Connaissance et communication

Antonio Rodríguez de las Heras
 

   Dans la société industrielle, depuis le télégraphe jusqu'à la communication électronique, les conditions ont été créées pour que l'information coule avec une rapidité, une intensité, et un impact d'une ampleur impensable aux siècles antérieurs, à la suite de quoi, dans la société que nous appelons de l'information, la technologie a créé le bassin digital où cette information peut être contenue en son ensemble. Les distincts cours où elle courait, qui traversaient la société, ont tous débouché dans le bassin immense, impossible à combler, qu'est l'espace digital.

   Nous nous retrouvons désormais sur les bords de cette mer d'information. Mais ce n'est pas une position pertinente que de se tenir en ses bords, et il faut plutôt oser y naviguer. Si nous nous trouvons devant une mer d'information, son mode de navigation est la connaissance. Sans navigation, c'est-à-dire sans connaissance, ou bien l'information nous obligera à rester sur les berges et donc à ne pas en profiter, ou bien elle nous submergera. À cause de l'abondance d'information qui s'est formée, la nécessité de la connaissance est davantage patente. Il est donc clair qu'il faut établir les conditions capables de favoriser la métabolisation d'un environnement si riche en information. C'est pour cela que l'on parle de la société de la connaissance comme la nécessaire suite de la société de l'information.

   « En réalité, ce point de vue ignore que les données n'ont pas de sens, ni ne peuvent être importantes si ce n'est dans un contexte théorique, et que l'accumulation au hasard de données, et mêmes les généralisations qui ne sont rien de plus que des compilations de données, sont en grande partie pure perte de temps si elles ne sont pas accompagnées d'une élaboration théorique capable de manipuler ces résultats bruts et d'orienter la recherche. On ne peut pas savoir qu'une donnée est importante si l'on n'est pas capable de l'interpréter ; et l'interprétation de données requiert l'usage de théories. De plus, seulement les théories peuvent suggérer la recherche d'information non fournie spontanément par les sens : essayez d'imaginer comment aurait pu être possible sans une théorie génétique la recherche d'un code génétique. D'autre part, il est instructif de penser que la découverte que le poulpe fait de son environnement correspond à peu près à la même information que nous recevons du nôtre, ou de réfléchir sur le fait que les chiens reçoivent même davantage d'informations sensorielles d'un certain type que nous, mais que pourtant, ils ne développent aucune science. » (Bunge, 416)

   La connaissance résout le paradoxe ainsi formulé que « les arbres ne laissent pas voir la forêt ». Nous vivons immergés dans un monde de singularités et de choses « irrépétables ». Depuis que nous naissons notre cerveau commence à couper les arbres pour voir la forêt. Et la hache qui permet de couper les arbres sans détruire la forêt est l'abstraction. Celle-ci s'applique à partir du dépassement des sensations primaires et toutes différentes que l'enfant reçoit, comme par exemple, la sensation désagréable d'excès de chaleur qui peut lui parvenir de différentes sources ( le biberon dans la bouche, l'ampoule touchée avec la main...) et qui libérée de ses particularités va lui permettre de comprendre et de dire, bien que ce ne soit ni le biberon ni l'ampoule, que quelque chose brûle, jusqu'à l'abstraction qui suppose une théorie, une formule, élevées sur d'innombrables observations, médiations, cas particuliers. C'est un effort constant pour mettre le monde dans un univers.

   Cet effort doit se réaliser – pour le moment – dans le cerveau, dans un cerveau. Mais de la même façon que nous connectons différents ordinateurs pour réaliser et répéter une tache, la communication entre les cerveaux facilite, intensifie le travail pour produire de la connaissance. La hache doit être maniée à deux mains, et il ne servirait à rien, ou plutôt ce serait un obstacle, que plusieurs personnes voulussent manier la hache, mais au contraire il serait possible et meilleur qu'il y ait plus d'un bûcheron, qu'il y ait un ensemble coordonné de travailleurs.

   De là l'importance de la communication dans la connaissance, par laquelle les résultats du travail d'un cerveau passe à d'autres. Si ce transfert se fait continuellement et depuis de multiples points, c'est-à-dire, divers cerveaux, la communication produit un « nuage » dans lequel la connaissance est en suspension. La connaissance se trouve en suspension dans ce nuage ou noosphère (Soto, 249) dans le laps de temps qui se trouve entre l'émission de la connaissance de cerveaux et sa réception par d'autres, ce qui est alors constamment répété dans tous les sens dans un mouvement chaotique.

   L'être humain teste des conditions pour intensifier, étendre et rendre plus durable ce nuage. L'écriture en a été un excellent allié, car elle permet l'accumulation de connaissance, l'extension dans l'espace et la permanence dans le temps ; et ainsi, la connaissance à laquelle un cerveau accède passe à d'autres afin de continuer à être développée et à fructifier, non plus seulement par la proximité, la coïncidence et le pont tant éphémère de la transmission orale, mais grâce à l'écriture pouvant s'étendre sans limites, sans nécessité de synchronie ni menace de volatilité ; cependant, elle devient plus lente. Les bénéfices de l'écriture sont en partie contrecarrés par le prix que jusqu'alors il a fallu payer, avec la lenteur de la communication écrite en comparaison avec la communication in situ, de mots, de dialogue.

   « Comme l'écriture était à peine usuelle dans la communication des idées, l'unique forme de contact intellectuel fut la rencontre des citoyens entre eux. Effectivement, Athènes offrait la possibilité de cette rencontre. On réfléchissait dans la rue, dans les gymnases, sur l'Agora. On pensait à voix haute. Toute pensée était inévitablement transformée en langage pour quelqu'un : une pensée partagée, attendant l'assentiment ou le refus, mais croissant toujours entre ceux qui participaient en la rencontre. » (Llédo, 12)

   Quand on écrit dans le langage des zéros et des uns et sur les nouveaux supports que la technologie nous a donnés, cette limite de l'écriture disparaît, sans pour autant perdre ses précieux apports de toujours envers la communication. En effet, ce langage est un langage universel, puissant, qui permet d'écrire des mots, des images et des sons sur un support dense (un puits sans fond), qui offre la portée instantanée et planétaire de l'écrit et dans lequel on peut intervenir avec la facilité de la communication orale et localisée. Pour sa réalisation, on a besoin de l'intermédiation et non plus de l'artefact du livre codex (avant le volumen et encore avant les tablettes), mais d'un artefact électronique.

   Durant la majeure partie de l'existence de l'être humain, la distance a été la principale barrière pour la communication. Déjà même au coeur de l'époque de la révolution scientifique, la communication entre les rares érudits était épistolaire. Seulement à l'occasion certains d'entre eux voyageaient, difficilement, pour rendre visite à un autre. Les universités, les couvents et les cours étaient des espaces pour la formation de groupes d'érudits éloignés des autres groupes par une distance difficile et lente à vaincre. Les livres recueillaient dans la plupart des cas des travaux définitifs legs d'une vie d'étude. La communication était lente et coûteuse.

   Ce n'est que très récemment, depuis le XIXe siècle, que la révolution des transports a permis de dépasser la barrière de la distance. Les déplacements peuvent commencer à être fréquents et à couvrir de longues distances, car le train, le bateau et ensuite la voiture et postérieurement l'avion les ont rendu possibles. Se constituent alors des sociétés scientifiques qui organisent des conférences et des congrès, où se réunit un grand nombre d'érudits avec une fréquence inaccessible avant l'avènement de ces conditions. Et de ces congrès surgissent des actes publiés, qui s'unissent aux revues spécialisées et aux livres dans la communication de l'information et de la connaissance au sein de chaque communauté scientifique (Whitaker, 40).

   Le nombre de chercheurs de toutes les disciplines croît au cours du XXe siècle. Les voyages, les rencontres, les publications augmentent brusquement. Cependant, à la fin du siècle, on perçoit que les moyens qui jusqu'alors favorisèrent la communication de la connaissance – le moteur, le papier, les réunions in situ – ne donnent déjà plus la réponse dont on a besoin. Le dysfonctionnement de ces moyens se doit à la croissance de la production d'information et de connaissance. De même qu'au XXe siècle, si on était retourné aux conditions antérieures à la révolution des transports cela aurait supposé une paralysie, au XXIe siècle les moyens du XXe ne sont pas à la hauteur de la communication dont a besoin la production de connaissance. La génération de connaissance exige une communication entre des cerveaux centrés sur la même tache, et les moyens disponibles sont étroits et lents. Mais il ne s'agit pas d'un vide désormais ouvert au bord duquel il ne reste plus qu'à s'arrêter, mais d'un territoire disponible que l'on devra exploiter. Le réseau procure de nouvelles possibilités à la communication pour compenser le déséquilibre ouvert entre les nécessités de communication de la connaissance et les moyens pour cette communication. Ainsi donc, la production de connaissance est contrainte par des moyens de communication de la connaissance qui ne servent plus, alors que le réseau a des propriétés qui permettent la création de nouvelles formes de communication.

   L'inertie et les intérêts sont ce qui retarde, bien qu'ils n'empêchent pas, que la production de connaissance se libère de certains chemins de communication aujourd'hui inadéquats. Il est évident que des pas importants ont été faits pour créer de nouvelles formes de communication, mais il reste encore un long chemin à explorer.

   Voyons un exemple. Les espaces wiki dans le réseau me permettent, notamment, de réaliser l'expérience suivante avec mes élèves de l'université. Je construis un espace wiki de travail avec trois niveaux ou cercles concentriques. Dans le cercle central j'installe un document sur un thème d'étude qui soit reconnu pour sa qualité, pour sa rigueur, ou bien je prépare un texte qui présente de forme concise l'état de la question ou bien j'utilise n'importe quelle autre façon de créer un lieu de référence, et si l'on veut, de doctrine. Chaque élève ouvre une page (autant de fois qu'il le nécessite) dans les cercles suivants pour y mettre un apport original ; cet apport, et cela dépend du type d'étude, peut être un commentaire à un point du texte central, ou contenir un fragment d'un autre texte d'un auteur en relation avec une partie du texte central, ou bien, même, peut contenir un lien à un autre lieu du réseau lui aussi en rapport avec le texte central, avec la présentation et la justification de la part de l'élève de ce choix et du lien. Chaque page doit rester référencée au moyen de la création d'un lien à l'endroit du texte central auquel il se réfère. De plus, les élèves peuvent intervenir dans les pages de leurs camarades pour y ajouter ou y corriger quelque chose. Toutes ces variations restent, comme nous le savons, enregistrées et bien différenciées selon les interventions de chaque personne. Les espaces wikis enregistrent la moindre étape du processus de création qui y est réalisé, et les auteurs comme leurs actions y sont identifiés. Le troisième niveau ou cercle externe correspond à la discussion. Les divergences dans n'importe lequel des autres niveaux se formulent dans ce troisième niveau et se débattent.

   Une variante de ce travail tient en ce que le texte central soit construit par les élèves eux-mêmes (dans ce cas de master et de doctorat), au moyen des apports partiels de chacun à la construction du document validé par tous, bien que les divergences non résolues restent reflétées dans le niveau de discussion.

   De là, on peut passer à ne plus concevoir un mémoire de master comme un ensemble fermé, imprimé et relié, de 100 pages ou plus. Le mémoire avec cette conception wiki s'organise autour d'un texte qui recueille les apports originaux de la recherche. Dans le cercle suivant, ces apports sont liés avec des parties du texte antérieur, des pages où sont apportées les preuves, les approfondissements et précisions, qui intégrés dans le texte central le surchargent. Et finalement, un troisième cercle est établi avec les questions que l'auteur considère comme discutables. Le résultat, par son organisation en trois niveaux et son support digital et en réseau, reste ouvert. L'auteur peut continuer à travailler à son évolution ou bien même peut-on imaginer que le premier mémoire serve de point de départ à un autre mémoire d'un autre chercheur qui serait écrit sur le premier. Les apports du second auteur restant différenciés de celui du premier.

   J'en arrive pour le moment jusque là. Mais pourquoi ne pas accepter une thèse de ce format ? L'écriture avec cette conception change substantiellement. Non seulement les parties conventionnelles dans lesquelles se divise un travail académique ne valent plus, mais de plus, de nouvelles exigences apparaissent pour l'écriture : beaucoup plus concise, précise, avec une structure des arguments et des fondements explicites, matériellement visibles. Avant l'écriture, il a fallu concevoir d'une manière non linéaire les contenus et les distribuer ensuite avec une valorisation et une hiérarchisation très exigeantes. Mais le résultat de ce type d'exercice est la préparation de la nouvelle génération à l'écriture non pas dans l'espace fermé de la page (de papier ou électronique) mais dans un espace ouvert sur un support malléable, dans un espace qui admette non seulement la transmission mais aussi la communication et par conséquent la remodélation de l'écrit.

   Pourra-t-on continuer à mesurer le rendement d'un chercheur par la quantité de feuilles de papier imprimées et empaquetées qu'il publie dans une revue ou un livre ou dans une version électronique spéculaire mais également fermée, ou faudra-t-il le faire à travers le nombre de fois qu'il corrige ce qui est écrit ou même par le nombre de fois que d'autres interviennent dans son écrit ?

   Quand il s'applique à un groupe de recherche, il est encore plus patent que les trois niveaux ne sont pas étanches, mais que le processus d'écriture conduit à ce qu'un élément écrit dans le cercle de la discussion puisse passer au cercle suivant, alors qu'une part de ce dernier est intégrée dans le cercle central, de même il peut conduire à ce que des éléments de n'importe lequel des trois niveaux disparaissent du plan de lecture, et passent à « l'histoire » du processus de création, c'est à dire, aux enregistrements ou « photographies » de ce qui a changé. Les spécialistes d'un thème auraient un unique espace (ou « livre ») de connaissance sur le thème à un moment donné (et l'évolution qui a lieu jusqu'à sa construction à ce moment donné), exprimé à trois niveaux : ce qui est accepté par la communauté scientifique, les gloses faites à cette connaissance (sous la forme d'apports complémentaires, renforcements, preuves, extensions, propositions...), et un troisième niveau qui accueille le débat, la divergence au sein de groupe. L'ensemble de ses membres collabore à sa construction et à son maintien. Il n'y a pas d'accumulation, et au contraire il y a une continue réorganisation (incorporation et détachement, et flux entre les trois niveaux), et permanente révision critique. Les processus de passage d'un niveau à l'autre seront régulés et gérés selon l'accord de la communauté.

   Quelles dimensions a un espace d'écriture et de lecture ainsi conçu et créé avec l'outil wiki ? Sur le papier l'écriture opère sur deux dimensions, celles de la superficie de la page. Mais dans cette forme nouvelle, le texte se plie et prend du volume, c'est-à-dire trois dimensions. N'importe lequel des deux premiers niveaux ne suffit pas à écrire sur une page électronique, à laquelle nous sommes habitués, parce que sur l'écran de l'ordinateur l'espace d'écriture simule une page. Il faut hiérarchiser l'information du texte de façon à ce qu'une première page se développe en d'autres qui sont derrière, non à la suite. Dans un livre, une page est suivie par d'autres, ainsi le texte continue. Dans cette nouvelle écriture, une page n'est pas suivie par d'autres, mais d'autres sont en dessous, derrière cette page, et on les atteint non en tournant les pages mais en touchant les mots de cette première page. Les pages ne sont pas cousues, elles sont mises en relation. Ainsi, il n'est pas nécessaire d'écrire l'ensemble du texte au long d'une superficie mais plutôt de le distribuer dans un espace de trois dimensions. Il se fragmente pour relier les parties avec les links. Aucun fragment ne reste séparé, flottant dans cet espace de trois dimensions que permet le support digital, tous ont du moins une connexion ou un lien avec au moins un autre fragment. Mais cette construction du texte exige beaucoup d'attention et de soin : il faut réussir dans le contenu de chaque partie et dans les relations de cette partie avec les autres.

   Pour quoi cet effort de composition du texte ? La structure des idées, l'organisation du discours, et les relations peuvent être beaucoup mieux explicitées de cette façon. On gagne aussi en concision. Et il y a un autre avantage : les changements dans le texte se font avec plus de facilité. N'oublions pas que l'une des principales caractéristiques de cet espace d'écriture et de lecture est qu'il soit ouvert. Et pour cela il ne suffit pas d'écrire sur un support digital et en réseau, car il faut aussi organiser le texte de façon à ce que les changements possibles à travers le support et le réseau puissent se faire de la façon la plus efficace et puissante possible. Si je passe le texte d'un livre codex à un support digital il devient malléable, et par conséquent je peux enlever, ajouter, corriger une partie. Mais la structure linéaire et continue du texte réduit la possibilité de ces opérations car se rompt le discours au-delà d'une limite d'intervention dans le texte original. De là que la distribution tridimensionnelle du texte, la fragmentation reliée, facilite l'exploitation de la propriété du texte malléable qui s'acquiert en passant du papier au support digital.

   Un texte ainsi construit est un hypertexte. L'écriture hors du papier sur le support digital doit être hypertextuelle pour profiter des capacités qu'elle acquiert avec le nouveau support. Je n'ai fait que parler de page jusque là, mais en rien elle ne doit ressembler à la feuille de papier. Je l'ai maintenue pour parler d'espace de lecture et d'écriture, car bien que cela soit un écran électronique, la page continue encore d'être la référence, la page de papier sur laquelle nous avons commencé à apprendre à écrire et à tracer les premiers traits calligraphiques. C'est la même nécessité que l'on ressent quand on change d'unité monétaire et que l'on traduit mentalement et immédiatement les nouvelles quantités par leur équivalent dans la monnaie antérieure. Indépendamment du fait que nous parlions de page ou d'écran pour nous référer à l'espace d'écriture et de lecture, l'important est d'interpréter que l'on se réfère au dosage du texte, à la quantité de texte qui s'offre aussi pour sa lecture. La case dans la tablette, la colonne dans le rouleau, la page dans le codex ont rempli cette fonction. Sur l'écran électronique, il faut inventer et essayer d'autres formes de dosage. Ne pas faire attention à cette nécessité conduit à des problèmes dans l'ergonomie de la lecture sur l'écran électronique.

   Ainsi donc, il apparaît que dans l'espace wiki qui est présenté, les deux premiers niveaux sont hypertextuels et l'on y écrit dans un espace de trois dimensions où l'on fait attention au dosage du texte avec une conception de la page distincte de celle du livre codex. Mais cet espace wiki a une dimension de plus, la dimension temporelle, qui lui procure la mémoire du processus d'écriture. À travers cette mémoire on suit l'évolution du travail qui y est réalisé. Nous avons un support digital qui fournit la capacité d'altérer le texte sans altérer le support, avec la possibilité, par conséquent, d'actualiser sans cesse un texte. Nous avons une organisation en réseau qui procure ubiquité et délocalisation. Et nous avons une écriture hypertextuelle.

   Pourquoi ne pas profiter de ces possibilités et exploiter cet espace de communication ?

   La transmission de la connaissance à travers le livre codex est satisfaisante, pour ses caractéristiques, si la quantité de cette connaissance et la rapidité de ses changements se maintiennent en termes discrets. Mais si nous élevons la quantité qu'il faut transmettre et que la rapidité de changement de ce qui est transmis augmente, le papier, le livre, et l'organisation du texte propre à ces moyens sont incapables de canaliser ce flux. Et apparaît le dysfonctionnement de la « babelographie ». (Rodríguez de las Heras, 35 )

   Pour un lecteur qui n'aurait aucune connaissance sur un thème, le premier livre qu'il lit lui donne une information entièrement nouvelle. Par conséquent, en peu de temps employé, il obtient beaucoup d'information. Dans le livre suivant, certainement une partie est la répétition de ce qu'il a lu antérieurement. Et à mesure qu'il lit d'autres livres, il devra passer davantage de pages pour y trouver ce qui est nouveau. La redondance augmente, les choses nouvelles que peut contenir le livre, par rapport aux livres déjà lus, mettront plus de temps à être atteintes. Chaque fois il faut donc employer plus de temps pour extraire l'information originale. En plus du mur de la redondance, il est obligé de passer des pages au contenu obsolète, car l'entretien du livre sur l'étagère, c'est-à-dire dans la bibliographie, se fait a un rythme plus lent que celui des changements qui se produisent dans ce thème d'étude.

   La redondance est inévitable. Quand un texte est imprimé, n'importe quelle amélioration de son contenu (correction, augmentation, substitution) suppose la rédaction d'un autre article ou d'un autre livre auquel sont ajoutées les nouveautés, car l'antérieur est intouchable. Mais ces nouveautés n'occupent pas toute l'extension de l'article ou du livre, mais se mélangent avec des répétitions de ce qui a déjà été écrit dans le texte antérieur. L'article de revue ou de livre est un contenant avec une capacité minimale déterminée qu'il faut remplir. L'apport original, qui améliore l'écrit antérieur, peut avoir besoin de moins d'espace de ce qui est exigé par l'article ou le livre ; il faut donc atteindre le minimum à l'aide des redondances. Si le volume des publications augmente brusquement, comme il est en train de se passer aujourd'hui, le dysfonctionnement se fait clairement visible. Et cela est encore plus grave en sciences humaines et sociales que dans les disciplines scientifico-techniques, à cause du format plus long des articles et de l'usage plus massif du livre.

   Au début de la rédaction d'un texte pour un article ou un livre, l'auteur se représente mentalement une bande de papier, de la largeur d'une feuille et de longitude équivalente au nombre de pages qu'il se propose d'écrire. Sur cette superficie son écriture doit s'étendre. Mais si l'auteur va écrire un hypertexte, on doit imaginer un ensemble de cartes qui peuvent avoir une taille différente. Dans chacune d'entre elles, doit être écrit un texte qui n'a pas à continuer dans une autre carte, au contraire de ce qu'il arrive avec les feuilles de papier, mais doit en revanche, se relier ou se développer grâce à d'autres cartes. De là l'effort de dosage et de construction de l'hypertexte. Ainsi construit l'hypertexte, – comme les cartes sont seulement une manière d'imaginer l'espace d'écriture et de lecture où doser la quantité de texte et comme elles ne sont pas en papier –, l'écrit jouit d'une pleine capacité d'actualisation : on peut altérer le contenu de n'importe quelle carte sans que le support en soit affecté ; en ce sens, on récupère et même on dépasse la tablette de cire. De plus, l'organisation hypertextuelle dans un espace de trois dimensions, et non de deux, comme l'écriture sur papier, avec de multiples textes reliés entre eux permet de démonter avec une grande facilité l'un de ces textes, ou cartes, ou bien d'en installer un nouveau en déconnectant ou connectant simplement les liens. L'architecture des hypertextes dans cet espace à trois dimensions peut être très variée. Nous parlions d'une structure à trois niveaux, ou de cercles concentriques (ou sphères concentriques), chacun ayant des fonctions distinctes. Dans ce cas, l'hypertexte a une hiérarchie bien marquée, bien que ses niveaux soient stables. Mais à toutes ces propriétés, s'ajoute une de plus, de spécial intérêt. On peut écrire et lire dans un espace sans distances, comme celui que Borges nous rappelle dans « La sphère de Pascal » : une sphère « dont le centre est partout et la circonférence nulle part ».

   On obtient la présence, et par conséquent l'instantanéité de la communication orale sans la nécessité d'un lieu. S'il n'y a pas de distance, il n'y a pas de déplacement, et donc pas non plus de temps pour la parcourir. Mais à la fois, la communication n'a pas la volatilité du mot parlé ni son obligation de synchronie. L'ubicuité en fait un espace idéal pour la communication. Nous voyons que dans ces conditions la communication se rapproche de la communication orale, avec les avantages de la rapidité et de l'interaction, car nous sommes tous présents sans avoir à aller dans un lieu, et on peut intervenir dans le processus de communication (c'est pour cela que c'est de la communication et non seulement de la transmission). Mais d'un autre côté, cette communication apporte les bénéfices de l'écriture : elle perdure et la coïncidence temporelle n'est pas nécessaire.

   « Car c'est impressionnant, Phèdre, ce qui se passe avec l'écriture, et comme elle ressemble à la peinture. En effet, ses fruits se trouvent devant nous comme s'ils étaient vivants ; mais, si tu leur demandes quelque chose, ils répondent par le plus méprisant silence. La même chose arrive avec les mots. Tu pourrais en arriver à croire en ce qu'ils disent comme s'ils étaient en train de le penser ; mais si quelqu'un demande, voulant apprendre de ce qu'ils disent, ils pointent toujours et uniquement vers une seule et même chose. Mais cela c'est certain, pour peu que cela ait été mis par écrit une fois, les mots roulent partout [...] ». (Platón, III- 405)

   Jusque là nous nous sommes référés au mot écrit, mais avec la même facilité, on peut enregistrer l'image et le mot parlé. Il est regrettable que des leçons, conférences, séminaires, débats se perdent car ils ne sont pas enregistrés. L'enregistrement digital audiovisuel et son édition et publication sont des opérations extrêmement faciles comme celle de créer et de diffuser un texte. C'est pourquoi aujourd'hui il est injustifiable que ces réunions dans les petites salles de séminaire, dans les classes ou dans les amphithéâtres ne restent pas enregistrées et postérieurement éditées et publiées sur le réseau. Ne pas le faire suppose un gaspillage, car ce processus de transmission de connaissance reste limité à un petit groupe d'assistants.

   Il est intéressant de se poser la question de l'utilisation de ces enregistrements audiovisuels dans des espaces d'écriture ouverts comme celui dont nous sommes en train de parler. La transmission de mots, quand elle se fait bien (puisque l'art oratoire est encore moins soigné que l'écrit, malgré la prédominance de l'audiovisuel dans notre société), est très efficace. On peut d'ailleurs citer quelques vers de Salvador Espriú, « Avec de la musique peut-être tu l'écouterais mieux », pour se référer au pouvoir de la parole orale dans la transmission des idées. L'interface pour le visionnage avec laquelle les enregistrements audiovisuels sur le réseau se présentent, permet l'arrêt, le rembobinage avant et arrière, et le rapide déplacement à travers le contenu grâce à la barre de temps, pour atteindre n'importe quel point. Il y a par conséquent un degré acceptable d'interaction qui rend possible l'audition ou le visionnage avec autant d'attention qu'il est nécessaire.

   L'enregistrement audiovisuel n'est pas incompatible avec le texte écrit, au contraire, ils s'entendent parfaitement. Avec l'écriture, on peut exposer avec plus de précision et de concision ce qui se dit par l'enregistrement audiovisuel. De plus, l'écrit sur support digital s'actualise sans aucune résistance. Quand l'actualisation se produit et que les actualisations changent sensiblement le texte initial, l'exposition audiovisuelle passe, dans l'espace wiki que j'ai expliqué, à un autre plan. Elle ne disparaît pas, mais reste à un autre plan, un nouveau niveau, d'archive, proche, mais sans se confondre pour autant avec l'enregistrement qui recueille toutes les variations que le contenu de l'espace wiki a subi au long de son existence.

   En conclusion, nous pensons que des espaces wiki comme celui que nous exposons ici, montrent le chemin de nouvelles formes de communication plus agiles et plus efficaces que celle que le papier et le livre codex offrent. Si la communication est nécessaire à la production de connaissance, il existe une connaissance libre, c'est-à-dire qu'il doit exister des espaces et des moyens pour que se produisent la transmission et l'entrecroisement des connaissances. Pendant que la connaissance « saute » d'un cerveau à l'autre, et reste soutenue par les moyens qui rendent possible la communication, la communication est libre. La communication orale s'évapore, l'écriture sur support papier et dans des contenants comme la revue ou le livre retardent les processus de communication, la composition de textes même électroniques en une extension et une forme conventionnelles et non comme hypertextes, empêchent l'actualisation, le texte protégé par l'auteur d'une quelconque intervention extérieure, même si les paternités restent bien différenciées, interdit la création d'un texte collectif, augmenté, développé, discuté, où l'on pourrait corriger le texte initial sans nécessité d'accumuler des textes redondants, et entraîne une publication individuelle beaucoup plus lente et dispersée : tout cela empêche une communication dont l'intensité serait adaptée à ce dont la production actuelle de connaissance a besoin.

   Le monde académique doit en partie prendre la responsabilité de faire le pas vers de nouvelles formes de communication de la connaissance et ne pas être, comme à d'autres occasions, le frein des changements. Les travaux académiques, en classe, de recherche comme les mémoires, les projets et les thèses, doivent se libérer des normes traditionnelles et essayer des formes qui ne soient plus assises sur le papier, sur le texte fermé ni sur le livre codex. Au sein de l'université, et même avant, le monde académique doit promouvoir l'acquisition des compétences que les nouvelles pratiques d'écriture exigent, de collaboration, et de communication, sans oublier celle de communication orale, déjà fondue dans l'écrit dans le support digital, qui comme nous l'avons déjà signalé, se trouve aujourd'hui négligée et très détériorée.

Antonio Rodríguez de las Heras,
Université Charles III de Madrid

Paru dans la Revue Argumentos de razones técnicas, n°10,
http://www.institucional.us.es/revistas/revistas/argumentos/htm/indice10.htm.
Merci à Frédérique Muscinesi qui a traduit ce texte.

Références

Bunge, M. (1981). La investigación científica, Ariel, Barcelona.

De las Heras, A. (1991). Navegar por la información, Fundesco, Madrid.

Lledó Íñigo, E., Calonge Ruiz, J., García Gual, C. (1981). « Introducción » en Platón. Diálogos, Obra completa, Volumen I, Editorial Gredos, Madrid.

Platón, Diálogos. Obra completa, Volumen III, Editorial Gredos, Madrid.

Soto González Mario, Edgar Morin. Complejidad y ser humano.
http://www.cervantesvirtual.com/FichaObra.html?Ref=7322&ext=pdf.

Whitaker, R. (2001). Rivals : Conflict as the Fuel of Science, Vintage, London.

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Septembre 2008

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