Roman noir pour écran blanc Jean-Louis Malandain Présentation Frontières vomie est un roman de type arborescent, composé de 10 chapitres et d'un épilogue totalisant 79 pages-écrans complétées par une table des matières, une illustration en couleurs pour chaque chapitre et une vingtaine de citations dont on peut émailler le cours du récit. Des choix sont proposés au lecteur qui lui permettent de préférer tel ou tel itinéraire dans le développement de l'intrigue, sans pour autant modifier la tragique destinée du héros. Le support est une disquette de 1,4 Mo, vendue sous jaquette avec une notice au prix de 150 F. et diffusée par l'auteur-éditeur. Cet objet léger, ni volumen ni codex, délivre à l'écran un texte authentique, qui a son numéro ISBN, aussi réel qu'un disque ou une cassette qu'on ne saurait écouter sans un appareil adéquat. Gageons que la future Bibliothèque nationale de France le présentera à son rayon des oeuvres immatérielles. Naguère, même quand un écrivain décidait de publier à compte d'auteur, il avait recours à un façonnier qui imprimait et reliait son oeuvre. Ce qui est le plus marquant en la circonstance est l'intention nettement déclarée d'utiliser l'outil informatique pour tout faire par soi-même, de la création littéraire à la mise en forme éditoriale. Jean-Marie Pelloquin, c'est l'auteur, a donc utilisé un logiciel spécialisé (système-auteur Ego) pour éditer ce qu'il avait à coeur d'exprimer sur les ravages de l'exclusion dans notre société moderne ; par le biais de la forme romanesque et du genre autobiographique, tel un « Candide » lugubre, il nous fait parcourir les lieux et les situations des exclus : mendicité, racisme, expulsions, sexisme, migrations... Il a pris le risque de la publication, c'est-à-dire du jugement public, à la différence de tentatives antérieures restées confidentielles, en particulier dans le domaine de la poésie. Ce nouvel artisanat est le produit de l'informatique qui met à la disposition de l'individu un outil de création et de diffusion, justement appelé PC (personal computer). Les médias à l'affût des scoops sont passés à côté de celui-là, sauf le magazine Science & Vie Micro, qui en rend compte dans son numéro d'octobre 1994, et, bien sûr, la Revue de l'EPI ! Chacun, à la lecture de l'oeuvre, appréciera les qualités littéraires du texte et l'intérêt des thèmes développés. Il faudra sans doute un certain temps avant que n'apparaisse une « critique littéraire » en bonne et due forme. De même serait-il imprudent d'attendre l'avis de Bernard Pivot avant d'acheter l'ouvrage. Pour donner un avis très personnel, le titre est peu engageant ; sa coloration annonce quelque morbidité dans les scènes du roman ; une des illustrations est scabreuse pour un public en âge scolaire. On croit percevoir dans l'écriture l'influence des bandes dessinées qui forcent le trait et ne répugnent pas à la mise en scène du sordide. Cela dit, il serait intéressant d'observer les réactions d'un public d'adolescents, peu enclins à la lecture et plutôt portés vers les écrans que vers le papier. Ergonomie L'appel des différentes commandes et la circulation dans le texte (au clavier et/ou à la souris) sont souples et agréables. On notera que la souris se place automatiquement sur le choix le plus probable (par exemple, « Page Suivante »). Les annexes ouvrent sur des fonctions et des informations complémentaires. Le choix de la couleur, pour les lettres et le fond, immédiatement visible, est très efficace. L'accès aux variantes orthographiques parues au Journal officiel en décembre 1990 avec la caution de l'Académie française, est une illustration intéressante des avantages de l'écran sur le papier. On est moins convaincu par la gestion de la vingtaine de citations qu'on peut appeler à tout moment au cours de la lecture et l'accès à la liste des auteurs et oeuvres sollicités, d'autant que la correspondance n'est pas toujours indiquée. Lisibilité Voici la page 16 de Frontières vomie. Comme toutes les autres, elle s'inscrit dans un carré d'environ 50 caractères par 30 lignes :
L'électronique n'évite ni les coquilles ni les fautes (de frappe ou de français ?) : « accueuil », « Puisqu'on ne me refuse l'accès »... Constat intéressant que les partisans de l'édition professionnelle ne manqueront pas d'exploiter. L'affichage est en mode texte de type Pica (un caractère par case) sans espacements proportionnels ; le type de police choisi est agréable ; l'interligne est suffisamment large. Pourtant des défauts majeurs gênent la lecture. La mise en page et la lisibilité d'un roman répondent à des règles strictes qu'expliquent la tradition et la vaste expérience des imprimeurs, soucieux du confort du lecteur. On ne peut pas enfreindre ces règles sans être conscient de provoquer un effet de sens tant notre oeil est habitué à ce guidage optique. En particulier, le texte d'un roman est toujours justifié (alignement à gauche et à droite, avec césure éventuelle). La composition « en drapeau » (sans alignement à droite) est évidemment de règle en poésie ou chaque vers est une ligne autonome ; elle est admise pour des textes journalistiques. Dans le cas de ce roman dont les pages sont affichées à l'écran, elle crée un trouble d'autant plus gênant que la posture et le confort sont déjà déficients par rapport au bon vieux bouquin qu'on dévore dans les situations les plus diverses (au lit, dans le métro, au bureau, en marchant...). Il en va de même pour l'identification des paragraphes, qui devraient être marqués par un alinéa, et pour le nombre de lignes par page qu'on attend à l'identique sauf en fin de chapitre. La phrase « C'est bon, je passe sans rien déclarer. » est-elle un paragraphe ? Et si oui, quelle est l'intention de cette mise en valeur ? Le grand vide en bas de page est-il significatif ? Dans ce cas, la page est autonome et comporte une cohérence interne qui la distingue de la suivante. Parfois, la ponctuation n'est pas conforme aux règles strictes de la typographie : les signes à deux éléments (:!?;) sont souvent collés au mot qui précèdent alors qu'ils devraient en être séparés par une espace (fut-elle fine !). Voilà bien des détails qui gênent l'oeil et ralentissent son glissement sur l'écran. Dans ces conditions, on fait la part trop belle aux détracteurs de la lecture sur écran et aux inconditionnels du papier qui auront tôt fait de dénigrer une oeuvre sans la lire, au vu de son aspect graphique. Tant qu'à faire de la littérature sur ordinateur, qu'à tout le moins les vertus du support soient éclatantes. Qu'on pense, par exemple, au choix de la taille des caractères et du type de police. Il n'en reste pas moins que la lecture sur écran d'une oeuvre romanesque souffre du manque d'épaisseur (au sens propre du terme) que procure la manipulation d'un ouvrage : la main sent le temps qui passe et la fin prochaine des événements. Il semble également que le lecteur d'écrans s'installe plus difficilement dans l'univers romanesque car la rémanence de ce qui a été lu et investi par l'imaginaire est contrariée par l'effet saccadé de la succession des pages-écrans, comme si l'empreinte temporelle était moins forte et la circulation anaphorique moins fluide. Le point de vue du pédagogue Si un enseignant de français décidait de travailler sur ce roman avec ses élèves, comme il le fait avec les ouvrages à sa disposition, il rencontrerait quelques difficultés à mettre en oeuvre les ressources de l'informatique. Il est impossible de définir un bloc pour isoler une citation ou un passage afin de l'imprimer ou, mieux encore, d'en faire un fichier qu'on pourrait afficher en plus grand ou manipuler sous traitement de texte. Impossible également de rassembler ou de réordonner une collection de pages-écrans constituant un itinéraire particulier. La seule sauvegarde possible est un « marque-page » pour reprendre la lecture à un endroit précis. On comprend bien que l'auteur n'ait pas livré son oeuvre en clair (tous les fichiers textes sont cryptés) mais on s'attendrait légitimement à pouvoir user du droit de citation. Si la littérature électronique ne facilite pas la tâche de l'enseignant, on voit mal pourquoi il la préférerait au support papier qui a au moins l'avantage de la photocopie pour que chaque élève ait l'extrait étudié sous les yeux. Il reste, certes, la copie d'écran mais quel temps perdu ! De plus, le choix des lettres blanches sur fond bleu foncé est imprimé en blanc sur fond noir et les lettres blanches sur fond noir sortent noires sur fond gris (que d'encre !). Le principal handicap reste l'impossibilité de soumettre le texte ou des extraits aux analyses lexicographiques ou aux générateurs d'exercices (sauf à le ressaisir), alors qu'il s'agit d'approches parfaitement conformes à l'outillage informatique utilisé par l'auteur. Il est tout de même paradoxal de pas pouvoir utiliser des didacticiels comme PISTES et MACROTHEQUE (Cndp) ou KITÉCRIT (Ciep) alors que le texte est là, tout prêt mais caché ! Malgré ces inconvénients, les pistes ne manquent pas pour une exploitation portant précisément sur l'objet littéraire et culturel. A ceux qui jugeraient le texte peu ou pas littéraire du tout, s'offre l'occasion de travailler sur ce qui définit le style et l'oeuvre littéraire : est-ce le thème ou l'écriture qu'il faut mettre en cause. Une page-écran quelconque présentée sans aucune référence (comme celle qui illustre l'article) peut donner lieu à un questionnement qui ouvrira le débat :
À ceux que séduisent la littérature grise, la bande dessinée, les films noirs ou d'horreur (chapitre X), les productions réputées marginales et les atmosphères lugubres, il sera possible de chercher des correspondances et de faire des comparaisons. On pourra, dans tous les cas, analyser l'effet produit par un récit à la première personne et au présent, chercher des équivalents dans la littérature et se livrer à des exercices de réécriture - recopie (hélas !) et rédaction - à la façon des « Exercices de style », pour modifier la perspective, produire d'autres effets (effacement du locuteur, récit au passé etc.) et vérifier ainsi qu'on échappe à l'impudeur du « je » et à la crudité du présent. La librairie Larousse vient de sortir quelques uns de ses célèbres « Petits classiques » sur disquette dont Candide... L'occasion est trop belle pour manquer la comparaison. Mais ce sacrilège exigera quelque savant bidouillage car le Candide a choisi Macintosh et Hypercard ! Nouvelles technologies, nouvelles lectures ? Dans son état actuel, Frontières vomie est encore trop proche du livre, trop peu confortable pour une lecture plaisir, trop rigide pour illustrer complètement l'apport de l'informatique. Mais c'est un premier roman, au plein sens du terme, premier en tant qu'oeuvre littéraire en français sur Compatible PC (Jean-Pierre Balpe a déjà écrit mais sur MAC), premier roman d'un auteur qui ouvre une voie prometteuse. On ne peut que saluer la performance. Quel que soit le jugement porté sur la qualité littéraire de l'oeuvre, c'est un témoignage précieux sur les préoccupations et l'actualité du moment (1994), sur les mentalités et les comportements des Français, sur les mouvements et les échanges entre les cultures. Pour des étudiants en français langue étrangère, c'est une autre façon de découvrir Paris et ses humeurs. Au-delà de ces remarques sur l'oeuvre elle-même, cette première publication romanesque pour PC nous interroge sur le phénomène de la lecture et sur les lectures de l'avenir immédiat (cf. sur ces aspects, les articles « Lecture(s) et technologies » et « L'écrit fait écran » parus dans la « Revue internationale d'éducation », n° 2, juin 1994, CIEP de Sèvres). Comment évoluera l'édition ? Les gênes ou handicaps évoqués plus haut sont-ils un effet passager dû à la nouveauté du support ou un vice rédhibitoire de l'informatique, mieux adaptée à la consultation ponctuelle et à la recherche d'informations ? Est-ce une question de posture figée devant un ordinateur aussi encombrant qu'un meuble, bientôt remplacé par un écran mobile, léger et autonome ? Guy Schoeller, créateur du livre de poche dans les années cinquante et de la collection « Bouquins » chez Laffont en 1979, a dénoncé dans Livres-Hebdo d'octobre 1994 (n° 131, page 75) le caractère « insipide » des supports électroniques. Répondait-il à Michel Butor qui déclarait, dans Le Monde du 11 décembre 1993, être partisan des « machines à lire » : Fini le temps où l'on tirait un livre à des millions d'exemplaires... C'est sur un écran vidéo portatif grand comme la main que le texte apparaîtra, et une simple pression sur un bouton suffira pour tourner les pages, voilà comment, demain, on lira. « Au XXIe siècle, insiste Butor, tous les livres de poche seront périmés, aussi périmés et lointains que peuvent l'être aujourd'hui les manuscrits qu'on va admirer à la Bibliothèque nationale... Nous sommes à l'aube de l'après-livre ! Il y a eu les manuscrits médiévaux, puis est venue la révolution Gutenberg grâce à laquelle le livre a cessé d'être un objet unique, archi-élitiste, la prochaine étape sera la disparition du livre comme tel mais pas du texte évidemment. » Jean-Louis Malandain Paru dans la Revue de l'EPI n° 76 de décembre 1994. Lire aussi le point de vu de l'auteur. ___________________ |