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Quinze enfants... et un OI

Frédéric Denizet
 

Cet article est paru dans l'Ordinateur individuel n° 36 d'avril 1982 (pages 126-127)... il y a 35 ans.

L'Ordinateur individuel a régné sur la presse informatique pendant 35 ans et a absorbé successivement Info PC, SVM et PC Expert. La rédaction du mensuel a bouclé en mars 2013 son 376e et dernier numéro. Micro-Hebdo en fera de même peu après. Les deux revues fusionneront et reprendront le nom du site du groupe de presse : 01net Magazine, dont le premier numéro paraît le 4 avril 2013, il sera ainsi l'héritier d'une longue lignée.

   Un ordinateur qui calcule ? Dans cette classe unique d'un petit village du Maine-et-Loire il ne sert pas seulement à aligner des chiffres les uns à côté des autres. Il conduit un camion-jouet, il fait la lecture, il établit une liaison originale avec l'autre bout de la France. Bref il participe à une interrogation sur l'apprentissage scolaire : comment innover véritablement ?

   Dans cette classe unique un Sharp MZ 80 K assiste une quinzaine d'enfants : 5 « maternelle », 3 CP, 3 CE et 4 CM.

   Tout est parti des contacts que j'ai eus avec un instituteur des environs de Lozanne dans le Rhône : il m'a communiqué nombre de ses programmes.

   Mon premier programme a évidemment traité de calcul. Certes, il ne me satisfait pas pleinement mais il est néanmoins utile. Les enfants font des opérations à tour de rôle et ne retournent à leur place que lorsqu'ils n'ont aucune erreur et lorsqu'ils ont été assez rapides. Tous les enfants du CP au CM arrivent à sortir de cette boucle en moins de 5 minutes. Les exercices sont assez variés et correspondent à ce que ces enfants doivent apprendre. Le but est d'arriver à ce que les enfants calculent avec assurance et rapidité. S'il s'agit là d'un programme-« bâton », les enfants n'en apprécient pas moins ce genre de travail où, soustraits aux reproches du maître et à l'attention de leurs camarades, ils savent qu'ils arriveront nécessairement au résultat, c'est l'ordinateur qui les prend par la main. Ce sont les enfants du cours préparatoire qui ont sans doute le plus de profit à ce genre de travail : compter des croix ou trouver le plus grand nombre d'une série, la logique du programme permet à l'enfant de se faire une idée objective et sans équivoque du monde des nombres. Évidemment, les enfants ne travaillent pas que sur l'ordinateur, ces exercices se font en plus d'un travail assez classique d'autant mieux exécuté.

Le camion-jouet : de la programmation au savoir-faire

   Le principal défaut de ces programmes vient de ce qu'ils privilégient l'aspect quantitatif des mathématiques par rapport à l'aspect qualitatif : les enfants sont très entraînés à faire des additions, mais ils n'en connaissent pas pour autant leur signification. Dans les mathématiques scolaires l'intuition de l'opération passe après le calcul du résultat parce qu'il est plus facile de faire des exercices de calcul que de créer des situations de nature à éveiller et développer l'intuition de l'opération. Il ne faut pas que l'usage de l'ordinateur renforce le formalisme de l'apprentissage des mathématiques ; pour éviter ceci, je me suis procuré un jouet « BIGTRAK » : une sorte d'application du langage LOGO pour programmer des dessins. Il s'agit d'un camion-jouet surmonté d'un clavier, qui permet de programmer les mouvements avant le départ. Les enfants se sont très vite approprié cet objet en faisant preuve d'une grande habileté dans sa programmation. On le programme par exemple pour qu'il aille dans la bibliothèque en contournant les tables de la classe. Dans cette application ce n'est pas tant l'initiation à la programmation qui importe, c'est plutôt la situation dans laquelle se trouvent les enfants : la réaction de l'objet étant différée, il faut donc que les enfants « imaginent » ce qui va se passer et pour cela ils miment dans leur tête le déplacement du camion en vérifiant la conformité de ce déplacement avec le programme qu'ils souhaitent voir exécuté. Une activité intellectuelle qui peut servir de modèle de résolution de toutes sortes de problèmes. Pour aller plus loin, j'ai transposé « BIGTRAK » sur l'ordinateur : les enfants programment le déplacement d'une flèche sur l'écran avec des instructions telles que « AVANCE 4 », « DROITE »... La flèche laisse une trace sur l'écran, ce qui permet aux enfants de dessiner un carré, une spirale, une maison, ou tout autre dessin. Ils construisent une géométrie tout en élaborant un « savoir faire ». C'est une approche toute différente de l'univers mathématique classique. Nous en tirons des bénéfices, sans avoir pour autant une idée précise de toutes ses possibilités d'utilisation. Ce qui est sûr c'est que la porte s'est ouverte sur le monde des mathématiques vivantes.

   Mais il n'y a pas que les mathématiques qui puissent bénéficier de l'utilisation de l'ordinateur, bien au contraire, si l'ordinateur est né d'une culture à base de mathématiques, il convient de le mettre au service de toutes les disciplines. Au delà des mathématiques, j'ai cherché de quelle manière l'ordinateur pouvait aider les enfants du cours préparatoire dans l'apprentissage de la lecture. Certes l'ordinateur ne parle pas, mais il écrit et l'enfant se trouve dans des situations de lecture et il se crée un dialogue en langage écrit. Cela rejoint les idées nouvelles sur la lecture telles que les a formulées Jean Foucambert dans « La manière d'être lecteur » (OCOL-SERMAP). Il faut dit-il court-circuiter la lecture des syllabes et passer directement des signes au sens : « lire consiste à prélever des informations dans la langue écrite pour construire directement une signification ». Dans cet esprit, « l'enseignement est une aide à l'apprentissage », on ne peut pas faire le travail pour l'enfant mais on peut l'aider en le mettant dans une situation d'apprentissage. L'ordinateur est ici une aide précieuse. Il « parle » la « langue écrite » et s'il ne comprend pas ce qu'il dit, on peut le programmer pour comprendre une situation et réagir en conséquence.

Mots et phrases un apprentissage de la langue écrite

   J'ai écrit un petit programme pour illustrer le dialogue écrit (il ne se substitue pas bien sûr aux leçons et aux exercices écrits). Les enfants vont à l'ordinateur après la leçon et s'y relaient pendant quarante minutes environ. Au début de l'année il m'a fallu faire ces exercices avec eux mais en quinze jours ils connaissaient très bien le clavier (majuscules QWERTY) et n'avaient plus besoin d'aide. Chaque jour, j'introduis dans la mémoire de l'ordinateur un texte (texte des enfants, livre de bibliothèque...) de 4 ou 5 lignes et les enfants auront à récupérer des mots, les recopier et comparent une copie du texte à l'original. Je mets aussi dans la mémoire 2 ou 3 mots que les enfants assimileront en comparant l'original à une copie parfois fausse. Ils les recopieront avec modèle, puis sans, jusqu'à les connaître parfaitement.

   Ce programme permet donc, quel que soit le texte, d'opérer sa segmentation en phrases, de la phrase en mots et des mots en lettres. Les enfants deviennent très exigeants sur l'orthographe des mots. Les oppositions (p/q...) et l'ordre des lettres dans le mot paraissent acquis avec plus d'assurance et la mémoire visuelle est vivement sollicitée. Pour ne pas perdre le bénéfice de ce travail, j'ai constitué un petit lexique dans la mémoire de l'ordinateur : ce sont des phrases illustrées par un dessin en caractères semi-graphiques. Ce lexique est remis constamment à jour avec des mots nouveaux. Quelques programmes simples permettent de l'utiliser : copier des mots affichés un court instant, écrire un mot de la phrase dont le dessin seul s'affiche, compléter une phrase par le mot qui manque, etc. Les enfants font quotidiennement ces exercices, ils entretiennent et renouvellent leur « stock » de mots. S'ils apprennent des mots, ils apprennent aussi beaucoup de choses sur les mots. Ils écrivent des textes en remplaçant les mots inconnus par des traits. Ils peuvent alors les taper à la machine ce qu'ils font avec une assez grande aisance ou les composer à l'imprimerie. Ces programmes de situation de lecture au cours préparatoire sont complétés par le jeu du pendu, un jeu sur des anagrammes, un programme qui lit tout le lexique et un autre qui permet de retrouver un dessin en tapant un mot de la phrase.

   Ces programmes sont très modestes d'un point de vue informatique mais je pense qu'ils sont une aide véritable pour les enfants qui apprennent à lire : cet itinéraire quotidien dans le monde des signes est une voie d'accès à la langue écrite. Il n'en reste pas moins que cette utilisation de l'ordinateur tend à renforcer une situation scolaire au lieu de créer une situation vraiment pédagogique. Il faudrait utiliser l'ordinateur pour que les enfants puissent aisément produire des textes pour leur propre plaisir ou pour les envoyer à des correspondants. Une correspondance avec une classe de Lozanne équipée du même appareil nous a permis d'échanger des cassettes de textes-programmes accompagnés de dessins ou de musique. Les enfants programmaient le texte ou se servaient d'un logiciel qui enregistrait le texte dans un fichier. Il faudrait un vrai programme de traitement de texte adapté aux enfants. Avec une frappe rapide et une correction aisée, ils seraient amenés à écrire beaucoup plus et plus volontiers, les fautes ne laissant pas de trace. Par ailleurs, la cassette est une mauvaise mémoire pour les textes car il est long et difficile de rechercher un texte sur une cassette et encore faut-il que l'ordinateur soit disponible. Seule une imprimante pourrait nous sortir de cette situation.

   Grâce à l'ordinateur les enfants pourront peut-être apprendre la langue écrite en la pratiquant dans un dialogue écrit. Un immense champ de recherche s'est ouvert et les idées les plus originales sont encore à trouver.

   Après avoir utilisé l'ordinateur plusieurs mois dans ma classe, je peux dire que c'est un objet très motivant pour les enfants qui boudent la récréation et aussi pour le maître. Il peut nous entraîner à renforcer des situations scolaires aussi bien qu'à créer des situations pédagogiques. De plus cet outil est de nature à enrichir le milieu scolaire. Il peut réveiller la pédagogie de son sommeil dogmatique mais encore faut-il que les enseignants prennent les devants et se l'approprient.

Frédéric Denizet

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Mars 2017

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