NE DITES PLUS « INFORMATIQUE », ...
(Fin du titre en fin d'article)

1re partie

Charles DUCHÂTEAU
 

INTRODUCTION

     L'avènement des nombreux outils logiciels et l'apparition simultanée dans l'univers informatique du profil d'utilisateur rendent nécessaires la mise en lumière et la discussion de quelques traits essentiels qui traversent la discipline informatique et colorent l'utilisation des instruments qu'elle a sécrétés [1]. Je me propose d'explorer ici l'un de ces fondements : le caractère formaliste des traitements commandés à l'ordinateur et cela que le point de vue adopté soit celui du programmeur ou celui de l'utilisateur de tel ou tel instrument logiciel. L'approche décrite ici résulte de mes expériences d'enseignant, confronté aux attentes d'un public d'adultes (essentiellement constitué d'enseignants), utilisateurs novices, dans le cadre d'une formation de « Prise de contact avec l'informatique ». Les idées évoquées ne sont certes pas neuves dans leur principe [2], mais l'essentiel de mon objectif est de proposer quelques « tours de main didactiques » qui, au fil du temps, me sont apparus assez efficaces pour faire découvrir par les débutants le sens de mots comme « formel », « formaliste », « formalisable » et les prévenir en quelque sorte de cette caractéristique importante des traitements envisagés par l'informatique, et qui transparaîtra souvent, même dissimulée sous des couches de plus en plus épaisses et nombreuses de logiciels. Le point de vue adopté est forcément partiel et partial et bien d'autres traits fondamentaux de l'informatique seront fatalement absents de mon propos. Enfin, à chaque fois que c'est possible des remarques, avertissements ou suggestions viendront en contrepoint au discours pour constituer l'amorce d'un méta-discours, fondamental lorsqu'un enseignant s'adresse à d'autres enseignants.

Informatique ou « computer science » ?

     Mon propos n'est pas ici de réveiller le débat sur la nature de l'informatique : science, technique, culture... mais d'expliciter pourquoi, même si c'est de tout autre chose qu'il sera question, le point de départ sera apparemment de proposer une « définition » de l'ordinateur.

Je débute fort souvent mon cours par la petite expérience suivante : comme dans certains tests psychologiques, j'invite les participants à associer de manière réflexe, sans longue recherche, un ou des mots à ceux que je vais énoncer. Je donne ensuite successivement des mots comme « météorologie » (qui amène « prévisions », « climat », « temps », « dépression »... et rarement « thermomètre » ou « baromètre »), « astronomie » (qui évoque « calculs », « étoiles », « univers », « galaxie »... et rarement « télescope ») en terminant par « informatique » (qui amène essentiellement une majorité d'« ordinateur » et quelques « information »). Ceci constitue une preuve « expérimentale » de ce que l'ordinateur apparaît comme l'élément central et incontournable aux yeux des débutants et qu'il ne suffira donc pas d'affirmer que l'informatique n'est pas la « science des ordinateurs » pour que ces derniers soient reconnus comme négligeables ou sans importance ! L'expérience permet cependant de faire percevoir par les participants le problème lié à l'étroitesse des représentations mentales associées à l'informatique versus l'étendue des images évoquées par d'autres sciences.

     Comme on va le voir, même s'il me semble important, pour rencontrer les préoccupations des utilisateurs, de partir de leurs représentations et donc de débuter en abordant l'ordinateur, les facettes mises en avant à propos de ce dernier vont nous ramener à l'essentiel : le traitement formel d'informations.

L'ordinateur ?

     C'est une machine à traiter des informations, de manière formelle (ou formaliste) pour autant qu'on lui ait préalablement indiqué comment mener à bien ce traitement.

Ceci ne constitue évidemment pas une « définition » de l'ordinateur ; énormément de choses manquent : rien n'est dit sur l'architecture, sur le mode de fonctionnement (on ne retient même pas le fait que cette machine nécessite une alimentation électrique)...
Je pense qu'en général, dans le domaine de l'enseignement, les « définitions » préalables doivent être évitées : elles donnent à l'enseignant un sentiment factice de confort et coupent trop souvent les ailes à la découverte progressive du concept ou de la notion abordée. Et puis, nous savons tous que le paradoxe du dictionnaire rend caduque toute définition !

     Le mot « machine » ne sera pas ici davantage précisé [3] ; il servira entre autre à corriger tous les anthropomorphismes que nous serons amené à faire à propos de l'ordinateur et de son comportement.

     Bien plus important est l'aspect traitement formel des informations et c'est lui qui va à présent retenir notre attention

TRAITER DES INFORMATIONS

     Comme toujours lorsqu'il s'agit d'apprentissage, il importe que les apprenants relient les concepts nouveaux aux structures qu'ils ont déjà construites par des apprentissages antérieurs. Il convient donc de faire mettre au jour ce qu'évoquent d'emblée ces mots « traiter des informations » afin d'épingler le sens dans lequel ils devront être entendus dans le contexte qui nous occupe.

À ce moment du cours, je demande donc aux participants d'oublier pour un moment qu'il est question d'informatique et de chercher, dans leur expérience personnelle des situations où il leur semble bien « traiter des informations ». Il est important à la fois de laisser une grande liberté, mais aussi de canaliser les propositions pour éviter que n'importe quelle activité rationnelle soit présentée comme « traitement d'informations » ; et cela, même si certains affirment que toute activité du cerveau humain est traitement d'informations et que, dès lors, tous nos comportements participent d'un certain traitement d'informations.

     Les exemples sont fort nombreux, mais afin de pouvoir à la fois obtenir des descriptions précises et comparer les contextes évoqués, il est bon de proposer une forme commune dans laquelle prendront place les situations où un être humain déclare « traiter des informations ». Les exemples obéiront donc à la schématisation suivante (omniprésente dans les manuels d'informatique) :

L'expérience m'a montré que sans la contrainte apportée par la schématisation ci-dessus, beaucoup de propositions de « traitement d'informations » (par un être humain) comportent comme effet (comme sortie) non des informations « objectivables », mais plutôt des comportements, des attitudes, des actions... Ce fait est important et devra être par la suite intégré dans la démarche d'enseignement ; c'est vrai qu'au delà des traitements d'informations eux-mêmes, les canaux (en informatique, on dirait les périphériques) par lesquels les informations sont acquises ou rendues marquent une différence entre les ordinateurs et les humains.

     Les exemples sont évidemment fort nombreux ; ils demandent souvent à être précisés, essentiellement dans le but d'objectiver et de simplifier les entrées nécessaires et les sorties fournies.

     Ainsi,


devient

et


devient

     On pourrait encore ajouter d'autres exemples :

mais aussi (même si nous n'avons pas le sentiment que le traitement d'information suivant soit d'une grande difficulté) :

On pourra à raison objecter qu'un cours n'est pas (toujours) une conférence et que ce qu'en capte « en direct » un étudiant au moment de sa prise de notes est bien plus que ce qu'en restitue une cassette vidéo. J'espère qu'on aura compris que l'important ici est que les « informations » tant en entrée qu'en sortie puissent être clairement identifiées, qu'elles laissent en quelque sorte des traces objectives, formelles (dans le sens d'indubitables). La contrainte du schéma tord évidemment ce qu'un humain attache à « traitement d'informations », avec tout ce qui concerne la perception, les impressions, les sensations... Ensuite, et ceci est loin d'être anecdotique, les exemples fournis mettent en oeuvre des traitements sophistiqués et il est presque à chaque fois indispensable de demander aux participants des propositions de traitements plus « bêtes » ou plus réflexes (pour ne pas employer les termes « automatiques » ou « machinaux ») si l'on veut voir émerger des exemples comme celui de la conjugaison ou ceux des manipulations numériques.

     Beaucoup de propositions entrent difficilement dans le schéma prescrit, soit parce qu'elles mettent en oeuvre des comportements, des actions ou se basent sur un faisceau d'informations difficilement « objectivables », soit que les canaux de réception des informations soient trop sophistiqués, soit encore que le « traitement » attendu ne soit pas très clair :

  • répondre à quelqu'un qui vous salue,

  • confectionner un plat, d'après une recette de cuisine,

  • poser un diagnostic après examen d'un malade,

  • conduire une voiture.

     D'autres entrent parfaitement dans le schéma attendu, au prix parfois de précisions quant à la forme des entrées et des sorties :

  • traduire un texte du français vers l'anglais,

  • sur base de l'énoncé du sujet proposé, écrire le texte d'une dissertation,

  • répondre à des questions lors d'un examen écrit,

  • choisir le menu d'un déjeuner au restaurant,

À chaque fois que c'est possible, les propositions sont peu à peu classées dans le tableau suivant, les titres des lignes et des colonnes n'étant pas encore définis. On s'aperçoit alors que dans un premier temps, la plupart des cases restent vides.

On aura peut-être deviné que les titres de lignes et de colonnes, qui ne seront placés qu'une fois le tableau entièrement complété sur base des exemples fournis, sont les suivants :

Tous ces exemples montrent en tout cas à quel point le concept de « traitement d'informations » tel qu'il est présent dans les représentations a priori des apprenants est éloigné du sens qu'il prendra en informatique et... plaident pour la démarche d'explicitation que je décris ici.

Il est souvent nécessaire d'inciter les participants à se restreindre à des types de tâches de moindre envergure, et somme toute, plus « bêtes » pour obtenir des exemples qui permettront de compléter le tableau. Il ne restera plus alors qu'à y adjoindre les titres :

     Une fois ce tableau garni des exemples apportés, quelques remarques sont indispensables :

  • il est normal que la cellule correspondant au traitement non-formel de nombres reste vide : les manipulations numériques sont par nature formelles [4] ; pour additionner, soustraire, multiplier... il n'est pas nécessaire que les nombres concernés aient un sens. Ce n'est pas un hasard si les premiers ordinateurs se sont appelés des calculateurs électroniques : le calcul (portant sur des nombres) entre parfaitement dans les « compétences » du « manipulateur formaliste » qu'est l'ordinateur. On pourrait aussi ajouter, d'un point de vue didactique, que les manipulations numériques sont celles qui feront le moins découvrir à quel point les contraintes imposées par le caractère formaliste d'un ordinateur sont au coeur de l'informatique.

Il suffit de demander aux élèves ce qu'ils pensent que l'ordinateur pourra faire avec des nombres pour obtenir une série de réponses correctes : additionner, comparer... c'est bien normal puisque les manipulations numériques de l'ordinateur sont identiques aux nôtres et ne font en aucun cas référence à une signification des nombres manipulés.

  • Il est tout aussi normal que la cellule correspondant aux manipulations formalistes portant sur du texte n'ait été complétée qu'avec peine puisque nos traitements portant sur du texte ne sont presque jamais formels. Un texte, d'abord nous le lisons pour en prendre connaissance ; on ne lit pas « Notre-Dame de Paris pour le plaisir de déclarer que ce roman comporte 348.832.766 mots ou qu'on y trouve 173 fois le mot « encore ».

Si les élèves devinent aisément les manipulations dont l'ordinateur est capable en ce qui concerne les nombres, les réponses se font bien plus rares lorsqu'on tente de prévoir ce qu'il peut bien faire avec un texte.

     Et même quand les traitements évoqués sont formalisables, nous ne nous y attelons pas de manière formaliste. La conjugaison est à cet égard éclairante : conjuguer correctement peut se faire uniquement sur base de la forme (= de la succession des lettres) du verbe à conjuguer, mais ce n'est pas en évoquant ces règles formelles que nous conjuguons : c'est par euphonie, de manière presque réflexe et non en manipulant les lettres constituant pronoms, radicaux et terminaisons. Plus profondément, ceci veut dire que le décorticage formaliste auquel l'informatique nous oblige ne nous est pas naturel puisque, même pour les tâches formalisables nous ne pouvons prendre appui sur nos manières de procéder : nous serions bien incapables d'ailleurs en général de préciser ce que sont ces processus ; ils ne font en tout cas généralement pas appel à des procédures conscientes.

  • La décision de placer tel exemple dans telle cellule du tableau est évidemment en partie arbitraire. Face à la tâche « détecter les fautes d'orthographe dans un texte », on peut, selon ce qu'on sous-entend par ces mots, la considérer comme formalisable (sinon on ne parlerait pas des « correcteurs orthographiques » associés aux logiciels de traitement de texte) ou comme difficilement formalisable, si l'on attend une détection fine des erreurs grammaticales.

Un peu de vocabulaire et... une définition de l'informatique

     Plusieurs termes ont ici été employés : formel, formaliste, formalisé, formalisable. C'est sans doute le dernier qui rend le mieux compte de l'effort qui est au coeur de la discipline informatique, celui d'une description purement formelle des traitements. En effet, celle-ci peut être vue comme une entreprise et une démarche (une quête sans fin ?) pour faire reculer vers la droite la frontière définie dans le tableau ci-dessus, pour élargir la colonne du formalisé et réduire celle où les traitements semblent seulement redevables du sens. L'objet de l'informatique, c'est en effet de transformer du formalisable en formalisé.

     La frontière entre le formel et le non formel n'est donc pas rigide ou imperméable, puisque tout l'effort de l'informatique est de faire passer certains traitements dans la colonne de gauche.

     Même si la distinction formel - non formel est essentielle, elle n'est pas toujours simple à établir, sauf pour ceux qui, justement, ont une longue expérience de l'informatique ou de l'utilisation des outils qu'elle a sécrétés et ont dès lors intégré les contraintes relatives au caractère formaliste des traitements. Plutôt que de parler de deux catégories, il serait d'ailleurs préférable d'évoquer un continuum sur lequel on classerait les traitements d'information :

     Si on peut aisément recenser les traitements déjà formalisés - il suffit d'inventorier les tâches dont un ordinateur peut venir à bout - il est par contre bien plus difficile de borner le domaine du formalisable. C'est ici essentiellement une question d'opinion : la traduction d'un texte constitue-t-elle un traitement formalisable ? et la synthèse d'un texte ? et la correction de l'orthographe ?

     Il est en tout cas indispensable de proposer un critère même s'il est imparfait ou approximatif qui permette en quelque sorte de mesurer le degré de difficulté de formaliser un traitement d'information.

== Suite de l'article dans le prochain numéro ==>

Charles DUCHÂTEAU

CeFIS, Facultés N-D. de la Paix
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Tél +32 81 725060 - Fax +32 81 725064
E-mail : cduchateau@cc.fundp.ac.be

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 82 de juin 1996.
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NOTES

[1] « tout le monde devrait apprendre "l'informatique des utilisateurs", et celle-ci, il nous faut encore beaucoup l'inventer. » (Pair 87)

[2] On consultera à ce propos Arsac 87, Defays 88 et au sein de Hofstadter 87, les contributions « Esprits, cerveaux et programmes » de John Searle ou « Conversation avec le cerveau d'Einstein » et « Le test de Turing : conversation dans un café » de Douglas Hofstadter.

[3] On consultera à ce propos (Weizenbaum 81), surtout le chapitre 1, « L'outil ».

[4] « On ne peut parler de signification attachée à un nombre. 4 ne veut rien dire. C'est un repère. » ... « L'information numérique a donc ceci de très particulier qu'elle est un contenant sans contenu, une forme sans signification. » (Arsac 87).

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