DIDACTIQUE DE L'INFORMATIQUE ET
PRATIQUES SOCIALES DE RÉFÉRENCE

Christian ORANGE

 
I. INTRODUCTION

     L'empirisme a trop longtemps réglé la question de l'informatique à l'école. Peu à peu cependant une véritable didactique de l'informatique prend naissance  [1], qui tente d'analyser les contenus et d'expliciter les références.

     J. Arsac, J. Rogalski, C. Pair, par exemple  [2], posent le problème en partant de la science informatique et de la programmation. Cela ne va pas sans interrogations, en particulier en ce qui concerne les jeunes élèves :

     « On peut supposer que les étudiants sont capables d'abstraction et d'une certaine formalisation. Peut-on faire la même hypothèse avec les élèves du primaire ou des collèges ? Alors quelle informatique pour eux ? »  [3]

     Une réponse qui utiliserait la coupure entre une informatique « objet d'enseignement », réservée aux lycéens et étudiants, et une informatique « moyen d'enseignement », accessible à tous, ne ferait que refuser le problème. En fait, elle équivaudrait à dénier à l'informatique toute place de discipline scolaire, pour n'en faire qu'une spécialisation.

     Nous pensons qu'une des façons de dépasser cette difficulté est de ne pas se limiter à la seule science informatique, mais de tenter d'autres références.

     Nous proposons d'ouvrir le champ de la didactique de l'informatique en analysant la possibilité d'utiliser le concept de « pratiques sociales de références », introduit par Martinand en 1982 pour l'enseignement de la physique  [4].

     Comme nous le verrons, cette approche supprime la séparation informatique « objet d'enseignement » et « informatique moyen d'enseignement » et présente l'intérêt d'être centrée sur la résolution de problèmes.

     Après avoir rapidement présenté le concept de pratique sociale de référence, nous envisagerons le traitement didactique de ces pratiques, puis nous discuterons la place de cette approche dans la didactique de l'informatique.

II. LE CONCEPT DE PRATIQUE SOCIALE DE RÉFÉRENCE

&     La plupart des disciplines enseignées se réfèrent, implicitement ou explicitement, à des savoirs savants ; le savoir enseigné est alors une transposition didactique de ces savoirs savants [5], c'est-à-dire une transformation, voire une déformation, consciente ou non, de ces savoirs savants, pour les adapter au public visé : la physique, les mathématiques, l'histoire, peuvent se référer à des savoirs universitaires. C'est également le cas de l'informatique : la science informatique existe, elle est présente à l'Université, et l'informatique enseignée à tel ou tel niveau peut s'appuyer sur cette science.

     Cette transposition (du savoir savant au savoir enseigné) est un des objets de la didactique et c'est dans cette perspective que se situent Arsac, Rogalski, Pair...

     Mais, comme nous l'avons dit, il nous semble nécessaire de ne pas se limiter à cette seule analyse des transpositions du savoir savant et d'utiliser d'autres références que la science informatique.

     En effet, l'informatique et les ordinateurs sont de plus en plus présents dans les différentes professions et interviennent dans tout un ensemble de pratiques sociales : optimisation et recherche opérationnelle, automatisation, consultation des bases de données, écriture d'articles ou de rapports etc.

     En quoi ces pratiques peuvent-elles servir de références pour l'élaboration de situations didactiques à différents niveaux de l'enseignement ? Sous quelles formes peuvent-elles être transposées ? Ces questions sont aussi de la compétence du didacticien !

     En particulier, il lui faut mettre cette didactisation sous surveillance et éviter un simple apprentissage technique d'outils décontextualisés ; pour cela, il doit dégager le sens des problèmes dont se préoccupent ces pratiques.

     C'est cette problématique qui définit le concept de « pratique sociale de référence ».

III. DIDACTISER DES PRATIQUES SOCIALES

     Explicitons maintenant comment le didacticien peut contrôler la didactisation de ces pratiques sociales. Deux types de pratiques, les pratiques d'optimisation et celles d'automatisation, présentées brièvement en annexe, serviront d'exemples.

A. Le choix des pratiques de référence

     Tout d'abord, le choix des pratiques de référence ne peut être quelconque : il existe de nombreuses pratiques utilisant l'informatique et elles ne sont pas toutes d'égal intérêt pédagogique.

     Les pratiques d'optimisation, par exemple, ont des caractéristiques remarquables : ce sont des situations de résolution de problèmes, et elles s'appuient sur des théories mathématiques et une recherche fondamentale (analyse, programmation linéaire...)  [6]. Ces deux caractéristiques nous semblent des repères importants pour le didacticien ; elles sont les indices suffisants (mais non nécessaires...) qu'une didactisation est envisageable. Notons qu'on les retrouve toutes les deux dans les pratiques d'automatisation  [7].

     Une pratique sociale étant choisie, il ne suffit pas de la transférer dans la classe, en la modifiant « au jugé » pour la « mettre à la portée » des élèves. Comme nous l'avons dit, la transposition doit se faire sous surveillance ; les choix (ils existent nécessairement) doivent être explicités ; sinon, de transformation en transformation, le risque est grand de voir se développer des activités n'ayant plus aucun sens au regard de la pratique sociale correspondante et donc ne possédant plus les caractéristiques pour lesquelles cette pratique a été choisie.

     Une dérive possible consisterait à perdre de vue le problème sous-tendant la pratique pour tomber dans un apprentissage uniquement technique d'un outil logiciel...

     Autres risques, tout aussi importants : l'inadaptation des situations aux structures mentales des apprenants et aux contraintes pédagogiques de la classe.

     Ainsi, pour analyser de manière critique la didactisation, le didacticien doit-il travailler dans trois directions, correspondant à trois registres différents  [8] : les registres épistémologique, psychologique et pédagogique. Le premier concerne la pratique de référence et la signification des problèmes qu'elle tente de résoudre ; le second, l'élève, ses représentations, ses stratégies de résolution de problèmes, les obstacles qu'il rencontre ; le troisième, la structure classe et les conditions d'enseignement...

     Nous nous limiterons ici à une présentation rapide de l'analyse épistémologique.

B. Analyse épistémologique des pratiques de référence

     Cette analyse des pratiques sociales a pour but d'en dégager les caractéristiques fondamentales (fonctions sociales, problèmes correspondants, concepts fondamentaux, stratégies spécifiques...) et définir ainsi des invariants de la didactisation, qui seront autant de critères de sa pertinence épistémologique.

     Illustrons cela par une ébauche d'analyse des pratiques d'optimisation (voir annexe).

     Pour ces pratiques, on pourrait retenir comme fondamental, (il s'agit là de pistes de travail qu'il faudrait approfondir) :

  • l'existence d'un problème de décision ou de choix ;

  • la présence d'une fonction d'évaluation, construite à partir des éléments du problème (modélisation) et ayant un ou des extremum ;

  • l'utilisation de méthodes permettant d'abaisser la complexité mathématique du problème (méthodes graphiques, simulation...)

     Une « bonne » transposition didactique de ces pratiques, devrait alors respecter ces éléments...

     Mais, si les situations didactiques proposées aux élèves doivent être authentiques au regard de la pratique de référence, cette authenticité n'est pas conformité [9] : il s'agit là de situations contrôlées, qui doivent tenir compte des élèves et favoriser au mieux l'apprentissage.

     Pour cette raison, d'autres caractéristiques des pratiques de référence, non constantes ou jugées plus accessoires, joueront le rôle de variables didactiques qui permettront d'adapter les situations aux conditions psychologiques (âge des enfants, stratégies maîtrisées, obstacles franchissables...) et pédagogiques (gestion de la classe, des programmes...).

     Parmi les paramètres secondaires ou variables, on noterait par exemple, toujours pour les pratiques d'optimisation :

  • qu'on peut se servir de méthodes (graphiques, simulation) et de supports logiciels différents (divers langages de programmation, tableur...).

  • que l'utilisateur peut fabriquer lui-même le modèle de la fonction d'évaluation, ou en prendre un déjà construit ; en particulier, avec un tableur, il peut utiliser une feuille toute faite, en modifier une, ou la construire en totalité.

  • que la complexité du problème et du modèle peut varier considérablement...

     Une analyse semblable pourrait être faite pour les pratiques d'automatisation.

     Cette étude épistémologique permet ainsi de valider telle ou telle situation didactique, au regard de la pratique de référence ; elle donne également des pistes pour l'adaptation des situations. Mais l'ajustement des variables didactiques aux élèves et à la classe ne peut se faire qu'avec les données des registres psychologique et pédagogique. Il y a là tout un travail encore à faire, en particulier sur les deux types de pratiques qui ont été données ici en exemples.

IV. CONCLUSION : PLACE DES PRATIQUES DE RÉFÉRENCE DANS LA DIDACTIQUE DE L'INFORMATIQUE

     En conclusion de la présentation de ces quelques pistes de travail, nous voulons faire des remarques provisoires sur la prise en compte du concept de pratique sociale de référence en didactique de l'informatique.

     a) Il est temps que la question de l'informatique à l'école soit envisagée en termes de résolution de problèmes et non d'apprentissage de méthodes ou d'outils décontextualisés. La référence à des pratiques sociales va dans ce sens et rejoint en cela le souhait d'un certain nombre de didacticiens [10].

     b) Dans cette optique, la séparation informatique « objet d'enseignement » / informatique « moyen d'enseignement » perd sa signification.

     En fait, on pourrait objecter que nous sommes tout à fait ici dans une utilisation de l'informatique comme outil pédagogique au service de différentes didactiques : mathématiques, technologie, pour les exemples choisis. Et le didacticien de l'informatique devrait quant à lui se limiter à l'étude de la transposition de la science informatique. Cette décision serait hâtive et frileuse.

     Il est important de voir que, si les didactiques des mathématiques et de la technologie ne sont pas étrangères à nos exemples, elles n'y sont pas complètement chez elles : l'ordinateur n'est pas ici simplement une aide au travail sur leurs contenus habituels. L'introduction de l'ordinateur et des logiciels dans les pratiques sociales, comme dans leurs éventuelles transpositions, renouvelle les contenus, et ce par des concepts construits grâce aux travaux des informaticiens.

     L'informatique n'est pas ici uniquement le serviteur de tel ou tel domaine ; elle est créatrice d'activités nouvelles qui, pour n'être pas purement informatiques, ont, d'une certaine façon, une filiation avec la science informatique.

     Nous sommes donc bien là sur des pratiques charnières et il nous semble que, comme le chercheur en informatique ne peut s'en détourner, le didacticien de l'informatique ne peut s'en désintéresser.

     Plus généralement, la « notion de pratiques sociales de référence impose... un réexamen des contenus des disciplines d'enseignement » [11] ; nous ajouterons qu'un chevauchement des disciplines et des didactiques est nécessaire pour la cohérence de notre enseignement.

     c) Si, comme le dit Arsac [12], « programmer n'est pas résoudre des problèmes mais en faire résoudre à la machine », c'est une activité abstraite et difficile. Au sein d'une pratique sociale (ou dans sa transposition), on reste à une « simple » résolution de problème (rechercher un optimum pour prendre une décision, faire fonctionner un objet technique...). La situation diminue alors l'abstraction de la tâche dont la représentation devient plus accessible aux élèves.

     Autrement dit, les situations mises en place par didactisation de pratiques sociales utilisant l'informatique contiennent des activités informatiques. Mais celles-ci sont finalisées par des résolutions de problèmes concrets, ce qui doit faciliter leur approche par les élèves de l'école et du collège.

     d) Pour finir, disons que la référence à des pratiques sociales nous semble un moyen d'accéder à la demande de Cl. Pair lorsqu'il affirme qu'il vaut mieux ne pas chercher à enseigner la programmation, mais plutôt aider les élèves à construire les cadres mentaux nécessaires à cette activité [13].

Christian ORANGE

École Normale et Équipe Départementale Informatique de la Manche
Avenue de la République
50200 Coutances

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 60 de décembre 1990.

ANNEXE : description de deux types de pratiques sociales dont on peut envisager la didactisation

1 - Les pratiques d'optimisation

     Le développement de l'informatique et de la micro-informatique dans les entreprises a mis à la disposition des cadres des outils d'aide à la décision : simulation, optimisation, recherche opérationnelle. Ils permettent d'analyser les différents facteurs d'un problème et de les mathématiser de façon à rationaliser les choix.

     Plus particulièrement, dans les pratiques d'optimisation, il s'agit de décrire l'ensemble des décisions possibles et de mettre au point une fonction d'évaluation qui note l'intérêt de chacune de ces décisions ; optimiser, c'est déterminer la décision qui a la meilleure note.

     Prenons quelques exemples très simples, pour présenter ces pratiques ; en fait la difficulté de tels problèmes peut aller du trivial au très complexe :

     Premier exemple [14] :

     Il faut transporter 200 personnes dans des cars de 30 ou 50 places, coûtant en location 500F et 900F. Combien de cars de 30 personnes et de 50 personnes réserver ?

     La fonction d'évaluation choisie ici est le coût total de la location (on suppose qu'il n'y a pas d'autres contraintes). Il s'agit de minimiser ce coût. La résolution peut être graphique [15], utiliser un tableur etc. (Solution : 5 cars de 30 et 1 car de 50)

     Deuxième exemple :

     Il s'agit, avec des rectangles de carton de dimensions données (par exemple 100 cm sur 80 cm) de fabriquer des boîtes (sans couvercle) par découpage aux quatre coins d'un carré (de côté h, égale à la hauteur de la future boite), et pliage, collage.

     Ce problème peut être résolu algébriquement, mais cela nécessite l'utilisation d'une dérivée et la résolution d'une équation du second degré. Avec un tableur, quelques formules simples permettent d'encadrer rapidement la solution (pour les valeurs choisies 14,7cm).

     D'autres exemples simples (choix d'une carte ou d'un forfait de transport...) ou plus complexes, sans solution algébrique [16], peuvent être trouvés dans de nombreux domaines...

2 - Les pratiques d'automatisation

     L'automatisation des machines est un domaine important où l'électronique et l'informatique prennent progressivement le pas sur l'électromécanique.

     On peut distinguer deux grands types de systèmes automatiques [17] :

  • les systèmes asservis ou automatismes de réglage ; ils servent à régler des paramètres continus comme la température ou la pression d'un dispositif.

  • les systèmes par tout ou rien (discontinus), qui interviennent dans l'automatisation de processus, de suites d'opérations, de robots... Ils peuvent à leur tour être divisés en automatismes séquentiels (dans lesquels la chronologie est importante) et automatismes logiques (dépendant uniquement des états du système).

     Dans une centrale nucléaire par exemple (Saint-Laurent-des-Eaux) [18], les trois types d'automatismes existent :

  • des automatismes de réglage maintiennent, en régime établi, les valeurs réglées (masse de dioxyde de carbone...) à leur valeur consigne.

  • des automatismes discontinus séquentiels guident la réalisation de séries d'opérations pour le démarrage et l'arrêt de la centrale.

  • des automatismes discontinus logiques déclenchent des urgences lorsque, par exemple, la température dépasse une certaine valeur, ou que des organes sont en mauvaise position.

     Voici d'autres exemples d'objets techniques courants utilisant des automatismes discontinus (qui peuvent être câblés ou programmés) :

  • automatismes séquentiels : feux tricolores, machines à laver...

  • automatismes logiques : systèmes de protection, ventilateurs électriques sur certains moteurs, déclenchement de l'éclairage public, portes automatiques...

     Si nous nous en tenons aux automatismes discontinus, ils mettent en jeu les concepts de capteur, d'effecteur, de processeur. Programmés (sur des objets réels, des maquettes, ou en simulation graphique [19]), ils demandent l'utilisation de structures de contrôle et de techniques d'analyse variées (tests, séquence ; programmation procédurale ou déclarative).

Christian Orange

Paru dans le  Bulletin de l'EPI  n° 60 de décembre 1990.
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NOTES

[1] Voir en particulier : Colloque francophone sur la didactique de l'informatique, septembre 88, E.P.I. Paris 1989 et Actes du premier colloque franco-allemand de didactique des mathématiques et de l'informatique ; La Pensée Sauvage, 1988.

[2] Colloque francophone... op. cit.

[3] J. Arsac, La didactique de l'informatique : un problème ouvert, in Colloque francophone sur la didactique de l'informatique, septembre 88, E.P.I. Paris 1989.

[4] J.-L. Martinand, Contribution à la caractérisation des objectifs de l'initiation aux sciences et techniques, Thèse d'Etat, Université de Paris XI 1982 et J.-L. Martinand, Connaître et transformer la matière, Peter Lang, Berne 1986.

[5] Y. Chevallard, La transposition didactique : du savoir savant au savoir enseigné ; La Pensée Sauvage, Grenoble 1985.

[6] Voir en particulier : A. Auslender, F. Brodeau, P.-J. Laurent, Programmation linéaire et optimisation ; E. Universalis 1968, et I. Ekeland, Optimisation et contrôle, supplément Le Savoir de l'E. Universalis 1985.

[7] Voir : P. Naslin, Automatique, in Encyclopaedia Universalis ; Paris 1968.

[8] J.-L. Martinand, Quelques remarques sur les didactiques des disciplines, Didactique 1, Les Sciences de l'Éducation, 1-2/1987.

[9] J.-L. Martinand 1986, op. cit.

[10] M. Romainville, Une analyse critique de l'initiation à l'informatique : quels apprentissages et quels transferts ?, in Colloque francophone sur la didactique de l'informatique, septembre 88, E.P.I. Paris 1989.

[11] J.-L. Martinand 1986, op. cit.

[12] J. Arsac, op. cit.

[13] C. Pair, Je ne sais (toujours) pas enseigner la programmation ; informatiques 2 (1988).

[14] Exemple emprunté à l'article « Optimisation » du Dictionnaire des Sciences Hachette (sous la direction de Lionel Salem).

[15] Pour des indications sur une telle solution, voir l'ouvrage précédemment cité.

[16] Voir, par exemple, R. Bland, Gestion et programmation linéaire, Pour la Science n°46, Août 81.

[17] Voir en particulier Automatismes, Encyclopédie des sciences industrielles (E2 p 439) ; Quillet, Paris, 1973.

[18] Encyclopédie des Sciences industrielles ; Quillet, Paris 1973.

[19] C. Orange, J. Courtais, Simulation d'objets techniques : de la programmation procédurale à la programmation déclarative Bulletin de l'E.P.I. n° 47.

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