Au sujet des acquisitions méthodologiques essentielles aujourd'hui (suite et fin) Jacques Bastier Résumé de la 1re partie parue dans le numéro précédent : II-7. Les calculettes et une 5ème opération : la racine carrée Voici un autre exemple d'acquisition méthodologique d'un intérêt très général où une machine des plus rudimentaires joue un rôle pédagogique un peu inattendu. En effet la machine n'y est pas totalement utilisée conformément au but du fabricant. Le sujet est élémentaire, et peu original pour les mathématiciens. Il n'est pas cité pour être imité mais pour inspirer des idées du même genre adaptées aux situations de chacun dans sa discipline et ses classes. Une 5ème opération, la racine carrée alourdissait encore inutilement les programmes du secondaire au milieu du siècle, car le procédé enseigné n'avait aucun intérêt pratique et sa justification compliquée était une curiosité passionnant peu d'élèves. Je rappelle ceci pour montrer que la technique a donné un intérêt pédagogique à cette opération au moment où une seule touche suffit à l'exécuter avec la calculette de base : revanche de la technique après l'histoire des 2 dictionnaires ! La racine carrée permet de trouver le côté d'un carré connaissant son aire. Pour une aire de 4 c'est donc 2 et pour une aire de 25 c'est donc 5. Pour une aire de 2, prenez une calculette courante, mettez-la en marche, appuyez sur 2 puis sur la touche racine carrée, vous lisez 1,414... avec plus ou moins de décimales. Vous pouvez procéder ainsi avec tout autre nombre que 2. II-7.1. Un petit problème pour classes de 4ème à 2ème La touche racine carrée est en panne ou manquante sur la calculette d'un élève de la classe (réalité ou hypothèse, qu'importe, nos jeunes sont prêts à aider un copain défavorisé!). Comment trouver le côté d'un carré d'aire 2 avec les autres touches ? Si aucun élève ne vous propose apparemment mieux (tout prévoir!) proposer cette idée : dessiner un rectangle de 1 sur 2 (dm) donc d'aire 2 dm2 et en trouver un autre de même aire, mais plus proche d'un carré. Dans le cas d'élèves ayant peu avancé proposer un peu plus tard l'essai d'une largeur plus grande ou d'une longueur plus petite..., et de calculer l'autre pour conserver la même aire..., et de recommencer..., le nombre de fois nécessaires. Certains élèves trouvent assez vite le résultat et le vérifient avec la touche convenable d'une machine en bon état, avec une différence d'au plus 1 sur la dernière décimale affichée. D'autres y arrivent aussi, après avoir observé un peu autour d'eux, réfléchi, imité. Proposer d'autres nombres que 2 est utile le moment venu pour occuper les plus rapides. Ce sujet a une particularité intéressante : une erreur isolée ne fait qu'allonger les calculs, car elle est vite rattrapée si la suite des calculs est menée correctement. le résultat est obtenu d'autant plus vite qu'un élève remplace la longueur ou la largeur par un nombre compris entre les deux sans qu'il soit nettement plus près de l'une que de l'autre, le meilleur choix étant la moyenne des deux. Des prolongements enrichissants sont possibles comme constater puis prévoir ou prouver dans quels sens varient les longueurs et largeurs des rectangles successifs. Ce procédé pose aussi une question délicate car il fournit pratiquement la racine carrée, en fait une valeur approchée, alors que théoriquement il n'utilise que des rectangles. II-7.2. Un deuxième piège à éviter Les élèves qui ne parviennent pas au résultat en un temps raisonnable dans le contexte indiqué méritent une attention spéciale. La meilleure réaction du maître va dépendre des cas. Seuls les élèves déçus par leur échec, mais manifestement très désireux de parvenir au résultat obtenu par leurs camarades, nécessitent sûrement une intervention spéciale. Donner à l'élève la suite des touches à utiliser, ou l'organigramme d'un programme qui permettrait à un machine d'obtenir le résultat, sont 2 manières d'atteindre le but fixé. L'un de ces procédés est acceptable si le succès est obtenu dans un temps assez court et s'il n'aboutit pas à une simple programmation automatique d'une recette qui reste incomprise par l'élève, ce qui est à craindre ici. Chacun a pu observer dans des cas semblables qu'un bon moyen de faire échouer un apprentissage est de vouloir ajouter au comment le pourquoi des choses. Mais dans notre optique, l'apprentissage réduit au comment n'est guère défendable pour des sujets de ce genre et les 12-17 ans. Il semble préférable de convaincre que tout élève butera un jour sur une question ou une autre et que cela n'a rien de catastrophique. Ici ce sera facile car la touche d'une modeste calculatrice rétablit la situation. L'exemple reste éducatif pour persuader que chacun doit s'accepter comme différent d'un autre, ce qui ne veut pas dire inférieur. On admet bien que des grands minces sautent plus haut, et que des moyens plus trapus lancent le poids plus loin! Pourquoi ne pas étendre ceci à tout autre aptitude ? II-7.3. L'intérêt de cette autre acquisition méthodologique Ce problème a introduit une acquisition méthodologique dont l'intérêt est lié au calcul électronique. Elle repose sur une méthode d'approximations successives basée sur la répétition d'une même séquence formée de quelques opérations simples. Cette méthode permet de résoudre une variété illimitée d'équations donc de problèmes simples ou parfois très compliqués. Elle était connue depuis longtemps sous le nom de méthode d'itération, mais n'occupait qu'une place discrète dans les études supérieures avant le développement de l'informatique. Remarquons enfin que le même sujet ou des sujets apparentés sont proposés à des lycéens sous la forme d'énoncés en 5 à 10 questions , y compris jusqu'au bac. L'intérêt méthodologique est alors compromis si ces lycéens peuvent traiter ces questions sans prendre conscience de la méthode puissante qui est à l'origine de l'énoncé. Cette forme de sujets de plus en plus courante de nos jours encourage le bachotage en lui fournissant une justification de plus en plus douteuse. II-8. D'autres acquisitions méthodologiques Nous écartons de ce sujet les acquisitions de savoir-faire automatisables bien connus donc programmables sur une machine qui, de ce fait ont souvent perdu beaucoup de leur intérêt, en l'absence de qualités éducatives particulières. Exemples : résoudre un certain type d'équations, rechercher les fréquences d'utilisation de certains mots ou tournures de phrase dans une oeuvre littéraire. Les machines traitent avantageusement ces questions. L'homme par contre doit être capable de choisir l'équation correspondant à un problème pratique donné, ou de juger de l'époque ou de l'auteur probable d'un texte à partir des résultats de ce genre d'analyse fournis par une machine. Les acquisitions méthodologiques à privilégier dans notre esprit sont donc à distinguer de tels savoir-faire malgré leur importance passée. Il y en a une grande variété. De façon générale les plus intéressantes pour nous sont celles qui permettent de résoudre des familles de questions qui ne peuvent pas être totalement recensées, contrairement à l'accumulation de connaissances qui ne permet pas de sortir d'une liste forcément limitée. Le paradoxe est plus apparent que réel. Mais il n'est pas toujours facile de distinguer parfaitement la frontière entre ce que la plupart des hommes sont capables de faire et ce qu'aucune machine ne pourra faire dans un proche avenir pour le moins. Le lecteur doit commencer à être convaincu, je l'espère, qu'il s'agit là du sujet principal de nos préoccupations. Voici un certain nombre d'activités liées à des méthodologies fondamentales utilisées sous des formes voisines dans beaucoup de disciplines, à condition de prendre ces termes dans leur sens le plus large, et prises parmi celles que les machines sont les moins capables d'assurer, en dehors de certaines apparences trompeuses ou de cadres bien délimités : créer, observer, découvrir, expérimenter, composer, disserter, argumenter, prouver, développer, résumer, raisonner, abstraire, inventer ou choisir un code, un modèle, un formalisme, un mécanisme ou une théorie répondant à une situation, où à des exigences ou à des besoins donnés plus ou moins nouveaux. (Voir aussi la revue SCIENCES ET AVENIR de novembre 1994 page 33 à 42.) Il est intéressant de remarquer quelques activités non retenues dans cette liste comme calculer, classer, trier, combiner, et de plus en plus traduire dans des cas pas trop compliqués. En effet pour ces activités l'homme a le plus souvent intérêt à faire appel à un ordinateur convenablement programmé, à condition de préparer de façon précise ce qui sera demandé à la machine, et d'en interpréter ensuite les résultats. Je conçois que ces propos peuvent inquiéter nos collègues expérimentés qui les confrontent à leurs classes. Je cherche autant à me convaincre qu'à les convaincre mais j'ai choisi d'être optimiste car je n'aperçois aucune voie bien différente pouvant éviter que les maîtres de nos 12-17 ans ne deviennent bientôt des baby-sitters pour teen-agers ! Et alors ils ne pourront plus demander d'être payés que pour les vrais services rendus. II-9. Des raisons pour un certain optimisme sous conditions Il ne faut pas perdre de vue que la difficulté des activités citées plus haut tient surtout au domaine auquel on les applique. Les programmes actuels sont surtout conçus pour couvrir certains domaines de connaissances. Ils ne sont guère choisis pour favoriser les acquisitions méthodologiques plus ou moins universelles à privilégier aujourd'hui. Mais observez les jeunes en dehors de vos classes, devoirs à la maison exclus, ils ne semblent plus ressembler à vos élèves. Certains sont capables d'inventer des solutions inattendues à des problèmes pratiques ou théoriques, ou de mettre au point des stratégies complexes pour gagner à certains jeux en faisant preuve de la motivation et de la volonté qui semblent tant leur manquer en classe. Voilà des aptitudes à développer en y introduisant un peu plus d'organisation, de logique ou de discipline, au lieu de les laisser sommeiller. Bien sûr chacun essaye de le faire mais il faut reconnaître que presque tout concourt à décourager de telles initiatives. Pour réagir il faut rechercher dans chacune de nos disciplines et dans le contexte de nos programmes ce qui se prête le mieux à cette action. Il faut effacer de l'esprit de nos élèves l'impression qu'en classe il ne reste plus rien à inventer, que ce qui reste important est devenu trop compliqué, que les efforts pour apprendre ne serviront qu'à un petit nombre d'entre eux dont ils ne font pas partie. On peut, soit utiliser la redécouverte, moins efficace à partir d'un certain âge, soit trouver des situations simples où un minimum de découverte reste possible, utile, réelle, pour eux mais aussi pour nous. Pour cela il est possible de puiser dans les sujets que nous exposons comme nous les avons appris, sans y avoir beaucoup réfléchi, ou sans les avoir vraiment assimilés. Ils peuvent nous révéler alors presque en même temps qu'à nos élèves leurs richesses cachées, avec des activités débouchant sur des acquisitions méthodologiques dignes de notre temps. Les technologies peuvent nous aider si nous savons en éviter les pièges : transformer nos élèves en spectateurs passifs, ou les mettre en présence de trop d'informations à la fois, ou cacher l'essentiel au fond de boites noires ou exiger un temps de préparation qui n'est pas à la mesure du profit ultérieur. Finalement le matériel le plus simple, qui est aussi celui dont nous avons le plus de chance de disposer ou d'obtenir dans nos classes, peut être le plus efficace du point de vue éducatif. Les élèves peuvent apprécier aussi une utilisation un peu inattendue de ce genre de matériel dont ils croyaient avoir fait le tour. Et notre Institution nous viendra en aide avec sa lenteur inévitable quand elle aura constaté que certains des impératifs du passé sont devenus de toutes façons lettre morte. III - UNE MODIFICATION DES EMPLOIS DU TEMPS ET SES AVANTAGES POUR TOUS III-1. Analyse des contraintes. Inconvénients. Possibilités L'usage des ordinateurs dans la plupart des professions nous suggère une parenté entre disciplines, sans lien avec la nature des connaissances (ignorée par les machines), parenté liée aux méthodologies communes dont elles se servent pour acquérir, gérer, et exploiter leur domaine propre. Des signes d'une évolution possible des exigences des programmes : ils servent moins de vraies références pour les passages à une classe supérieure ou un examen. Les frontières sont plus floues entre les disciplines qui font appel de façon souvent réciproque les unes aux autres. Pour les 12-17 ans les contraintes d'horaires quasi intouchables des élèves, des professeurs, des disciplines et d'occupation des salles, ne laissent qu'une option sur strapontin pour l'informatique et technologies associées, malgré toutes les promesses ou déclarations encourageantes plus ou moins officielles. Une issue existe pourtant la seule peut-être, fondée sur des idées de plus en plus partagées, à base de neuf fait avec du vieux naturellement, sans exiger pour commencer de remettre en cause les contraintes citées. III-2. Suggestions pour une avancée rapide Pour chaque niveau de classe (5ème à 1ère au moins) former un petit nombre de groupes de disciplines traditionnelles interchangeables pour assurer les dites acquisitions méthodologiques essentielles et ne conserver qu'une discipline de chaque groupe par classe. En conséquence, l'horaire hebdomadaire des professeurs et des élèves sera moins émietté, sans remettre en cause dans un établissement le nombre global d'heures assurées dans chaque discipline. La nouvelle répartition sera rendue plus efficace par une lente évolution des contenus devenant plutôt des cadres moins impératifs adaptés à ce but. Les disciplines suivies une année par un élève, n'auraient aucune incidence forcée sur la suite. III-3. Des avantages bien séduisants Sans le préalable d'une modification profonde du système, ce qui précède permettrait de diminuer chaque année le nombre de classes par professeur, le nombre de professeurs par élève, le nombre d'élèves à faire passer impérativement dans chaque salle spécialisée, et par suite d'évoluer vers un enseignement plus personnalisé, dans des classes d'élèves plus motivés. Dans un sens qu'il sera souhaitable de bien situer, l'informatique trouvera naturellement une place croissante dans la plupart des groupes de disciplines car son intervention présentera des avantages frappants dans la nouvelle optique et l'adaptation des études à la société actuelle. CONCLUSION Les nouvelles technologies suggèrent les acquisitions méthodologiques à privilégier désormais, dans la formation générale commune des 12-17 ans en particulier. Là se jouent peut-être la crédibilité et l'avenir de ce genre de formation et de ses enseignants. Mais il ne semble pas que ces acquisitions exigent l'utilisation d'un matériel sophistiqué qui restera utopique pour la majorité des classes dans tout avenir relativement proche. Un matériel courant de grande diffusion et relativement modeste peut suffire, heureusement. En effet, nos élèves apprennent facilement, certains sans nous, à utiliser diverses machines tels que calculettes, télécommandes, jeux électroniques ou vidéo, dont la manipulation se rapproche de plus en plus en 1995 de celle des machines plus complexes si elles sont récentes et perfectionnées. Des connaissances théoriques nous avertissent par ailleurs qu'un ordinateur, aussi perfectionné soit-il, ne pourra jamais faire que ce qu'une simple machine de Turing peut déjà faire. De façon plus générale les technologies en question relèvent de principes communs simples qui les rendent relativement interchangeables pour distinguer les acquisitions méthodologiques essentielles et inspirer ou conduire leur apprentissage. J'invite les collègues justement rebutés par les ordinateurs et les logiciels des années 80, voire même des minitels, à observer les progrès réalisés de nos jours. Par exemple télécommandes des nouveaux magnétoscopes de 1995, ou calculatrices graphiques (comme Texas 81 ou suivantes) dont sont souvent munis les élèves des terminales scientifiques. Beaucoup de lecteurs sont étonnés sans doute que les mots algorithme et programmation aient été absents de ce texte. Bravo pour l'avoir remarqué ! En fait il s'agit de notions (presque) aussi vieilles que l'humanité. La transmission du savoir humain de génération en génération a toujours inclus, d'une certaine façon, la programmation des algorithmes déjà connus. La programmation de quelques algorithmes très simples sur une machine permet aujourd'hui à un élève de prendre conscience de ce que cela représente et de se situer vis à vis des ordinateurs. De tels exercices sont suggérés dans les programmes officiels. Ils ne sont pas forcément plus faciles à mettre en oeuvre sur un ordinateur que sur une calculatrice programmable de moins de 500 francs de 1995. Tout ce qui a été dit s'applique donc encore ici. Ainsi les algorithmes connus ou importants sont fournis aux utilisateurs. Savoir les programmer n'est pas plus nécessaire que savoir exécuter les 4 opérations sans machine. Il faut bien distinguer les activités éducatives pour un élève, des performances qu'un élève même relativement ignorant peut obtenir en recourant à une technologie puissante. J'ai conscience de n'avoir qu'effleuré le sujet prévu. Mais pouvais-je espérer plus qu'attirer l'attention sur quelques faits et leurs conséquences, lancer quelques idées, provoquer peut-être des réactions ? J'essayerai de répondre à celles qui me seraient transmises. Un retraité a quelques loisirs pour cela ! Jacques Bastier, Professeur agrégé de mathématiques retraité Paru dans la Revue de l'EPI n° 79 de septembre 1995. ___________________ |