L'ENSEIGNEMENT DE L'INFORMATIQUE AU LYCÉE Francis BLANCHET
Par un professeur de mathématiques qui aime sa matière, qui veut continuer à l'enseigner, qui refuse de la voir dénaturée pour satisfaire les seuls besoins des TICE. Après les quelques errements ministériels sur l'inutilité des mathématiques et le prochain remplacement de celles-ci par l'informatique, le départ peu glorieux de celui dont les déclarations irresponsables ruinaient toute velléité de débat sérieux a permis à chacun de s'interroger sur les rapports compliqués entre l'informatique, les mathématiques et l'enseignement au lycée. Des nombreuses interventions, souvent divergentes sur ces sujets, on peut faire ressortir deux thèmes qui font consensus :
Ce ne sont donc pas ces deux points que je vais développer ici, mais ce qui me semble en être une conséquence directe : l'Éducation nationale ne peut laisser aux entreprises privées, à la débrouillardise individuelle (ou aux aides familiales) le soin de former les jeunes à l'informatique ; le lycée doit donc assurer une formation différenciée, mais solide, à ses futurs bacheliers, pour qu'ils soient armés dans leur vie professionnelle à affronter les ordinateurs et à maîtriser l'évolution rapide des techniques informatiques. Il est donc indispensable qu'il y ait rapidement une prise en compte dans toutes les matières des conséquences de l'irruption de l'informatique par une révision à la baisse de certaines parties des programmes (comme le cours de calcul numérique fut retiré du programme de prépa lorsque les calculatrices l'ont rendu caduc) et par l'introduction de l'apprentissage de l'utilisation des logiciels adaptés à chaque matière (comme ce fut le cas de Mapple et Mathématica en prépa). L'importance des allégements de programme sur les ajouts disciplinaires doit obligatoirement l'emporter pour permettre de créer un enseignement spécifique de l'informatique. Un certain nombre de connaissances liées aux nouvelles technologies seront indispensables à "l'honnête homme" de demain : cela ira de bases de vocabulaire informatique (pour ne pas se laisser subjuguer par des mots volontairement opaques), à des notions de base d'architecture des ordinateurs (pour ne pas se méprendre sur leurs possibilités exactes), aux possibilités de circuler dans le système quand un problème se pose (au lieu de faire appel tout de suite à un spécialiste). Pour assurer un tel enseignement, il faut des heures dont on a vu qu'elles pourraient venir de toutes les autres matières, il faut des enseignants venus soit de disciplines existantes, on pense souvent aux professeurs de mathématiques pour assurer cette formation, soit issus de nouvelles filières : CAPES et Agrégation d'informatique. Je voudrais indiquer pourquoi mes préférences vont nettement à cette dernière option. Professeur de mathématiques au lycée, héritier de la domination des mathématiques pures et de ce qu'on a appelé le bourbakisme dans les années 70, je "côtoie" depuis plusieurs années des informaticiens de l'INRIA. En voyant nos attitudes respectives devant des interrogations liées à l'utilisation de machines, de logiciels, j'ai compris que notre manière d'aborder des difficultés était radicalement différente, que j'avais une approche mathématique, eux une approche informatique : lorsqu'un problème survient je n'ai de cesse de comprendre d'où il vient avant de continuer ; eux savent l'existence d'imperfections dans les programmes, de logiques contradictoires à l'intérieur d'un même logiciel et préfèrent, avec raison, contourner un problème plutôt que de trouver les moyens de corriger les erreurs qu'il révèle ; il n'est pas question de réduire l'informatique à du "bidouillage" mais de constater qu'un informaticien compétent est plus facilement à même de ne pas surestimer le matériel sur lequel il travaille. Nous sommes nombreux à avoir passé des heures à chercher à comprendre pourquoi notre lecteur ne reconnaissait pas un cédérom, pourquoi un message d'erreur nous reprochait un mauvais branchement, à avoir honteusement demandé de l'aide à un informaticien qui a aussitôt passé le disque sous l'eau pour le laver... et résoudre ainsi notre problème ! Autre exemple d'attitudes différentes devant une même question : un problème n'est pas résoluble pour un cryptographe lorsqu'il faut un temps machine trop important pour le solutionner, pour un mathématicien lorsqu'on a montré son indécidabilité. Un cryptographe considère qu'un nombre est premier (il dit pseudo-premier) lorsqu'un (ou des) ordinateur(s) ne peu(ven)t le décomposer en un temps raisonnable, un matheux lorsqu'il a montré qu'on ne pouvait le décomposer. Pour ces raisons, faire enseigner l'informatique par les actuels professeurs de mathématiques serait nuisible à tous : cela réduirait l'informatique à l'état de sous-discipline, cela priverait les élèves d'une logique de pensée aussi valable que celle des matheux, cela modifierait ce que sont les maths et altérerait leur spécificité. On ne peut pas à la fois vouloir intégrer l'informatique dans notre discipline et dire que les programmes la dénaturent. La création d'un CAPES puis d'une Agrégation d'informatique est la seule manière de permettre un développement harmonieux de ces deux disciplines : c'est la seule façon pour que cesse cette pénurie de personnes capables d'enseigner des rudiments d'informatique, pénurie qui explique les tarifs faramineux des stages d'initiation. La création, un moment prévue, d'un CAPES de math-info, ne répond pas très bien aux idées émises ci-dessus ; mais il existe bien des enseignants de physique-chimie (en général physiciens), d'histoire-géographie (presque toujours historiens) alors, d'une manière que j'espère transitoire, on peut envisager des professeurs de math-info dans un premier temps (pour combien de temps ?) essentiellement mathématiciens. Il sera alors rapidement nécessaire de tirer le bilan de cette expérience pour, probablement, dissocier enfin ces deux matières. Francis BLANCHET Paru dans la Revue de l'EPI n° 100 de décembre 2000. ___________________ |