C'est voté... Hervé Le Crosnier Alors ça y est, c'est voté... et c'est la plus grande défaite que les extrémistes du copyright aient pu imaginer. D'abord, une Loi sur un sujet aussi central, qui a été portée à bout de bras par tout l'appareillage gouvernemental et médiatique... finit par n'être votée par 286 députés contre 193. On peut faire le compte et le décompte des absents, des changements de dernière minute, l'effet est là : c'est la première fois qu'une Loi sur le droit d'auteur rencontre une telle division à l'Assemblée nationale. Et ce n'est pas plus mal. Depuis plusieurs année nous essayons de faire comprendre qu'il faut sortir de l'angélisme et que la Propriété littéraire et artistique est un véritable enjeu politique. Dans le monde entier. Alors cette fracture n'est pas pour nous déplaire. Elle annonce de nouveaux débats. Les points de vue de la société civile pourront bientôt se faire entendre. Autre élément intéressant, cette fracture politique ne recoupe pas les clivages traditionnels. Bien évidemment, les trois mousquetaires (Martine Billard - Les Verts, Frédéric Dutoit - PCF, Christian Paul et Patrick Bloche - PS) ont bien mené la partie. Posant des questions centrales, déposant des amendements importants. Assumant crânement devant la furia des vedettes du show-bizz leurs positions. Mais ils ont été rejoints par des députés de l'UMP (Richard Cazenave et Bernard Carayon, qui ont déposé un amendement qui a peut être sauvé le logiciel libre), de l'UDF (avec la pugnacité de François Bayrou, étonnante) et même Christine Boutin, qui a été bien conseillée et qui semble avoir compris les enjeux, simplement en regardant les pratiques quotidiennes de la jeunesse. C'est donc bien à un « débat de société » que nous avons assisté. 1- Un débat qui ne fait que commencer Et c'est cela qu'il faut utiliser maintenant. Car évidemment, avec un tel score, c'est un échec notoire pour le Ministre de la Culture. Donc le débat est loin d'être recouvert d'une couche de silence. Il y aura le Sénat (à moins que la démission de RDDV ne change le processus). Et puis le Conseil constitutionnel... et encore des élections dans un an. Autre sujet de satisfaction : la place des logiciels libres. Il y a plusieurs années maintenant que les gouvernants parlent des logiciels libres sans vraiment prendre la mesure de ce que cela représente (à part des « économies » sur l'achat des logiciels). Or nous voici maintenant avec un véritable débat sur ce point. Comment relier logiciel libre et innovation, comment protéger les concepteurs de logiciels, que représente l'interopérabilité, et même le « reverse engineering » ? Voici des questions qui vont approfondir le sillon des logiciels libres. Et la conscience que les enjeux dépassent les fifrelins qu'on peut gagner d'une main (pas de frais de licence) et perdre de l'autre (coût d'installation et de formation). Le logiciel libre instaure un nouveau mode de partage et d'intelligence collective. Une place de la connaissance incrémentale (bug après bug, amélioration de code après amélioration de code) dans l'organisation technique du monde. Et c'est bien de cela qu'il était question à l'Assemblée. Tiens, l'interopérabilité. Pour un coup d'essai, les députés ont voulu un coup de maître. Ronflant, mais inapplicable. On n'a pas fini de rigoler quand le Tribunal de Grande Instance va demander à Apple de fournir le code de ses DRM. Parions, comme le disais le journaliste du New York Times que l'entreprise préfèrera retirer son iPod du petit marché français. Ou fera comme Microsoft l'offre publique des technologies qu'il a déjà dépassées. 2 - L'amendement bonne conscience Et ce genre d'approximations, inapplicables en pratique, qui vont donc sauter entre les navettes et les décrets, ou seront oubliés en chemin... sont assez nombreuses dans le texte adopté par l'Assemblée nationale. Que dire par exemple de cet amendement adopté le 9 mars, au pas de charge. Entre deux points d'ordre pour constater les manipulations et la volonté de briser le débat du gouvernement, qui retirait ses vrai-faux amendements et refusait la discussion au nom de contrats signés mais indisponibles... Une grande journée vraiment. Alors on a voté de bon coeur l'amendement « bonne conscience » (extraits du compte-rendu du 9 mars) Mme Muriel Marland-Militello – sous-amendement 302, fondamental, dit que l'auteur est libre de choisir le mode de rémunération et de diffusion de ses oeuvres ou de mettre gratuitement celles-ci à la disposition du public. Il place les auteurs au centre du dispositif, garantit le respect de leur droit moral et présente un avantage considérable pour les jeunes créateurs. Mais il permet aussi aux internautes de s'enrichir culturellement en téléchargeant des oeuvres légalement, ce qui d'ailleurs les amène souvent ensuite à se rendre aux spectacles des artistes qu'ils découvrent de cette façon. Je rappelle que la loi de 1957 dispose que l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporel exclusif et opposable à tous. Il est très utile que ce principe essentiel soit conforté à l'heure du numérique. Cela clarifie bien notre débat. Il va de soi que ce principe s'exerce dans le respect des droits des tiers. Si c'est beau tout de même de voter un amendement qui dit l'exact contraire de ce que pratique jour après jour la SACEM. Une fois « libre » d'avoir choisi librement d'adhérer à la SACEM, un auteur-compositeur ne peut plus diffuser gratuitement son oeuvre. À moins de payer lui-même à la SACEM les droits, dont il retrouvera une partie, amputée des « frais de gestion » deux ans plus tard. Le Ministre savait pourtant. Sur le site de propagande qu'il a créé avec la SACEM on pouvait lire : Note importante : pour les artistes déclarés auprès de la SACEM, le fait de proposer votre titre en téléchargement cadeau implique le paiement de votre part des droits liés à votre oeuvre auprès de la SACEM même si vous êtes vous-même auteur-compositeur de l'oeuvre. Étrange, la dernière phrase a disparu du site... C'est le premier effet de l'amendement Militello ! 3 - Un projet constructif passé inaperçu Passé de même dans la rapidité et la confusion, un petit amendement de Frédéric Dutoit pourrait lancer des débats très intéressants. Articel 1-III. Dans les 6 mois suivant la promulgation de la présente loi, le Gouvernement transmet au Gouvernement un rapport relatif aux modalités de la mise en oeuvre d'une plate-forme publique de téléchargement visant à la fois la diffusion des jeunes créateurs dont les oeuvres ne sont pas disponibles à la vente sur les plates-formes légales de téléchargement et la juste rémunération de leurs auteurs. La, il va falloir que la société civile agisse vite pour que cela puisse prendre un sens. Si on confie la question à Publicis, qui a réalisé le site déjà cité du Ministère, on n'est pas prêt de grandir le Service Public. Même si on peut penser que cet amendement passera à la trappe du Sénat, les bibliothèques, les associations de promotion de la musique pourraient s'en emparer dès maintenant. Bon, une fois publié, un jeune auteur compositeur va-t-il retirer la musique du Service Public ? Que vont devenir les oeuvres de la « zone grise » tant à la mode au Ministère (les oeuvres qui sont encore couvertes par des Droits, mais qui ne sont plus éditées et indisponibles) si leur éditeur décide de les republier ? Et si un auteur publié et Sacemisé estime qu'il n'est pas justement rémunéré... en combinant l'amendement Militello et celui-ci, peut-il déposer ses oeuvres ? Oui, c'est à nous de clarifier et de proposer pour éviter la noyade. 4 - Le droit de zéro copies On ne peut évidemment passer sous silence le grand moment pataphysique qui a vu l'assemblée réaffirmer solennellement que le droit de la copie privée était bien inscrit au coeur du Droit d'auteur... mais que le nombre de copies privées serait décidées par un groupe de « médiateurs », et qu'il pouvait être égal à zéro. « Je suis une bande de jeunes à moi tout seul. » En réalité, on passe de la « copie privée », qui tant qu'elle reste dans le cadre personnel est de libre décision (une par appareil de lecture, une nouvelle quand on change d'ordinateur ou de iPod,....) à la « copie contrôlée » (on achète un nombre de copies avec l'oeuvre). Ce n'est pas du tout la même logique. Surtout quand l'évolution technique rapide nous laisse penser qu'aucune forme d'oeuvre que nous pourrions acheter aujourd'hui ne sera utilisable de la même manière dans vingt ans. Faudra-t-il tout racheter ? Ce serait bon pour l'indsutrie, qui disposerait alors d'un filon permanent. Mais est-ce l'esprit de diffusion des connaissances qui préside à l'exception de copie privée dans le droit d'auteur ? 5 - Et à la fin de l'envoi, je touche. J'ai gardé une surprise pour les lecteurs patients Car dans ce grand fatras, le jour même où l'Assemblée nationale votait si petitement cette loi bancale, une petite réunion d'une centaine d'experts à Bruxelles venait mettre le feu au château de cartes. Rappelons-nous : cette loi confuse ne pouvait pas prendre la voie législative ordinaire, qui aurait pu polir les incohérences, revenir vers les fondements du Droit d'auteur maintenant que les cartouches de l'industrie sont épuisées. Le gouvernement avait déclaré « l'urgence » parce qu'il s'agissait de la transposition d'une Directive Européenne. Or aujourd'hui même, à Bruxelles, dans la réunion de la TACD (Trans Atlantic Consumer Dialogue), M. Leonardo Cervera Nava, responsable des Droits d'auteurs à la Commission européenne, a annoncé que cette directive allait être soumise à une étude approfondie. Pas seulement une évaluation des transpositions nationales, mais bien une évaluation pour savoir si EUCD a réellement favorisé les objectifs fixés. En clair, l'évaluation portera sur le rôle du copyright dans l'économie du savoir, sur le rôle des consommateurs, sur les mesures techniques de protection et toutes les difficultés qu'elles peuvent entraîner pour les détenteurs de droits, les consommateurs, les chercheurs et les bibliothèques. Quand nous disions qu'il ne fallait pas s'appuyer sur un projet qui avait été pensé il y a 10 ans (96 à l'OMPI), mais comprendre les phénomènes actuels et éviter de couler dans le béton des tendances émergentes... c'est à ce genre de travail que va s'atteler la Commission. L'urgence... Continuons d'enfoncer la hallebarde dans la plaie : ce travail va être confié au Professeur Bernt Hugenholtz, qui a déjà produit des travaux très intéressants (notamment sur les brevets de logiciels pour le Parlement européen). Il reste en général très balancé, avocat du barreau, pour tout dire. Mais justement, face aux extrémistes, c'est utile de trouver quelqu'un qui peut entendre les opinions. Mais parfois, il se lâche... Je ne résiste pas à vous citer des extraits d'un de ses textes , écrit en 2000... à propos de la Directive si urgente EUCD. ... The Directive leaves the most important copyright problems of the digital environment unresolved. It does not deal with several of the crucial questions raised in the Green Paper : applicable law, administration of rights, and moral rights - a staple hot potato on the Brussels menu. In fact, the Directive does not do much for authors at all. It is primarily geared towards protecting the rights and interests of the 'main players' in the information industry (producers, broadcasters and institutional users), not of the creators that provide the invaluable 'content' that drives the industry. The Directive fails to protect authors or performers against publishers and producers imposing standard-form 'all rights' (buy-out) contracts, a dreadful practice that is rapidly becoming routine in this world of multimedia. ... La directive laisse sans réponses les problèmes centraux dans l'environnement numérique. Elle ne dit rien des questions cruciales du Livre Vert : quelle Loi applicable, comment gérer les droits et la question des droits moraux. En fait, la Directive ne fait pas grand chose pour les auteurs. Elle est orientée dans le sens de la protection des droits et des intérêts de majors de l'industrie de l'information (producteurs, médias et utilisateurs institutionnels), mais pas dans celui des auteurs qui fournissent le « contenu » qui fait vivre ces industries. La Directive est incapable de protéger les auteurs et les interprètes face aux appétits des éditeurs et des producteurs, qui leur imposent des formes de contrats « tout en un », une pratique sauvage qui devient monnaie courante dans le monde du multimédia. Toute ressemblance.... On a pas fini d'entendre parler de la Loi DADVSI, et ce n'est pas le moment de baisser les bras. Bien au contraire... Hervé Le Crosnier Cette chronique a été publiée sur le site Brest ouVert sous licence Creative Commons
Note de la rédaction de Brest ouVert : ___________________ |
Linux et Logiciels libres | Articles |