LOGICIEL ET PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE

Jean-Pierre ARCHAMBAULT

 

     Les apprentissages et les acquisitions des savoirs et savoir-faire supposent un libre accès à la connaissance et sa diffusion à tous. On imagine mal un professeur devant payer une quelconque taxe pour un usage du théorème de Pythagore. La recherche scientifique requiert débat et validation par les pairs. On imagine mal un mathématicien disant à ses collègues : "J'ai établi une nouvelle propriété, croyez-moi sur parole car il n'est pas question que je vous en communique la démonstration."

     Évident. Quoique... des évolutions récentes en matière de propriété intellectuelle du logiciel ont pour conséquence (pour objectif également) l'inclusion des idées, des méthodes intellectuelles en général, pédagogiques en particulier, dans la sphère des échanges commerciaux. La question de la protection du logiciel intéresse donc au premier chef les enseignants.

PROTÉGER LA CRÉATION

     La société a besoin d'innovation. On connaît le dilemme. Il lui faut, contradictoirement favoriser la diffusion de la connaissance et protéger la création.

     Les questions de propriété intellectuelle remontent au 16ème siècle. Les droits d'auteur sont nés pour répondre à des intérêts de réglementation de la concurrence dans l'édition et l'impression, et non pour des raisons morales en faveur de la liberté d'expression. Au contraire, ils ont pu participer à l'organisation de la censure, par exemple à Venise où la création d'une corporation regroupant tous les éditeurs et imprimeurs aida l'Église à supprimer toute littérature hérétique. Dans sa forme juridique moderne, le droit d'auteur est créé à la veille de la Révolution Française par les auteurs de théâtre qui se considèrent spoliés par le monopole d'exploitation de la Comédie Française. En fait, il n'existe de problème de propriété intellectuelle que là où il y a un marché.

     Le domaine des idées, des arts et de la littérature relève du droit d'auteur, les activités industrielles du brevet. Pour être brevetée une méthode doit à la fois être nouvelle, inventive, et donner lieu à une application industrielle. L'inventeur la décrit : la connaissance ainsi révélée est partagée et diffusée. Le monopole d'exploitation exclut la plupart du temps les activités de recherche. Le système des brevets comporte des coûts liés au dépôt, à la validation, à la recherche de contrefaçons avec une inégalité entre inventeurs riches et pauvres. Il faut veiller à ce que ces coûts ne soient pas, pour la société, plus importants que les bénéfices qu'elle peut en retirer.

     Le droit d'auteur, lui, protège, non pas l'idée en tant que telle, le contenu, le message ou l'information mais la forme, l'expression, même s'il est toujours difficile d'imaginer une idée sans sa mise en forme. Par exemple, il ne protège pas la théorie de la relativité mais un ouvrage sur cette théorie. Il y a les droits moraux (respect de l'œuvre, non colorisation d'un film) et les droits patrimoniaux. Le copyright, d'origine anglaise, se préoccupe de la reproduction et de l'exploitation de l'œuvre. Le droit d'auteur reste une exception au principe de libre circulation des idées. Les idées sont "hors du droit" : un thème littéraire, des connaissances scientifiques ou des idées politiques ne peuvent pas être monopolisés. Une fois découverte, la loi de magnétisation d'un métal peut être possédée et exploitée par tout le monde, pour l'éternité. Elle ne coûte plus rien, sauf les efforts à consentir pour se l'approprier !

PROTÉGER LE LOGICIEL

     Aux États-Unis, on peut breveter des logiciels. Les méthodes intellectuelles étant de plus en plus automatisables, informatisables, on y brevète également des actes chirurgicaux ou des méthodes pédagogiques. En Europe, le logiciel est protégé par le droit d'auteur, celui des marques et le principe de concurrence déloyale. Dans les années soixante-dix, le recours au brevet a été rejeté, non pour des raisons théoriques mais politiques et pragmatiques, pour mieux résister à une mainmise des entreprises américaines sur l'industrie du logiciel. On s'est alors tourné, par artifice, vers le droit de la propriété littéraire et artistique, bien que "Les Demoiselles d'Avignon" ou "Guernica" soient d'une nature sensiblement différente de celle d'un programme informatique. Un logiciel est à la fois une idée, une preuve mathématique (suite de prédicats logiques) et une méthode intellectuelle (suite d'étapes de raisonnement). À ce titre il relève du droit d'auteur, même s'il est très difficile de distinguer l'idée de l'expression pour un algorithme. Mais un logiciel est aussi un procédé technique, produisant des effets matériels, remplaçant progressivement des dispositifs matériels. Le sens commun pousserait à considérer un traitement de texte comme une machine à écrire à boules. Le logiciel peut-il alors relever du droit des brevets ?

Une double dérive

     Depuis quelques années en Europe, bien que le logiciel ne relève pas du droit des brevets et sans étude d'impact économique préalable, l'Office européen des brevets de Munich accorde des brevets pour des logiciels.

Première dérive

     Dans un premier temps, on a breveté des inventions comportant un programme d'ordinateur, c'est-à-dire contenant un élément qui fait partie du domaine d'exception. Puis on a breveté des procédés contenant un programme innovant, nonobstant la différence fondamentale existant entre une méthode mathématique, concept abstrait sans résultat technique prescrivant la façon de traiter des nombres et un procédé technique utilisant une méthode mathématique qui s'applique à une entité physique et la modifie. Ensuite, on a étendu le champ de l'industriel en y intégrant les activités commerciales et en définissant l'invention comme nouvelle solution technique d'un problème technique, ce qui permet d'accepter des brevets sur des procédés de traitement de l'information comprenant une dimension technique. Puis on a élaboré la théorie de la machine virtuelle qui veut que le même matériel, activé par deux logiciels différents, constitue deux machines différentes, assimilables à deux machines mécaniques différentes. Est venu le temps des programmes ayant un effet technique et celui des méthodes d'organisation comportant un effet technique (par exemple, la simple introduction d'une adresse IP permet de breveter une méthode : un peu mince mais le tour est joué !).

Deuxième dérive

     À quand le tour des méthodes intellectuelles susceptibles d'être mises en œuvre de façon automatique comme cela se fait déjà aux États-Unis pour des méthodes pédagogiques, répétons-le ? Et celui des idées ?

Innovation et partage

     Les programmes découlent de méthodes de mathématiques appliquées ou de méthodes intellectuelles mais ils ont tous un effet technique, sans que cette notion soit exempte de toute ambiguïté : ainsi la législation considère qu'il y a effet technique pour une description d'invention si elle utilise une base de données relationnelle, mais pas si elle recourt à un système de recherche documentaire. L'interdiction de breveter les idées ou les concepts est tournée en les formulant comme un problème technique. Le brevet logiciel porte sur l'invention, décrite, d'un procédé innovant. On peut ainsi obtenir un brevet logiciel sans écrire une seule ligne de programme mais bénéficier d'un monopole sur tous les logiciels qui le mettront en œuvre ultérieurement ! Par ailleurs, les organismes d'attribution des brevets regarde d'un œil bienveillant leur prolifération...

     Les choses sont donc compliquées. Mais il reste le pragmatisme qui exige que l'on se demande, du point de vue de l'intérêt général, c'est de cela qu'il s'agit, quels sont l'efficacité et les effets de telle ou telle modalité de protection ? Il faut procéder à des études sérieuses. Ainsi, aux États-Unis où 90 % des brevets logiciels délivrés sont de fait invalides par défaut de nouveauté et d'inventivité, des études montrent une corrélation entre la brevetabilité du logiciel et la baisse de l'innovation et du partage. La création informatique est séquentielle, faite d'assemblages de briques existantes. La possibilité d'intégrer les fonctionnalités d'un logiciel dans un autre, de procéder à une combinaison originale d'éléments techniques déjà connus est la clé de l'innovation. Comment ne pas exploiter involontairement l'une des cent mille briques déjà brevetées ? Le brevet est défavorable à l'innovation, au logiciel libre car la diffusion des codes sources facilite d'éventuelles recherches en contrefaçons. Il l'est aussi au partage car on a tendance à garder au secret un procédé complexe et à breveter les procédés simples et sans intérêt qu'il utilise (on ne partage donc pas l'essentiel). Autant pour les systèmes élémentaires indépendants, il est difficile d'attaquer une invention de grande valeur par un brevet sans grande valeur autant, pour les systèmes complexes que sont les logiciels, les brevets sans valeur ont un fort pouvoir de nuisance. Les grands éditeurs passent entre eux des accords croisés et, de plus, ils ont les moyens des contentieux...

     Pragmatisme donc, mais guidé par les grands principes directeurs. Certes, il faut distinguer le cas du logiciel à façon avec un seul client, ou celui du "petit" logiciel pédagogique de ceux des infrastructures utilisées par des centaines de millions d'usagers que sont les systèmes d'exploitation et les réseaux. Cela étant, il faut affirmer avec force le droit à l'interopérabilité et à la compatibilité (si l'on ne peut pas exploiter les données du plus fort l'on est condamné à disparaître), l'obligation de la publication des interfaces des logiciels commercialisés sans leur code source, la primauté des standards ouverts. Sinon, l'effet de réseau caractéristique de l'industrie informatique, qui fait que l'on développe sur la plate-forme la plus répandue qui le devient encore davantage, mène droit au monopole.

Brevet ou pas brevet

     Alors, quelle propriété intellectuelle pour le logiciel ? Dans une étude récente, Jean-Paul Smets-Solanès, chargé de mission à la DRIRE [1] de Lorraine, envisage trois modèles possibles.

     Le premier correspond à la situation actuelle en Europe. La protection repose sur le droit d'auteur, le droit des marques, le secret et le concept de concurrence déloyale. La difficulté d'imiter rapidement une fonctionnalité, de par les délais structurels de développement, renforce les garanties juridiques.

     Le deuxième modèle consiste en une adaptation spécifique du droit actuel des brevets limitant ses privilèges. Il y a deux niveaux de connaissance dans un logiciel : le premier, abstrait (mathématiques, méthodes éducatives, commerciales...) et souvent issu de la recherche, assure la description en langage naturel des principales opérations de traitement de l'information ; le second, pratique, correspond au savoir-faire du programmeur. Le brevet porte sur le premier niveau. L'auteur propose, notamment, la réduction de la durée des brevets logiciels, la protection des "petits" éditeurs des risques juridiques liés à la puissance des grosses sociétés, l'affirmation du droit à l'interopérabilité, à la diffusion en shareware et en freeware, la définition de mesures permettant, de fait, l'approche logiciel libre. Il propose également de distinguer le versement de droits aux détenteurs du brevet sur le procédé informatique (MP3 par exemple) de celui de royalties à l'auteur du logiciel utilisé (Apple, Real...), le marché des inventions de celui des programmes, le droit d'usage des inventions informatiques du droit de reproduction des programmes d'ordinateur (droit d'auteur).

     Troisième modèle enfin, la création d'un droit sui generis pour la protection des méthodes intellectuelles, quelque part au confluent des traditions de l'industrie, qui voit dans l'informatique une simple extension des systèmes mécaniques, de la science, qui l'appréhende comme un équivalent des mathématiques, et des commerçants et des sociétés de service de l'immatériel qui la perçoivent comme une façon d'automatiser leurs pratiques. On peut imaginer un dépôt gratuit, sans examen et immédiatement effectif, un examen a posteriori pour prouver une contrefaçon, un ticket d'entrée à la valeur calculée judicieusement pour éviter le terrorisme juridique, la possibilité de poursuites en contrefaçon de l'auteur de la méthode déposée que s'il exploite lui-même l'invention déposée... Le débat est ouvert. Il concerne tout le logiciel, mais pas que le logiciel.

UNE REMISE EN CAUSE RADICALE

     Ce débat doit s'appréhender dans un contexte plus général. En effet, brevet pour l'industrie, droit d'auteur pour l'activité intellectuelle, exception "culturelle" pour l'éducation... on assiste bien aujourd'hui à des remises en cause radicales, la stricte activité manufacturière appartenant pour l'essentiel au passé, dans une partie du globe au moins. On dépose des brevets sur des séquences génétiques. On s'est mis à le faire, aux États-Unis surtout, pour des logiciels et des algorithmes, sur le principe des hyperliens, le fait d'accéder à une BDD par le Web, le traitement d'une pétition sur Internet, des méthodes commerciales, d'organisation ou pédagogiques...

     La production des biens informationnels impliquant un coût fixe initial élevé sans garantie de succès auprès du public, leur reproduction un coût marginal faible grâce à la numérisation, des pathologies de "protectionnite aiguë" voient le jour. Mais le fond de l'affaire est ailleurs : la part de l'industrie dans la création des richesses diminuant relativement au profit de la composante immatérielle, "il faut" breveter autre chose, toute création utile, la connaissance, l'immatériel, des méthodes intellectuelles. Reste à savoir si c'est efficace en dehors du secteur industriel classique ou de secteurs nécessitant de gros investissements sur la durée ? Si cela a une raison d'être dans le domaine d'une éducation pour tous ? On peut s'interroger sur la légitimité de l'exclusivité quand il s'agit du droit à l'information (extrait d'œuvre dans un journal télévisé), du monopole privé sur le savoir et le patrimoine commun des connaissances de l'humanité.

     On assiste au triomphe de la logique marchande. On a vu qu'elle avait toujours été présente, mais aujourd'hui elle est dominante. Investissement devient synonyme de protection garantie (quid du goût du risque par ailleurs encensé ?), qu'il y ait innovation ou non. C'est particulièrement flagrant avec les banques de données qui regroupent des œuvres déjà connues. Et l'originalité ? Si Flaubert pouvait dire " Mme Bovary c'est moi", que penser de la protection accordée à la plus banale des pages d'accueil Web. Il s'agit là d'un véritable dévoiement. Des antagonismes très forts se font jour suscitant une véritable explosion de péages, de bastilles ("le charme du féodalisme sur les terres du libéralisme !"), mais de bastilles assiégées car la copie est facile, le piratage aussi.

     Les TIC jouent un rôle majeur dans ces bouleversements. Elles ne sont pas qu'une péripétie, même si, pour autant, le vieux droit n'est pas devenu complètement caduc. Elles aiguisent les questions sensibles et chroniques de la rémunération, de l'innovation, de la plus-value intellectuelle. Il est difficile d'appliquer le droit moral sur une œuvre quand elle circule sur le Web. La circulation est sans frontières mais les législations sont nationales. Sur Internet, les droits de reproduction sur un support et de représentation publique se confondent. La copie privée traditionnellement tolérée ne l'est pas pour le logiciel. Mais, de quel droit des "individus" reviennent-ils sur ce droit inscrit dans la loi ? Le consensus sur l'exclusion du champ du droit d'auteur des langages de programmation est remis en cause.

     On est manifestement au-delà des terres traditionnelles de la création littéraire et artistique. Le paradigme juridique est appelé à procéder à des ajustements, à se transformer, comme il doit toujours le faire, la création ne s'arrêtant jamais (puce moléculaire, brin d'ADN synthétique...). On a ainsi le droit nouveau de décompilation (on ne décompile pas une œuvre littéraire !). Mais les changements juridiques se font dans un environnement où les règles sont mal à l'aise devant l'évolution rapide de la technologie et la difficulté pratique qu'il y a de les appliquer et de sanctionner. Réponse unique dans le contexte de montée de l'individualisme et de recul de l'appartenance à des groupes sociaux, le juridique n'en rencontre pas moins rapidement ses propres limites. Il faut réhabiliter des formes d'auto-régulation.

Jean-Pierre ARCHAMBAULT

Cet article est déjà paru dans le numéro 40 de Médialog.

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 103 de septembre 2001.
Vous pouvez télécharger cet article au format .pdf (114 Ko).

NOTES

[1]. Direction régionale de l'Industrie, de la Recherche et de l'Environnement.

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(14 novembre 2001)

 

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