BAROUD D'HONNEUR

Christian HUDOWICZ

 
     Je n'ai pas l'intention de défendre l'option que j'enseigne et d'offrir ainsi à la presse une nouvelle occasion d'épingler le conservatisme des enseignants, et leur hargne à défendre leurs traditions séculaires et leurs privilèges si enviés. J'ai toujours appliqué les décisions prises dans les Sphères avec la philosophie des vieux ouvriers du bâtiment, selon laquelle « faire ou défaire, c'est toujours travailler ».

     Je me contenterai de dire pourquoi les termes du rapport Dacunha-Castelle sur ce sujet ont paru blessants à quelques jeunes collègues. Les gens de mon âge peuvent toujours se consoler en pensant à leurs contemporains devenus aveugles ou déjà disparus qui n'ont plus la chance de pouvoir lire de si méchants écrits.

     Fort heureusement, on ne trouve pas que des méchancetés dans ce texte, il y a aussi, bien que la distinction soit malaisée, des sottises et des contradictions : je reprendrai donc le ton ironique choisi par les rapporteurs. Les connaisseurs me pardonneront la lourdeur de mes plaisanteries : ils savent que contrairement à la plupart des corps physiques, la plaisanterie est légère quand elle va de Haut en bas, lourde quand elle va de bas en Haut.

     On est frappé par l'impartialité qui préside à l'examen du bilan de la présumée coupable, d'emblée prise comme exemple d'option « détournée de sa vocation initiale » (p. 13) [1], tant à cause « de sa définition que des déviations observées dans sa mise en pratique » (p. 95). Tout faux, donc ! Le cahier des charges était exécrable, et les impétrants ne l'ont pas respecté. Un dossier si accablant dispense de chercher causes, explications, ou autres « circonstances atténuantes », qui risqueraient de fourvoyer le jury vers un verdict plus nuancé.

     Comment s'étonner que, si mal partis, nous en soyons arrivés à « une vue restrictive » de l'informatique (p. 95), en prétendant initier à « l'informatique discipline », aux outils informatiques (voir programmes), et aux conséquences sociales et culturelles de l'informatique ? Il faut sortir de cette impasse, et ce n'est possible qu'en n'enseignant que « l'informatique outil », sans restriction d'aucune sorte, cela va de soi.

     D'ailleurs, magie de la ponctuation, il suffit de mettre entre parenthèses l'apport de l'enseignement de la discipline à la formation générale (p. 95), et il n'est utile qu'à ceux qui vont devenir informaticiens professionnels. J'ai eu des professeurs de physique, (peut-être y en a-t-il encore), qui perdaient deux temps, voire quatre, à nous expliquer le moteur à explosion, alors que seul le permis de conduire sert à ceux d'entre nous qui ne sont pas devenus garagistes. Supposons qu'à côté de l'éducation physique imposée à de futurs amateurs dans le meilleur des cas, et dans le pire à une majorité de spectateurs de téléfoot, l'enseignement puisse se payer le luxe d'une option musique. Il est clair qu'on devrait s'y interdire toute allusion au solfège et à quelque instrument que ce soit, car ce ne serait utile qu'aux concertistes professionnels et gâcherait la jeunesse de tous ceux qui « utiliseront (la musique) dans leur activité professionnelle future, voire dans leur vie personnelle ». Certains direz-vous, plutôt que de l'utiliser, aimeraient en faire ? La réforme les autorisera sagement à être autodidactes : « Ceux qui sont fortement motivés et/ou très doués ne mettront pas longtemps à devenir des virtuoses (du DOS) et à en remontrer à leurs enseignants, si ce n'est à bien des informaticiens. » (p. 98). Empêtrés dans nos corporatismes, nous autres enseignants n'aurions jamais envisagé une solution d'une aussi radicale simplicité.

     Les programmes ne nous poussaient pas particulièrement à former des professionnels, et nous n'avions pas conscience de le faire. Nous voilà convaincus. Ce crime serait semble-t-il pardonnable, s'il était perpétré à l'aide de bons outils. Mais notre enseignement « porte en effet sur le seul langage PASCAL, très peu utilisé en dehors des établissements scolaires. »(p. 95). Inutile de chercher à savoir si, à travers l'indispensable médiation d'un des trois langages autorisés à l'examen, nous tentons d'enseigner, non ce langage, mais l'informatique. Si d'autres langages, non retenus (LOGO, par exemple) n'auraient pas pu rendre de grands services dans le domaine de « l'apport dans la formation générale ». Si une défense et une maintenance honnête de L.S.E. par ceux qui en avaient la charge n'aurait pas eu un impact intéressant dans le domaine culturel (et dans la lutte contre « l'élitisme », quoique je ne sois pas sûr que ce mot ait pour moi le même sens ni les mêmes connotations qu'il a pour les rapporteurs.) Si toutes les disciplines enseignées au lycée ne pratiquent pas ainsi, en utilisant des matériels et des exemples scolaires, pour leur valeur de formation de l'esprit, laissant l'adaptation stricte aux postes de travail futur à la charge de l'employeur, seul compétent à ce niveau. La cause est entendue : Si on voulait faire de la formation professionnelle, ce qu'on a admis (et condamné) plus haut, il faudrait enseigner un langage utilisé hors de l'enseignement. Lequel ? Aucune importance puisque « la question de l'utilité d'une option de détermination informatique doit être... reposée »(p. 95), et « ne paraît plus nécessaire » à la page 98 . Ne perdons pas de temps en « métaphysique ».

     Le paragraphe sur les aspects sociaux, économiques et culturels de l'informatique (p.96) en éclairera plus d'un sur la nécessité d'un recyclage personnel. J'ai été formé sous l'ancien régime et certains de mes professeurs de physique-chimie peu au fait des arcanes de la « transdisciplinarité pluridisciplinaire » n'hésitaient pas à l'occasion, à poser les problèmes, par exemple, de l'utilisation du nucléaire. (À l'époque, en province surtout, le rapport était encore loin de nous être parvenu, et on posait encore tout bêtement les problèmes . Il y a peu de temps que je sais qu'on peut désormais les « confirmer » après les avoir « soulevés » p. 96). C'est même un professeur de maths qui m'a laissé croire que sa discipline frôlait parfois la métaphysique. Je ne m'étais jamais rendu compte à quel point ces maîtres m'avaient corrompu. Professeur de français, j'ai l'habitude médiévale de rechercher précisément les questions controversées, susceptibles de fournir des thèmes de discussion. J'ai enseigné plus de trente ans sans me rendre compte que ce qui doit faire l'objet d'une réflexion ne saurait être matière à enseignement (p. 96). Je n'aurais pas sans hésitation rattaché à la métaphysique la question sur l'erreur d'ordinateur (a-t-elle bien été posée ainsi, d'ailleurs ?), mais j'avoue ne pas fuir systématiquement cette région de la philosophie, malgré sa condamnation par VYCHINSKI à MOSCOU en 1939. Bref, pour moi un recyclage ne suffira pas : je suis justiciable d'un vrai lavage de cerveau.

     Je ne suis pourtant pas incurable : concernant les épreuves d'examen, j'ai compris que, puisque l'option est surtout enseignée dans les meilleures TC, etc., il faudrait poser des problèmes de calcul numérique, par exemple, plutôt que des problèmes portant sur les chaînes de caractères ? (qu'est-ce qui avait bien pu nous inspirer cette idée saugrenue ?) (p. 96)... Je n'y aurais jamais pensé tout seul, mais j'admets aussi sans démonstration que la seule solution pour remédier « au fort déséquilibre en faveur des sciences dures et surtout des mathématiques » dans la « sélection des enseignants » de l'option (p. 96) consiste à confier à l'avenir l'enseignement de l'algorithmique aux seuls professeurs de mathématiques (p. 99) ! Je peux progresser, quand on m'explique. Je comprends moins bien la plaisanterie de la page 97 « s'il fallait trois ans pour utiliser un traitement de texte, telle entreprise connue aurait fait faillite depuis longtemps ». Outre que les faillites d'entreprises connues ne sont pas si rares par les temps qui courent, je ne connais personne qui ait subi trois ans de formation. Quant à mes élèves de l'option, ils me supportent bien trois ans, mais seulement 250 heures chacun au total, en données corrigées des grèves saisonnières. Sur lesquelles une dizaine peut-être consacrées au traitement de texte, qui ne les rendent pas virtuoses, mais aptes à le devenir. Je suis un peu déçu par la relative innocuité de ce venenum in cauda. J'espérais mieux.

     N'ayant pas attendu le rapport pour m'inquiéter de certaines évolutions, critiquer certaines orientations que je suis bien obligé d'appliquer (la forme de l'examen, par exemple, le « choix des langages » et ses conséquences pédagogiques et culturelles, le détournement parfois concerté vers une pré-préparation aux grandes écoles, etc.), ce ne sont évidemment pas les critiques qui me choquent, mais leur caractère exclusivement négatif reprochant tout et le contraire, leur ton sottement agressif et sans réplique, bien peu respectueux des efforts d'innovation de gens que l'on se propose d'engager dans une autre action, sitôt cette douche froide séchée. Il me semble que le bilan de l'option informatique, et même ses échecs, auraient mérité une analyse sérieuse. Après un état des lieux aussi peu contradictoire, et de si douteuse bonne foi, la prudence risque de tempérer mon enthousiasme à signer le prochain bail. Et lors du prochain jugement, je souhaiterais que la sentence préexiste moins visiblement aux débats, ne serait-ce que pour sauver les apparences.

     Je reconnais à tout maître le droit de noyer son chien si tel est son bon plaisir. Mais s'il l'accuse de la rage, alors je demande que le procès ne soit pas une parodie bâclée. Je sais qu'il n'est pas agréable d'être chargé d'une exécution, et je me souviens des paysannes de mon enfance qui s'exhortaient à décapiter le canard en l'accablant préalablement d'injures ; mais il me semble que les rapporteurs n'auraient rien perdu de leur dignité en se dispensant de rites propitiatoires de cet ordre.

Christian HUDOWICZ, Montpellier.

Paru dans le  Bulletin de l'EPI  n° 61 de mars 1991.
et dans la  Revue de l'EPI  n° 104  de décembre 2001.
Vous pouvez télécharger cet article au format .pdf (81 Ko).

NOTES

[1]. La numérotation des pages citées correspond à l'édition originale des Propositions du CNP sur l'évolution du lycée, largement diffusée par l'EPI. Les pages 95 à 99 correspondent aux pages 135 à 141 dans l'édition en livre de poche parue en février 1991 et disponible dans le réseau CRDP-CDDP.
Voir, sur le site, Quel lycée pour demain ?, le chapitre : « L'INFORMATIQUE AU LYCÉE », de ce rapport.

___________________
Association EPI

Accueil

Sommaires des Revues

Informatique et TIC