COMMENT CONVAINCRE LA GRANDE MAJORITÉ DES ENSEIGNANTS ?

Jacques Baudé
 

     Que de discours, que de déclarations ! Ainsi nos responsables politiques au plus haut niveau ont pris conscience du retard de la France dans le domaine des technologies de l'information et de la communication ; les français ont semble-t-il entendu le message et s'équipent en ordinateurs. Comme l'écrit Michel Alberganti dans Le Monde du 30 janvier, ce coup d'accélérateur devrait permettre de combler rapidement le retard par rapport aux Allemands et aux Britanniques.

     Qu'en est-il dans le système éducatif ? Après son discours d'Hourtin (le 25 août 97) et après la conférence de presse du ministre de l'Éducation nationale (17 novembre), le Premier ministre est revenu récemment sur le dossier « enseignement » dans le cadre du programme d'action gouvernemental : « Préparer l'entrée de la France dans la société de l'information ». Que peut-on retenir ? Que la bataille de l'intelligence commence à l'école où le développement des technologies de l'information et de la communication répond à un double objectif : donner aux futurs citoyens la maîtrise (le mot est fort) des nouveaux outils de communication qui leurs seront indispensables et mettre les richesses du multimédia au service de la modernisation pédagogique. Que l'État engagera des moyens importants (les nombres varient selon les sources). Qu'il incitera les collectivités locales à agir pour garantir l'égalité d'accès des élèves aux technologies de l'information et de la communication (incitation ou aide ?). Que la priorité absolue est donnée à la formation des enseignants (les actes semblent être en contradiction, du moins pour la formation continue des 850 000 enseignants actuellement en exercice). Que l'introduction des technologies de l'information et de la communication est prévue dans les programmes d'enseignement .Qu'une personne-ressource sera désignée par établissement et par groupe d'écoles... bref, un certain nombre d'actions sont annoncées qui, à n'en pas douter, vont dans le bon sens.

     Après les expérimentations et les pratiques des « pionniers », il s'agit en effet de passer à la vitesse supérieure et de convaincre beaucoup plus largement, dans l'intérêt de l'ensemble des élèves. C'est là certainement la difficulté majeure.

     Comment convaincre ?

     D'abord par la qualité des contenus (c'est loin d'être encore le cas sur Internet) et leur adéquation avec les programmes enseignés et la validation des connaissances. Au delà des pionniers, pourquoi un enseignant non ou insuffisamment formé (la grande majorité d'entre eux) utiliserait-il les « technologies nouvelles » si l'incitation progressive par les programmes ne lui en est pas faite, si les recommandations pédagogiques sont totalement silencieuses, s'il sait parfaitement que les examens auxquels il prépare ses élèves ne cherchent pas à valider leurs compétences nouvelles ?

     Il faut pouvoir proposer aux enseignants encore attentistes des logiciels de qualité de nature à entraîner leur adhésion. Ces logiciels existent en partie, nous ne partons pas de rien. Ce ne sont pas forcément des « usines à gaz » made in USA, l'intérêt pédagogique d'un didacticiel n'étant pas forcément lié à son volume et donc à son prix. Les productions individuelles et associatives, les bourses d'échange, en témoignent ainsi que les produits diffusés par le Service public et nombre d'éditeurs français. Il convient de les recenser et de les faire largement connaître. Parallèlement, un effort important de conception, réalisation et diffusion de didacticiels est à poursuivre. J'ajouterais que la loi sur la protection des logiciels serait, selon moi, à revoir tant elle est inadaptée aux besoins spécifiques du système éducatif.

     Mais la meilleure façon de convaincre est de former. On craint le plus souvent ce qu'on ne connaît pas. Nous savons tous le poids considérable de la formation initiale dans le comportement professionnel des enseignants. Les décisions prises vont donc dans le bon sens, mais il y a des centaines de milliers d'enseignants en activité qui ne seront remplacés qu'au bout de longues années ! Sous peine de nuire gravement aux élèves pour longtemps encore, il est impossible de faire l'impasse sur la formation continue comme c'est actuellement le cas. Il faut notamment privilégier la formation sur le tas toutes les fois que se manifeste une volonté de bouger. C'est dans les établissements que les choses se passent, loin des discours officiels (même si ces derniers sont utiles quand ils sont accompagnés de moyens !). Il faut recenser et mobiliser l'ensemble des ressources humaines disponibles tout en se préoccupant de renouveler le « vivier » des formateurs. Beaucoup de formateurs des années 70 et 80, issus des formations dites « lourdes », arrivent à la retraite. Leurs compétences vont rapidement faire défaut et nous connaissons trop d'endroits où leur départ compromet largement ou totalement bon nombre d'activités.

     À propos de formation, ne pourrait-on utiliser un peu plus efficacement les technologies de l'information et de la communication pour former les enseignants aux technologies de l'information et de la communication ? Prenons l'exemple de la télévision, pratiquement tous les enseignants en sont équipés et presque tous ont un magnétoscope. Ne pourrait-on mobiliser les chaînes publiques pour relever une partie du défi de la formation continue. On n'a pas hésité à le faire pour le plan « Informatique Pour Tous » tant décrié aujourd'hui, par ceux qui ne l'ont pas connu.

     Par ailleurs, que constatons-nous sur le terrain ? Partout où les technologies de l'information et de la communication se développent de façon significative autour de projets pédagogiques on peut observer la présence d'un ou plusieurs enseignants déterminés, enthousiastes, qui ne mesurent pas leur temps pour venir en aide à leurs collègues et résoudre les mille et un problèmes techniques et pédagogiques qui se posent au quotidien. Sans eux rien ne se passerait. Le gouvernement en a pris conscience ; on ose croire que des moyens en temps sont prévus car ce qui était possible avec les pionniers, à savoir le recours systématique au bénévolat, n'est plus possible dans une phase de généralisation. Une prise en compte par l'institution s'impose qui pourrait revêtir des formes à débattre : décharges de service, points indiciaires, statut spécifique...

     Les enseignants travaillent beaucoup à leur domicile, préparation de cours, correction de copies, mise à jour de leurs connaissances... Ces habitudes ne changeront pas dans l'immédiat, si elles changent. Leur comportement vis à vis de l'ordinateur communicant peut, lui , changer rapidement s'ils disposent personnellement d'une machine et s'ils peuvent emprunter facilement des logiciels. Le poids de l'achat de matériels et de logiciels pèse très lourd dans le budget d'un enseignant. Ne pourrait-on prévoir une aide financière (plusieurs montages seraient possibles) pour de tels équipements reconnus comme indispensables à l'exercice du métier ? N'est-ce pas ce qu'on s'apprête à faire pour le corps médical ?

     L'évolution de la profession enseignante est indispensable. Elle ne se fera pas contre les enseignants. Ceux-ci doivent être convaincus de l'intérêt pédagogique des technologies de l'information et de la communication et également de la nécessité qu'il y a de préparer les jeunes générations à une société de l'information qui sera celle du siècle prochain. Pour ce deuxième défi, crucial pour le pays, il est indispensable de définir en amont les finalités et objectifs d'un système éducatif ayant la responsabilité de former les citoyens du siècle prochain. Parmi ces objectifs, en plus de l'acquisition des « savoirs fondamentaux » traditionnels, il convient de développer l'esprit d'initiative, le travail en équipe, l'esprit critique, une certaine maîtrise de la complexité, la connivence avec les technologies nouvelles, etc. Il convient ensuite de montrer comment l'informatique, et les technologies de l'information et de la communication en général, permettent d'atteindre plus efficacement ces objectifs. Il se trouve que nous sommes nombreux à savoir d'expérience que leur apport est indéniable mais l'ensemble du corps enseignant est loin d'en être convaincu.

     La définition des finalités et des objectifs du système éducatif à l'aube du 21e siècle ne peut résulter que d'une large concertation permanente et de décisions politiques au plus haut niveau. Nous sommes semble-t-il dans la bonne voie.

Jacques Baudé

Ce texte est paru dans Le Monde Informatique du 6 mars 1998,
dans la  Revue de l'EPI  n° 89 de mars 1998,
et dans la  Revue de l'EPI  n° 104 de décembre 2001.
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