Droits d'auteurs et droits voisins dans la société de l'information

Téléchargement sur Internet : quelle légitimité ?

Jean-Pierre Archambault
 

Lors de ses voeux aux forces vives de la Nation, le Président de la République s'est engagé dans le débat sur la légalisation du téléchargement sur Internet : « Nous devons garantir leurs droits et leur juste rémunération aux créateurs, en trouvant un équilibre entre lutte contre le piratage et liberté des utilisateurs. » Sur quoi doit reposer cet équilibre revendiqué par le chef de l'État ? Sur des mesures techniques de protection contre la copie ? Sur la mise en place d'une « licence globale » ? Ne doit-on pas adapter le droit à l'économie numérique en pensant à de nécessaires exceptions pour l'enseignement et la recherche ?
 

   Le 20 décembre 2005 est venu à l'Assemblée nationale un projet de loi destiné à transposer dans le droit français une directive européenne majeure (EUCD) dont l'objet officiel est la protection des Droits d'auteurs et des droits voisins dans la société de l'information (DADVSI). La France, très en retard sur ce dossier car la directive aurait dû être adoptée depuis 2002, encourt les foudres de Bruxelles. Dans ces conditions, la procédure d'urgence retenue a suscité quelques remous : le texte ne donnera lieu qu'à une seule lecture au lieu des allers et retours Assemblée et Sénat que nécessite habituellement l'adoption des textes législatifs. Les débats ont fait apparaître des clivages ne recoupant pas la frontière majorité/opposition. Des amendements non souhaités par le ministre de la Culture ont été adoptés. La poursuite de l'examen du projet ne devrait pas avoir lieu avant la session de printemps du parlement. Il est question de droit d'auteur, de rémunération des auteurs et des majors du disque et du cinéma, des échanges de fichiers sur Internet via le système « peer to peer » (P2P), du droit à la copie privée, de la liberté du citoyen, et de l'accès de tous au patrimoine culturel de l'humanité.

   La question examinée renvoie aux transformations profondes issues de la « révolution numérique », qui touchent tous les secteurs de la société et bousculent les modèles économiques [1]. Internet fait naître une nouvelle technologie de distribution des contenus qui, à terme, va faire disparaître l'ancienne, en tout cas sous sa forme actuelle. L'ensemble du système de distribution de la musique et des vidéos repose sur une technologie ancienne dans laquelle il faut transporter matériellement le disque, la cassette ou le DVD, de l'usine de production jusqu'au consommateur, grâce à un réseau de distribution. La moitié du prix payé par le consommateur est consacrée à la rémunération de ce réseau. Internet, grâce à un coût de distribution quasi nul, détruit l'économie de distribution de ces biens culturels immatériels. Wladimir Mercouroff et Dominique Pignon [2] mettent en évidence la naissance d'un phénomène nouveau non prévu, qu'ils appellent un « marché noir paradoxal » : « Pour les produits culturels numériques, il y a rationnement des titres disponibles à l'achat légal mais, sur le web, le marché noir illégal, au lieu d'être plus cher, est gratuit et illimité ! Et disparaît une frontière précise entre le privé et le public, entre média personnel et traditionnel. » Et, ajoutent-ils, les « trafiquants » potentiels que sont tous les consommateurs de peer-to-peer ne bénéficient d'aucun enrichissement !

Les mesures de protection * 

   Comment, dans ce contexte nouveau du numérique et des réseaux, rémunérer la création et couvrir ses coûts associés de production ? Au coeur du projet de loi, les mesures techniques de protection (MTP), les DRM (Digital Right Management). De quoi s'agit-il ? D'un ensemble de procédés techniques associés à un fichier numérique et visant à en limiter l'utilisation. Ce sont des procédés secrets destinés à empêcher la copie, intégrables au support de l'oeuvre ou au matériel de lecture. Ce sont les logiciels associés à l'oeuvre qui s'installent sur l'ordinateur de l'utilisateur avant la première consultation avec pour objectif d'empêcher ou de gêner le fonctionnement de l'ordinateur et des logiciels permettant la copie. C'est le procédé technique qui oblige le lecteur à se connecter à un serveur dans lequel est stockée l'oeuvre elle-même, qui est ainsi diffusée par le réseau. L'achat ne porte plus sur l'oeuvre mais sur sa consultation en tout point paramétrable. L'utilisation de ces techniques oblige évidemment ceux qui veulent les mettre en oeuvre à payer des licences à ceux qui les ont développées, les constructeurs de matériels à brider les fonctionnalités des équipements proposés au public et l'utilisateur final à n'utiliser que le lecteur compatible avec la MTP.

   Cette légalisation des mesures techniques de protection empêchant ou limitant la copie de fichiers est la mesure du projet de loi la plus controversée, d'autant plus que le contournement des MTP est assimilé à un délit de contrefaçon passible de trois ans de prison et de 300 000 euros d'amende. Si la loi était votée en son état initial, des actions banales de la vie quotidienne seraient remises en cause : la gravure d'un CD, le transfert sur un baladeur MP3 des morceaux de musique achetés légalement sur Internet interdit par des dispositifs de contrôle, les lectures possibles pour un fichier MP3 ou du type de support sur lequel il peut être lu (lecteur CD, DVD, baladeur numérique, ordinateur) limités en nombre... En clair, ce qui était jusque-là considéré comme naturel, acheter un CD et disposer ensuite à sa guise, pour des usages privés, des fichiers qu'il contient (copie sur ordinateur, sur baladeur...) pourrait devenir illégal. Il serait même possible de poursuivre pour contrefaçon un bibliothécaire ou un particulier qui souhaiterait indexer les oeuvres de sa collection et devrait nécessairement contourner des MTP pour y parvenir !

   Ces menaces ont suscité des inquiétudes dans de larges secteurs de la société. Il y aurait donc remise en cause des usages actuels comme le droit à la copie privée et les échanges pair à pair, légalisation de leur contrôle généralisé, avec toutes les dérives relatives à la protection de la vie privée. Comme le souligne Philippe Rivière, « De nombreux incidents survenus par le passé donnent de bonnes raisons de penser que les mouchards installés en toute légalité sur les ordinateurs ne résisteront guère à la tentation de glaner tous les renseignements possibles sur les goûts et habitudes des utilisateurs » [3].

La licence globale

   Un peu à la surprise générale, l'Assemblée nationale a adopté, par trente voix contre vingt-huit et au terme de « vifs » débats, deux amendements instituant le principe d'une licence globale optionnelle pour le téléchargement de musique sur les réseaux peer-to-peer.

   Les débats ont divisé autant la majorité que l'opposition. Des avis divergeants se sont exprimés au sein même des familles politiques. Ainsi Bernard Carayon et Muriel Marland- Militello, députés UMP, écrivent-ils : « La ligne Maginot que veut mettre en place le projet de loi sur le "droit d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information" nous semble incohérente avec les positions historiques de la France en ce domaine, inadaptée au regard des nouvelles pratiques numériques et techniquement dangereuse... Une occasion manquée, deux cents ans après l'apport des Lumières, de donner l'exemple d'un droit adapté à l'économie numérique, plutôt que de favoriser le maintien d'oligopoles apôtres de l'obscurantisme technologique. Cela devrait aussi nous faire réfléchir à l'opportunité de réglementer l'action des lobbies dans notre démocratie, comme elle l'est dans de nombreux pays et à la Commission européenne, afin que l'objectif de la loi reste l'intérêt général. Pour ce texte, en l'état, la question est posée et la réponse évidente » [4]. Au Parti socialiste les avis sont également partagés. Si le groupe parlementaire, dans son ensemble, a défendu la « licence globale », d'autres y voient un « coup dur pour la création » [5].

   Le premier des amendements adoptés indique que « [...] L'auteur ne peut interdire les reproductions effectuées sur tout support à partir d'un service de communication en ligne par une personne physique pour son usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales, à l'exception des copies d'un logiciel autres que la copie de sauvegarde, à condition que ces reproductions fassent l'objet d'une rémunération telle que prévue à l'article L. 311-4 » [6]. (L'article L. 311-4 du Code de la propriété intellectuelle est celui qui fixe le caractère forfaitaire de la rémunération pour copie privée).

   Le deuxième amendement, qui reprend les termes du premier, précise : « Cette écriture confère, sans équivoque possible, le bénéfice de l'exception pour copie privée aux copies réalisées par téléchargement sur les services de communication en ligne aux personnes physiques qui se sont acquittées de la rémunération due aux ayants droit. »

   En clair, et si le texte est définitivement adopté en l'état, il suffira de s'acquitter d'une licence légale forfaitaire auprès de son fournisseur d'accès à Internet pour avoir le droit de télécharger de la musique en toute légalité sur les réseaux peer-to-peer.

   Notons que les deux amendements adoptés légalisent le rapatriement d'un fichier musical sur son ordinateur mais pas le partage de ce même fichier avec d'autres internautes. Ils laissent dans l'ombre la question de la mise à disposition. Ils ne légalisent donc pas à eux seuls l'échange pair à pair. C'est un peu comme si on autorisait, moyennant une rémunération forfaitaire, l'enregistrement de programmes musicaux sur les radios, tout en contestant aux radios le droit de diffuser de la musique.

   Avec le vote de l'amendement légalisant le téléchargement, la « licence globale » est désormais durablement installée dans le débat public, alors que son hypothèse était évoquée depuis près de deux ans et que le débat sur ses vertus et ses faiblesses était limité à un cercle de spécialistes. Le fait qu'une majorité de parlementaires se soit prononcée pour ce dispositif lui confère une légitimité qu'elle n'avait pas. La presse et la télévision rendent compte désormais de la licence globale comme d'une réponse raisonnable a un double problème : l'insécurité juridique des usagers des réseaux P2P et la rémunération des créateurs et des producteurs.

Des exceptions ?

   Il est désormais clair qu'on ne peut pas légiférer en matière de droit d'auteur à l'ère numérique sans s'intéresser de près aux enjeux de concurrence sur les marchés amont et aval (l'interopérabilité qui a occupé une très large place dans les débats parlementaires) et aux effets collatéraux sur la diversité logicielle, sur la sécurité informatique. Sur tous les bancs de l'assemblée, des points de vue très durs ont été exprimés sur les stratégies des grands groupes visant à conforter (via les DRM) les monopoles existants. Autre grande surprise de ce débat : tous les groupes politiques ont rendu un hommage appuyé au logiciel libre et ont souhaité que la reconnaissance juridique des mesures techniques de protection n'ait pas pour effet d'évincer les logiciels libres du marché.

   L'amendement 144 restreint la définition des mesures techniques auxquelles peut être donnée une protection juridique contre le contournement, en excluant les formats, protocoles, algorithmes et méthodes de cryptage en tant que tels de la définition des mesures techniques de protection.

   Les scientifiques, Pierre Baruch, Franck Laloë et Françoise Praderie, dans un article du Monde en date du 12 janvier 2006, titré « La science c'est aussi de la culture », ont trouvé « étrange que la délibération sur le projet de loi ne porte que sur la défense des industries audiovisuelles contre le piratage sur Internet » et exprimé le regret que « la transcription de la directive en droit français n'ait pas retenu une disposition essentielle, établissant des exceptions aux restrictions à la reproduction, lorsqu'il s'agit d'une utilisation à des fins exclusives d'illustration dans le cadre de l'enseignement ou de la recherche scientifique ». En effet, la production scientifique est un processus continu, qui suppose une large et rapide transmission du savoir. Depuis quelques années se mettent en place dans tous les pays des archives ouvertes présentant en accès libre les travaux que les chercheurs déposent eux-mêmes. « Elles sont en quelque sorte un pendant érudit du pair à pair qui fait tellement débat pour la consommation audiovisuelle. » Il serait normal que cette diffusion de la connaissance scientifique ne soit pas entravée par une nouvelle loi. Ils redoutent « qu'à long terme, cette exception française ne pousse nos chercheurs à choisir les éditeurs et les archives ouvertes étrangères, anglo-saxonnes en fait ».

   Malgré une avancée pour les handicapés, avec l'adoption d'un amendement étendant explicitement aux bibliothèques et centres de documentation l'exception en faveur de l'accès des personnes handicapées à des ressources adaptées, les exceptions pour la recherche et l'enseignement ont été rejetées. Les établissements d'enseignement seront donc contraints de négocier pour avoir le droit de copier certains contenus à des fins pédagogiques, notamment ceux des bibliothèques et archives. Des négociations sont en cours entre les ayants droits et les organismes habilités. Rappelons simplement que les enseignants sont régulièrement invités à travailler autrement, à sortir d'un certain isolement, à coopérer avec leurs collègues, à faire preuve d'initiative et de créativité. Tout cela suppose qu'ils puissent échanger sans trop de contraintes toutes leurs productions pédagogiques numérisées [7].

Une parenthèse de l'histoire

   La question reste donc posée de savoir si la connaissance et la culture sont des marchandises (comme les autres). Dans les débats parlementaires de décembre 2005, il a beaucoup été fait référence à l'Assemblée constituante qui, le 13 janvier 1791, a créé le droit d'auteur (avec une protection pour une durée de cinq ans). Rappelons que Le Chapelier, pourfendeur des corporatismes, expliquait : « Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand son ouvrage est dans les mains de tout le monde, que tous les hommes instruits le connaissent, qu'ils se sont emparés des beautés qu'il contient, il semble que, dès ce moment, l'auteur a associé le public à sa propriété, ou plutôt lui a transmis tout entière. » Dans un entretien accordé au journal Le Monde le 19 décembre 2005, Roger Chartier, historien du livre, rappelle la naissance au XVIIIe siècle de la propriété littéraire et artistique. Il indique que, deux siècles plus tard, les technologies numériques et Internet facilitent la reproduction des oeuvres, mais aussi leur transformation au point que la notion même d'auteur tend à s'effacer. Il appelle à une réflexion juridique et intellectuelle et, iconoclaste, s'interroge : « Le droit d'auteur est-il une parenthèse dans l'histoire ? ». Décidément, les choses ne sont pas simples...

Jean-Pierre Archambault
Chargé de mission Veille technologique
SCÉRÉN-CRDP de Paris

Paru dans Médialog n° 57 de mars 2006.

 

Les mesures techniques de protection 

Un article du Journal du Net [i] donne un exemple de mesures techniques de protection pour les données en ligne (MTP en français, DRM en anglais). Un système de MTP se décompose en quatre briques. L'encodeur transforme les fichiers traditionnels en fichiers cryptés, tout en les compressant à la volée dans de nombreux cas. Une fois transformés, ces fichiers sont diffusés sur Internet par l'intermédiaire d'un serveur de streaming. À l'autre bout de la chaîne, le client lit ce fichier grâce à un player propriétaire, seul capable de déchiffrer le fichier reçu et de le diffuser. C'est la brique la plus problématique, car les progrès constants de l'encodage nécessitent de fréquentes mises à jour du player. Or, tout téléchargement est un facteur dissuasif du côté du client. Demeure une quatrième brique, qui couvre toute la chaîne de l'édition et de la diffusion : le gestionnaire de droits, qui permet de spécifier à qui reviennent les droits, selon quelle répartition (pour chaque modèle de diffusion), qui permet de vérifier si le client respecte bien les modalités du contrat et de piloter tout ce qui est relatif à la gestion de la chaîne de diffusion. On peut se demander pourquoi, dans cette configuration, le logiciel de lecture (le player) doit être propriétaire.

[i] « DRM ou gestions des droits numériques », JDN solutions, décembre 2002, http://www.journaldunet.com/.  

 

NOTES

[1] Voir « L'économie de l'immatériel : vers quels modèles ? », Médialog n° 45. « Les auteurs numériques investissent la Toile », Médialog n° 46. « Coopération ou concurrence », Médialog n° 48. « Vers une économie de la connaissance », Médialog n° 49. « Naissance d'un droit d'auteur en kit ? », Médialog n° 55.

[2] Libération du 30 décembre 2005.

[3] « La-culture-sous-clé », Le Monde diplomatique du 9 décembre 2005.

[4] Libération du 21 décembre 2005.

[5] Le Monde du 26 décembre 2005.

[6] Les textes des amendements sont consultables sur le site de l'Assemblée nationale
http://www.assemblee-nationale.fr.

[7] Voir à ce sujet les articles « Des enseignants auto-producteurs », Médialog n° 52 et « Naissance d'un droit d'auteur en kit ? », Médialog n° 55.

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Association EPI
Avril 2006

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