceux qui font le tutorat en ligne... À trop le découper, on va appauvrir le métier de formateur » [8]. Et cette déqualification peut s'alimenter d'une désaffection pour le métier d'enseignant devenant de moins en moins attrayant du fait de ses conditions concrètes d'exercice [9]. Or, il va falloir recruter massivement à un horizon rapproché. Il y a donc un risque à faire la part trop belle à l'e-formation, bien au-delà de ce que l'on peut raisonnablement en attendre.

Jean-Pierre ARCHAMBAULT
SCÉRÉN - CNDP
Mission Veille technologique

Paru dans la revue  Médialog  n° 44 de septembre 2002.

NOTES

[1] Le caractère désuet attaché au terme informatique dans certains cercles ayant à voir, selon moi, avec la difficulté à donner toute sa place dans les cursus scolaires à cette discipline scientifique et technique.

[2] Le Monde Interactif du 26 septembre 2001.

[3] Ce groupe a été créé à l'initiative de 15 entreprises du secteur des TIC : 3Com, Accenture, Apple, BT, Cisco, Digitalbrain, IBM, Intel, Line Communications, NIIT, Nokia, Online Courseware Factory, Sanoma WSOY, Sun Microsystems et Vivendi Universal Publishing.

[4] Dépêche AEF du 29 août 2001.

[5] Selon le programme de travail détaillé sur le suivi des objectifs des systèmes d'éducation et de formation en Europe arrêté lors de la session du Conseil européen du 14 février 2002.

[6] Voir « Logiciel et propriété intellectuelle », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 40, page 58.

[7] « L'édition scolaire au temps du numérique », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 41 p. 52.

[8] Frédéric Haeuw, Form@tic 2001.

[9] « Globalement, les problèmes des enseignants sont partout les mêmes : ils sont mal payés, peu respectés et en première ligne face à la violence de la société. », UNESCO in dépêche AEF du 1er décembre 2001.

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