Au sujet des acquisitions méthodologiques essentielles aujourd'hui
(1re partie)

Jacques Bastier
 

INTRODUCTION

     La révolution technologique actuelle a déjà transformé profondément de nombreuses professions. Elle a peu touché encore l'enseignement pour divers facteurs assez évidents. Elle pourrait faciliter la tâche des enseignants comme celle des élèves. Elle présente aussi des risques pour les premiers comme pour les seconds. De plus, il existe des apprentissages qui devront, du fait des machines, disparaître du système scolaire, du moins à certains niveaux, pour 2 raisons principales très différentes : soit parce que les machines ôtent tout intérêt à tel apprentissage, soit parce qu'elles permettent un accès plus facile à tel autre, hors de ce système.

     Certains enseignants, en particulier parmi les adhérents de l'EPI ont bénéficié de circonstances assez favorables pour pressentir les changements exigés et permis par notre époque, et ont pu commencer à agir en conséquence. L'intérêt général des élèves et celui de nos plus jeunes collègues en particulier, imposent qu'un grand nombre d'enseignants, qui sous-estiment leurs possibilités, adaptent aussi leur enseignement sans attendre des recyclages ou des équipements improbables ou utopiques. Je vais essayer de montrer comment en développant les 3 points suivants :

  1. Divers facteurs plus favorables apparus récemment, au milieu d'autres qui le sont moins et à ne pas perdre de vue, devraient permettre à beaucoup d'infléchir déjà leur action avec profit.

  2. Une telle action repose sur une réflexion sur le sens à donner à la formule : acquisitions méthodologiques avant accumulation des connaissances.

  3. Dans la formation commune des 12-17 ans environ, principal objet de ce texte, une modification modeste des emplois du temps qui s'accompagnerait d'avantages pour tout le monde pourrait faciliter l'évolution envisagée. Sa mise en oeuvre rapide semble compatible avec les structures actuelles, donc à ranger parmi les changements qu'on peut espérer obtenir assez vite.

     Les adhérents de l'EPI, du fait de leur expérience, me semblent les mieux placés pour apprécier l'enjeu, et envisager ce qu'il serait déjà possible de faire dans les diverses disciplines et dans les directions indiquées dans mes propos.

I - LES FACTEURS PLUS (OU MOINS) FAVORABLES

     De nombreuses familles sont en train de prendre conscience que des études toujours plus longues et des diplômes de plus haut niveau répondent mal à leur attente, en n'aidant guère leurs enfants : à trouver le bonheur dans notre société, à accéder à une profession, à répondre aux besoins du pays. Ces 3 exigences sont en partie liées. Le système scolaire n'est pas seul en cause et il n'est question ici que des améliorations dépendant de lui, donc de nous. Cette prise de conscience conduit déjà à une idée des nouvelles exigences.

     Les milieux professionnels, les loisirs et les médias ont fourni au grand public et à la plupart des enseignants un minimum de contact, de connaissances et d'expérience de l'informatique, ou des technologies nouvelles qui lui sont souvent associées. Il est possible de s'appuyer là-dessus pour distinguer les enseignements qui doivent passer au premier plan pour les 12-17 ans et renverser une fâcheuse tendance actuelle, décrite ci-après.

     Selon des documents officiels la mission des professeurs est double avec d'une part en tête des programmes (ou articles des), des objectifs généraux relatifs à des acquisitions méthodologiques, et d'autre part les programmes eux-mêmes, listes de savoirs et savoir-faire à accumuler. Il est moins facile de remplir la première de ces 2 missions et d'apprécier dans quelle mesure celle-ci est remplie grâce aux tests, contrôles ou examens habituels. Or cette mission a pris plus d'importance que l'autre au moment où l'extension de l'enseignement général commun à la majorité des 12-17 ans force les maîtres à privilégier la seconde, plus appropriée à donner à tous et à eux-mêmes, l'impression que le travail de chacun porte toujours des fruits sensibles. Un enchaînement de cause à effet provoque alors une distorsion entre les objectifs fixés et la réalité, distorsion qui croît avec l'âge des élèves.

     Dès lors à quoi bon conserver des contenus vainement encyclopédiques, destinés à se compléter d'une discipline à l'autre, et à s'enchaîner d'année en année ? Même l'Institution le reconnaît implicitement quand elle interdit, ou renonce à imposer, des redoublements considérés autrefois comme le meilleur moyen de remettre dans le coup les élèves en retard.

     La seule ligne de conduite raisonnable semble toute tracée : essayer de remonter la pente en accordant une plus grande part aux acquisitions méthodologiques les plus susceptibles d'apporter à la plupart des 12-17 ans, des chances sérieuses de s'insérer dans notre société, et d'y trouver des tâches que les machines ne risquent pas de leur prendre dans un avenir proche. Ces suggestions peuvent laisser sceptique, mais l'essentiel est qu'elles contribuent, même indirectement, à apporter un jour prochain, une solution aux problèmes actuels d'un enseignement qui apporte peu à la majorité des 12-17 ans et qui, dans le même temps, abandonne à eux-mêmes ceux qui tiraient dans le passé un vrai profit d'études secondaires, correspondant mieux alors, à leurs goûts et aptitudes.

II - ACQUISITIONS MÉTHODOLOGIQUES AVANT TOUT

     Notre intention est de résumer en ces termes, en les adaptant à notre temps, des formules comme « une tête bien faite plutôt que bien pleine », et « apprendre à apprendre », plus souvent citées que mises en pratique. Le moment est venu de voir clairement de quoi il s'agit et ce qu'il est possible de faire dans cet esprit.

II-1. Un problème très élémentaire

     Enoncé : pour le dernier goûter des 23 enfants d'une colonie de vacances, un moniteur constate qu'il lui reste 7 plaques de chocolat, chacune prédécoupée en 18 petits carrés. Comment ce moniteur peut-il calculer le nombre de carrés à distribuer à chaque enfant ? Il dispose d'une calculette (modèle de base).

     Solution : prendre la calculette et utiliser la suite des touches : ON 7 × 1 8 : 2 3 =, lire alors sur l'écran 5,478... et décider donc de donner 5 carrés à chacun et de mettre de côté ceux qui resteront.

II-2. La machine ne peut rien faire sans l'homme

     Ce modeste sujet peu intéressant en lui-même, l'est par contre beaucoup par les commentaires qu'il peut susciter. Certains peuvent conclure un peu vite que la calculette a résolu la question. Oui, mais pas seule ! Il a fallu que le moniteur sache choisir la suite des opérations à exécuter, et sache aussi utiliser le résultat fourni en négligeant les chiffres après la virgule. Tout ceci peut devenir inconscient par excès de simplicité. Mais nos souvenirs des problèmes de l'école élémentaire nous rappellent que les écoliers butaient (et butent toujours) plus sur le choix des opérations à faire que sur leur exécution proprement dite. Un instant de réflexion montre qu'en fait ces démarches proprement humaines se retrouvent dans chaque recours à une machine ou à une technologie, même si elles deviennent aussi plus ou moins inconscientes en s'intégrant à notre vie courante.

II-3. Le progrès déplace le rôle de l'homme sans le supprimer

     Revenons à notre problème. Il est possible de concevoir une calculette qui dispense le moniteur de choisir les opérations à faire et de supprimer les décimales du résultat. Mais cette calculette ne verra le jour que si elle permet de résoudre automatiquement, non pas ce seul problème, mais aussi tous les problèmes semblables (par exemple le partage d'oranges provenant de filets comprenant un même nombre d'oranges de même calibre), ainsi qu'un certain nombre d'autres problèmes d'arithmétique de l'école élémentaire. (De telles machines existent pour des problèmes d'un niveau un peu plus élevé). L'utilisateur de cette nouvelle calculette devra alors choisir, non les opérations adaptées à son problème, mais lequel des problèmes enregistrés correspond au sien. La difficulté sera autre mais pas forcément moindre!

     Jacqueline Zizi, mathématicienne et informaticienne déclarait récemment : « un ordinateur traite en grande partie tous les problèmes de mathématiques posés au bac », pour un élève de niveau non précisé disposant de cette aide. Avec les banques de données et les autoroutes de l'information peut-on croire qu'il n'en sera pas de même bientôt dans beaucoup d'autres disciplines, en dehors de certains types d'épreuves comme les compositions ou dissertations ? Voilà qui confirme encore le besoin de s'orienter vers une formation conduisant à des épreuves moins à la portée d'une machine, quoique mieux adaptées à notre époque et aux candidats actuels.

II-4. Trois types d'acquisitions par ordre d'importance décroissante

     4.1. Savoir préparer le recours aux technologies de base, fondamentales ou les plus courantes et savoir en tirer ensuite la solution adaptée à une situation donnée. L'homme est seul à pouvoir assurer ces activités, même si les progrès tendent à en déplacer constamment le niveau.

     4.2. Savoir exécuter soi-même entièrement ces mêmes tâches sans l'aide d'une machine mais dans des cas très simples. Ex. : les 4 opérations. Car il paraît difficile de faire appel à une machine sans avoir une idée de ce qu'elle va faire à notre place.

     4.3. Savoir se servir de ces technologies de grande diffusion dans le sens technique le plus strict sans rapport avec les 2 points précédents : mise en service, communication des ordres prévus, etc. Il semble raisonnable de ne pas surestimer ce 3ème point car avec les progrès déjà observés il est prévisible que nos 12-17 ans feront de plus en plus cet apprentissage avant que le système scolaire dispose des moyens de l'assurer! Cette remarque s'applique encore plus aux technologies d'avant-garde ou plus sophistiquées dont il serait inopportun de s'occuper en dehors des formations spécialisées à objectif professionnel à court terme, tout évoluant si vite !

II-5. Une place reste à l'accumulation de connaissances

     Soit une liste de questions (ou de problèmes) avec les réponses (ou solutions) appropriées. Apprendre par coeur la liste de ces questions associées à leur réponse relève d'un accumulation de savoirs ou de savoir-faire. Un enregistrement de la même liste (comprenant des programmes pour les savoir-faire) dans la mémoire d'une machine est devenu dans la plupart des cas le procédé le plus pratique, le plus rapide et le plus économique pour disposer de ces savoirs. Il serait prématuré pour autant de conclure que tout apprentissage de ce genre devient inutile pour l'homme qui dispose de machines toujours plus performantes, du moins en dehors de certains domaines qui échappent encore à ces dernières par leurs nouveauté, particularité, ou complexité et qui n'ont guère d'intérêt pour nos 12-17 ans.

     Prenons un cas précis. Soit à trouver ou à vérifier le sens ou l'orthographe d'un mot. Ici, le recours à un dictionnaire exige de savoir lire et de connaître un vocabulaire de base et un peu de grammaire pour comprendre quelques phrases courantes. Ces connaissances de base sont accumulées au début de l'étude d'une langue. Elles peuvent être étendues ensuite selon les besoins et aptitudes des gens sans que personne puisse se passer ainsi à vie d'un dictionnaire pour un mot inconnu, oublié ou incertain.

II-6. Dictionnaire livre ou dictionnaire électronique ?

     Ils ont le même objectif mais pas du tout le même intérêt éducatif ! Un apprentissage digne de ce nom semble inutile pour utiliser un dictionnaire électronique : observons les enfants autour de nous ! La question est plutôt de sentir l'exigence de compléter ainsi ses connaissances en cas de doute et d'avoir la volonté de satisfaire cette exigence. L'utilisation d'un dictionnaire classique exige par contre une acquisition méthodologique au sens donné ici à ce terme. Ce premier exemple mérite une analyse. Cette acquisition comprend d'abord la connaissance de l'alphabet, mais savoir en réciter ses lettres dans l'ordre n'est pas suffisant en soi pour un premier classement des mots selon leurs initiales. Maîtriser complètement l'ordre lexicographique de tous les mots exige davantage encore.

II-6.1. L'acquisition méthodologique de l'ordre lexicographique

     Cette acquisition est très intéressante quoique les machines maîtrisent avantageusement toutes les questions purement techniques touchant cet ordre. Elle permet à l'homme de classer des mots dont la longueur et le nombre n'ont pas de limites fixées, contrairement aux machines qui ont, comme dans tout autre cas, des limites liées à la capacité des mémoires électroniques, ce qui est devenu moins gênant avec le progrès. Mais seul l'homme peut observer qu'un ordre très voisin sert à classer les nombres. Enfin il peut associer aux éléments de tout ensemble fini, divers ordres lexicographiques (activité créatrice) adaptés aux applications désirées, qui seront alors traitées à l'aide d'un ordinateur, avec des programmes classiques créés à l'origine pour la gestion : insertion, suppression, correction ou recherche d'un élément, tri, etc. Cette acquisition méthodologique quoique élémentaire correspond finalement à un apprentissage d'un intérêt exceptionnel.

II-6.2. L'intérêt éducatif des machines a ses limites

     La comparaison entre les 2 types de dictionnaires mérite encore quelques lignes. Pour obtenir presque immédiatement d'une personne ignorant l'ordre lexicographique, les sens (ou traductions) de mots d'une longue liste, il vaut mieux lui fournir la machine appropriée que de l'envoyer ou de la renvoyer à l'école. Un dictionnaire classique est un outil pratique désuet cependant valorisé par l'acquisition méthodologique qui lui est liée. Bien sûr, il est possible de concevoir une machine simulant parfaitement le feuilletage d'un dictionnaire classique pour retrouver les avantages de ce dernier, qui oblige pour gagner du temps à maîtriser l'ordre lexicographique et à opérer avec plus d'attention, pour éviter d'avoir à rattraper des erreurs. Mais cette machine devrait être d'une certaine puissance et pourvue d'un logiciel spécialisé sans intérêt pour le grand public, donc guère économique en 1995.

     Le progrès des machines autorise bien des espoirs au prix d'un peu de patience. Mais est-il raisonnable d'être pressé ? Une fable de La Fontaine peut nous faire craindre de connaître le jour où les machines munies de logiciels adaptés, créés par certains d'entre nous, seront bien au point et bon marché, car notre Ministre pourra se passer alors de beaucoup d'entre nous!

     Peut-on encore compter sur la curiosité des élèves à l'égard des nouvelles techniques ? L'expérience montre que si « tout nouveau tout beau », la nouveauté ne dure qu'un temps. Temps trop court si les enseignants ne disposent pas de la machine convenable avant que celle-ci n'ait perdu son auréole pour la majorité des élèves de 12-17 ans. Recherchera-t-on un jour les vieux dico. dans les greniers ?

II-6.3. Un premier piège à éviter

     Savoir lire et écrire couramment le français est une base indispensable et indiscutable de toute formation. Ceci a été rappelé récemment par notre Ministre et par quelques personnalités connues. À les entendre on pourrait presque penser que c'est la seule formation générale que le système scolaire doit absolument assurer. Il est vrai que le monde actuel fournira de plus en plus le moyen d'accéder à partir de ces bases, à la plupart des autres savoirs, sans recourir à un contexte scolaire traditionnel, sauf pour les formations spécialisées, d'avant-garde, hors de nos propos. Notons que toute formation portant sur un domaine nouveau exige au départ, comme pour le langage de l'exemple, une accumulation de certaines connaissances de base. Ceci est important au début de toute spécialisation à but professionnel en général.

     Mais dans les autres cas, l'enseignant doit éviter de se laisser entraîner à réduire son enseignement à cette accumulation de notions de base, touchant successivement un grand nombre de domaines divers, sans jamais aller au-delà : défaut et risque de l'enseignement général commun des 12-17 ans, accentué par le développement explosif des connaissances dans les domaines classiques et dans de nouveaux domaines dont personne ne paraît capable de gérer raisonnablement la concurrence dans les programmes scolaires. Chaque enseignant se doit donc de pallier cela sinon il tombera alors sur le coup d'une des critiques les plus sérieuses opposées jadis à l'enseignement des mathématiques modernes : introduire trop de notions nouvelles pour avoir le temps ensuite de montrer comment les utiliser avec profit.

La suite de cet article paraîtra dans le prochain numéro.

Jacques Bastier

Professeur agrégé
de Mathématiques, retraité
Animateur de recherche pédagogique
en informatique de l'IREM de 1973 à 1983

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 78 de juin 1995.
Vous pouvez télécharger cet article au format .pdf (133 Ko).

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