L'économie du savoir : la nécessaire coopération

Jean-Pierre Archambault
 

     Dans Le Droit de lire [1], Richard Stallman nous fait découvrir le monde étrange de Dan et Lissa, dans lequel les ordinateurs possèdent tous des dispositifs techniques de protections, des « moniteurs de copyright », reliés à une Centrale des licences. L'ordinateur de Lissa est en panne, or elle en a absolument besoin pour son projet de mi-session. Si Dan prête le sien à Lissa, la fille qu'il aime, elle pourra lire ses livres. C'est interdit. Il risque de se faire pincer par la SPA (l'autorité de protection des logiciels) et donc d'aller en prison. Et puis, comme à tout le monde, on lui a enseigné dès l'école primaire que partager des livres est mauvais et immoral – une chose que seuls les pirates font. En cours d'histoire, Dan a appris qu'il y a eu, dans un passé lointain, des bibliothèques où l'on pouvait lire gratuitement des livres ou des articles de journaux, et qu'en ces temps bénis on pouvait partager à plusieurs le plaisir d'écouter de la musique. Il y a aussi appris que certains petits malins, au nom de cet âge désormais révolu, s'étaient amusés à créer des logiciels permettant de désactiver les moniteurs de copyright. Ils ont été mis en prison.

     Prêt payant dans les bibliothèques, taxes sur les supports amovibles de stockage, mise en place de dispositifs techniques de protection et, comble de l'absurdité, de mesures pénales contre le contournement de ces dispositifs de protection contre la copie privée. Les attaques contre ce droit fondamental dont dispose chaque citoyen à avoir accès au savoir et à la culture, quels que soient ses revenus et ses moyens, se multiplient sous prétexte de lutte contre le piratage... si cette allégorie de Richard Stallman date de 1997, elle est aujourd'hui devenue une réalité.

     Mais l'on rencontre aussi cette réalité dans la sphère de la production des richesses. Que l'on songe à ces assauts répétés pour instaurer en Europe la brevetabilité des logiciels. Quitte à entraver l'innovation. Quitte à plonger les programmeurs dans un monde absurde quand on sait que chaque logiciel est le résultat cumulatif de l'assemblage de milliers de composants.

     L'« impensable » fait son chemin. Jusqu'où ? Ses artisans sont-ils en position de force, ou mènent-ils des combats d'arrière-garde, à l'échelle du temps long du mode de production ? Un regard sur l'« économie du savoir » aidera à répondre à la question. L'économie du savoir qui émerge et dans laquelle des règles du jeu issues de la société industrielle sont remises en cause, les rapports de force se transforment. Dans son introduction au rapport sur la société de l'information, Christian de Boissieu, président délégué du Conseil d'analyse économique, note qu'« alors que les nouvelles technologies de l'information et de la communication devraient en principe déboucher sur un fonctionnement plus efficace de l'économie de marché, elles distillent en fait les ingrédients d'une économie publique parce qu'elles s'accompagnent d'économies d'échelle, d'effets de réseaux, etc., appelant, d'une manière ou d'une autre, des régulations publiques » [2]. Portons donc un regard sur cette économie nouvelle dont l'un des maîtres mots est, paradoxalement, coopération.

L'économie du savoir

     Par économie du savoir, de la connaissance, on ne désigne pas ici l'économie spécifique du bien économique particulier qu'est la connaissance mais l'économie en général telle qu'elle devient quand la connaissance est sa composante décisive.

     La production de biens matériels est loin d'être devenue anecdotique, y compris dans les sociétés développées, contrairement à ce que certains discours pourraient laisser croire. Mais la part de l'immatériel, de l'informationnel, du travail intellectuel et de la recherche et développement dans les processus de création de l'ensemble des richesses créées et dans les richesses créées ne cesse de croître. Corrélativement, le temps nécessaire à la reproduction-fabrication ne cesse, lui, de diminuer. Le consensus se fait pour dire que nous sommes entrés dans l'économie de la connaissance. Cela vaut pour tous les secteurs économiques, qu'ils produisent des biens industriels classiques, des services, ou de la connaissance. Certes, les savoirs ont toujours joué un rôle dans la production. Ainsi les sciences. Mais leur impact était limité au XIXe siècle. Il y a cette tendance séculaire à l'augmentation de la part du capital intangible (éducation, formation, innovation...). Ainsi la croissance du capital physique par heure travaillée représentait 2/3 de la croissance de la productivité du travail dans la deuxième moitié du XIXe siècle, mais seulement de 1/5 à 1/4 au XXe siècle. Les technologies de l'information et de la communication (TIC) ont contribué à accélérer cette tendance dans les vingt dernières années, dans la mesure où elles sont la condition nécessaire qui facilite et permet à grande échelle des évolutions majeures. Le changement est dans la quantité des savoirs produits, la complexité des produits fabriqués et dans l'organisation des acteurs dans la dynamique de la production des connaissances.

     Dans son rapport La France dans l'économie du savoir [3], le Commissariat général du Plan indique qu'« à l'échelle de l'entreprise, il est de plus en plus clair que l'avantage compétitif repose avant tout sur les compétences de ses ressources humaines et la capacité à se doter d'une organisation apprenante, qu'il a pour principal ressort la dynamique du savoir et des compétences, qu'il suppose le partage des savoirs ».

Trois approches

     Le Commissariat général du Plan dégage trois approches complémentaires pour caractériser l'« économie du savoir ».

     Une première met l'accent sur l'innovation, l'accélération du rythme des innovations. Supposant réactivité et qualité, la capacité à innover est un critère déterminant [4]. Les TIC favorisent l'accélération de l'innovation, des procédés et des produits, car elles sont des technologies génériques : outils de simulation, de visualisation, de conception, de modélisation, de traitement de l'image, de calcul ; langages, algorithmes... des technologies devenues incontournables et massivement utilisées.

     Une deuxième approche souligne le caractère collectivement distribué du mode de production de la connaissance, dont le rôle s'accroît sans cesse. Les entreprises se doivent d'être apprenantes, dans un décloisonnement recherche-production, et une mise en relation avec les partenaires extérieurs, une mise en réseau de l'entreprise qui devient entreprise étendue. La capacité des individus et des organisations à mobiliser effectivement leurs savoirs qui se reflètent dans des compétences opérationnelles est déterminante. La gestion et le développement des connaissances deviennent de plus en plus des objectifs en soi. Il y a toujours eu la formation, le bureau des méthodes. On parle maintenant de « knowledge management ». Nécessité dans l'économie du savoir, même si des discours convenus ou instrumentés, des effets de mode ne sont pas absents. Il faut capitaliser les connaissances. D'abord repérer les connaissances cruciales. Puis les préserver, c'est à dire les modéliser, les formaliser et les conserver. Ensuite les valoriser au service du développement de l'entreprise, en les rendant accessibles selon des règles de confidentialité, les diffuser, les exploiter, les combiner, en créer de nouvelles. Il faut bien entendu les actualiser. Enfin, le management des connaisssances se positionne dans l'interaction entre les phases précédentes. Tout projet de knowledge management nécessite la construction d'un système d'information stratégique capable d'acquérir l'information, la traiter, la visualiser, la diffuser à la bonne personne et cela au moyen d'une interface unique de recherche d'informations.

     Les TIC sont ici le support à une production plus collective et plus interactive des savoirs et les compétences, longs à acquérir et difficiles à transférer. Elles permettent des pratiques innovantes en réseau, dans des intranets ou dans le « grand Internet ». Y contribuent les outils de communication, de groupeware et d'apprentissage collectif. On peut distinguer quatre grandes catégories d'outils. Les outils de coopération de base, pour communiquer et faire circuler de l'information (mél, visio-conférence...). Les outils de travail partagé (partage d'applications, forum, édition partagée...). Les outils d'accès au savoir (portails, listes de diffusion, FAQ, Wiki, moteurs de recherche...). Enfin les outils de workflow, qui permettent le suivi des projets (gestion des tâches, agendas...).

     Pour une troisième approche, les externalités de connaissance jouent un rôle central, par leur croissance massive, avec le caractère difficilement contrôlable des connaissance codifiées, manipulables comme de l'information. Le succès ne dépend pas principalement des performances d'acteurs isolés mais de la performance du collectif. Les TIC systématisent l'accumulation du savoir, dans des BDD, l'intégration des connaissances et leur mobilisation. Elles entraînent une baisse des coûts de transmission et de reproduction, de stockage et de codification des savoirs tacites. La tâche est difficile. Pour une large part, le savoir tacite est local, difficile à expliciter et à codifier, spécifique, difficile à reproduire pour obtenir un avantage compétitif. L'intelligence artificielle est un outil puissant de codification, étendant cette opération à des savoirs tacites de plus en plus complexes.

     D'une manière générale, dans cette économie de la connaissance, des communautés de pratiques, communautés professionnelles, voient le jour, spontanément ou sous l'impulsion du management. Elles jouent un rôle important. Plus ou moins informelles, transverses et ouvertes, adaptées à la créativité, à la confiance, l'échange, la discussion, elles facilitent la transmission de savoirs tacites, basés sur l'expérience (une part majeure de l'avoir d'une organisation), dans l'action et les savoirs explicites acquis par la formation. La circulation de cette information crée effectivement un savoir collectif qui peut servir de base au perfectionnement professionnel et à la résolution de problèmes dans l'action [5].

La preuve par Thales...

     Le groupe Thales, groupe industriel s'il en est, constitue une bonne illustration des mutations économiques en cours [6]. Le transfert des connaissances métier est vital. Des communautés de pratiques en sont le vecteur privilégié. Thales fabrique des systèmes d'information, de contrôle des missiles, des radars, des sonars, des équipements de navigation, etc. Les activités du groupe Thales s'articulent autour de treize entités couvrant une trentaine de domaines commerciaux différents, à la fois civils et militaires. Une galaxie de branches qui partagent certains champs d'expertise, tels que la recherche et développement logiciel, l'électronique, l'ingénierie et système, ou encore la logistique. Partant de ce constat, la direction du groupe a mis en place il y a quelques années des communautés de pratiques visant à favoriser le transfert de connaissances métier. En vue de faciliter ce processus horizontal de partage d'informations, Thales a décidé mi-2001 de lancer un projet de gestion des connaissances.

     Au centre de cet environnement figure une infrastructure de portail. Une fois l'architecture déployée, Thales commence par éprouver celle-ci durant environ trois mois auprès d'une de ses communautés, la communauté logicielle en l'occurrence. À partir de juin 2002, la solution a été étendue à d'autres domaines, notamment Système et ingénierie et Amélioration des processus, avec l'objectif de toucher une dizaine de communautés fin 2002. Au programme des fonctions utilisateur de ces portails, on compte un moteur de recherche couplé à un mécanisme d'indexation, ainsi qu'un système de classification – dont la taxonomie est personnalisable en fonction des problématiques métier de chaque communauté. Le tout est connecté directement aux bases de connaissances et sources de données locales ou centrales de Thales. Qui dit intranet documentaire verticalisé, dit gestion des droits d'accès et adaptation des contenus aux profils utilisateur. Un point que les sites en question gèrent en se connectant à l'annuaire d'entreprise de Thales par le biais du protocole LDAP.

     Les communautés de pratiques existant depuis déjà une dizaine d'années, les avantages du nouvel outil sont rapidement perçus par les utilisateurs. Son appropriation se serait donc révélée assez rapide. D'emblée, la gestion des mises à jour est entièrement décentralisée... certaines communautés allant même jusqu'à utiliser des dispositifs de travail collaboratif. Qu'en est-il du retour sur investissement de cette initiative ? Au final, la solution permet avant tout aux équipes de « gagner du temps », les responsables de la plate-forme espérant améliorer encore le retour sur investissement en déployant des processus métier plus complexes.

Coopération et partage

     Dans l'industrie, comme le montre l'exemple de Thales, et dans la recherche, coopération, ouverture et partage constituent le fil conducteur. Rien d'étonnant à cela puisque la science fonctionne ainsi et qu'elle occupe une place sans cesse croissante dans la production.

     À l'Institut Pasteur on vise à mieux communiquer pour mieux partager le savoir. Employant plusieurs milliers de personnes (2 500 sur le campus parisien), majoritairement des chercheurs, il est le type même de l'organisation où le partage du savoir est à la fois fréquent et transversal. La fondation privée à but non lucratif a donc souhaité tabler sur l'outil informatique pour faciliter la collaboration de ses équipes (dirigeantes, administratives et de recherche), et plus particulièrement l'établissement, via une solution d'agenda partagé, de réunions de travail. Pour quel bénéfice ? Un gain de temps considérable : l'outil remplace de multiples envois et réceptions d'e-mails [7].

     Le travail en commun peut également prendre une dimension planétaire, ainsi dans un espace public de coopération scientifique sur le génome humain. Un domaine comme la biologie connaît un déluge de données (protéines en trois dimensions, interactions des molécules...) qui, s'il signifie changement des modes de production de la connaissance et nouvelle qualité dans les généralisations, n'en présente pas moins un danger de surinformation. La distribution des contributeurs est maximale et donc l'interopérabilité incontournable. Chacun doit pouvoir faire des requêtes avancées, rechercher des concepts organisés hiérarchiquement, naviguer dans des informations avérées à l'aide de liens sémantiques entre des articles. La communauté scientifique qui travaille sur le génome humain comporte à travers le monde plus de 250 000 chercheurs qui communiquent et publient des ressources. Une banque de données constitue le point central de cette communauté, qui en assure le contrôle-qualité. Les avancées de la recherche sont intrinsèquement liées à l'existence et au bon fonctionnement, à l'échelle de la planète, d'un espace électronique de travail dont il est structurellement nécessaire que l'accès soit libre et gratuit. Si une logique de coopération et de partage, pour trouver de nouveaux résultats et les valider, s'avère pour l'essentiel incontournable.

L'entreprise étendue

     La coopération s'étend au-delà des frontières de l'entreprise [8]. Le progrès technique et le renouvellement rapide des produits offerts au public poussent les entreprises à intégrer à leurs activités les phases amont de R&D et les phases aval d'information et de formation de la demande. Aujourd'hui, le système productif cherche à orienter la recherche et les laboratoires. Les universités relaient les financements publics par des contrats privés supposés traduire les priorités du système productif. Les universités, en particulier aux États-Unis, sont de plus ne plus immergées dans un tissu industriel local de start-up, qui participent de la logique de la production. Symétriquement, les entreprises cherchent à se rapprocher de leurs clients, à établir un contact direct qui leur permettrait de suivre, plus précisément que par le passé, l'évolution des goûts et des modes de vie et surtout d'informer la demande pour la préparer à la consommation des produits en cours de développement. Or, s'il est nécessaire d'orienter la recherche – en veillant à ne pas sacrifier la recherche fondamentale dont les effets à long terme sont à la fois imprévisibles et statistiquement prévisibles – et de former la demande en raison des coûts croissants de ces fonctions dans une économie d'information, le circuit long : « rechercheinnovation-production-distribution-demande finale », est inefficace justement parce qu'il est trop long. Un circuit plus court et un couplage plus direct deviennent nécessaires. Des prémarchés se mettent en place dont le fonctionnement ne va pas de soi, entre des experts qui expliquent et apportent leur aide, et ceux qui apprennent et font part de leur incompréhension, révélatrice des défauts des produits.

Des espaces publics numériques éducatifs

     Depuis quelques années, l'Éducation nationale est entrée dans une phase la menant à terme à la banalisation et à la généralisation des usages des ordinateurs dans les établissements scolaires. De nouveaux services numériques (intranet, mail, forum, publication de site Web, cours en ligne...) viennent s'ajouter aux services et usages « traditionnels » de l'informatique avec des postes en réseau local ou autonomes. Un déploiement massif se heurte encore à des problèmes de cohérences fonctionnelle, technique (interopérabilité) et organisationnelle. Aux différents échelons – établissement, académie, national –, l'objectif est de constituer des espaces publics de coopération, avec des passerelles entre les uns et les autres. Chaque enseignant doit avoir ainsi accès à un véritable environnement numérique de travail comportant ses outils, son espace personnel, les ressources pédagogiques et administratives de son établissement, de son académie et de son ministère, des documents disciplinaires spécifiques... Il existe un socle de ressources numériques constituées des « fondamentaux » du savoir. Leurs origines sont diverses : dictionnaires, encyclopédies, archives audiovisuelles de l'INA, données statistiques de l'INSEE, dépêches d'agence de presse, oeuvres des musées, images satellitales... et bien entendu les productions des enseignants. De tels espaces numériques de travail doivent être ouverts aux différents secteurs de la communauté éducative (enseignants, élèves, administration), dans les établissements et à la maison, mais aussi aux parents et aux partenaires comme les collectivités territoriales. Comme dans les années 1980, où le développement de la télématique avait forgé le concept d'« entreprise étendue », on peut en la circonstance parler d'« école étendue », la pédagogie, relation humaine et sociale, demeurant cependant fondamentalement présentielle. Le numérique s'appréhende ici en termes de complément, d'apports nouveaux et pertinents, non de substitution. Il va sans dire que de tels espaces publics de coopération éducative ne sauraient exister sans des standards ouverts de formats de données et de protocoles de communication. Toute démarche « propriétaire » est bannie, un enseignant de génie électronique de l'académie de Créteil devant pouvoir échanger des fichiers avec son collègue toulousain, quels que soient les choix opérés par leurs institutions et collectivités locales. Des briques de base d'infrastructure (systèmes d'exploitation, logiciels serveurs, navigateurs, outils bureautiques) constituées de logiciels libres sont les bienvenues. Des interfaces simples doivent permettre de récupérer des documents, de les utiliser, de les insérer dans des cours ou des exposés. (La gratuité est la règle pour la communauté éducative). Les coûts d'accès pour la collectivité qui les finance doivent être raisonnables, les droits d'usage être précisés en intégrant le fait qu'élèves et enseignants travaillent dans les établissements scolaires... et à la maison.

     Ces espaces numériques vont donner une nouvelle impulsion à la démarche de ces nombreux enseignants qui mettent gratuitement et librement sur le Web leurs productions personnelles ou collectives, dans des démarches de mutualisation, partage et coopération. Ces pratiques, dans une espèce de « Napster éducatif d'auteurs », commencent à donner lieu à des partenariats originaux, regroupant les enseignants et leurs associations, l'institution éducative, les collectivités territoriales et les éditeurs traditionnels. On peut faire l'hypothèse qu'ils préfigurent des modèles économiques nouveaux pour l'édition scolaire [9]. D'une manière analogue, un mouvement pour une « publication libre » des résultats de la recherche voit le jour, afin de sortir d'une situation de hausse continue des prix des revues imposée par quelques grands éditeurs mondiaux. On peut citer PloS Biology, qui, après six mois d'existence, rivalise déjà avec les plus grandes publications, ou l'annonce récente d'un nouveau titre pour l'automne par le collectif Public Library of Science. Le libre accès aux résultats de la recherche bouleverse le monde des revues savantes.

     Dans des modalités et des espaces divers, une tendance forte à la coopération se déploie largement. Cependant, dans le même temps, des phénomènes inverses se développent, qui s'opposent au travail en commun, qui suscitent des mises en concurrence antinomiques avec la coopération.

La guerre du temps

     Une contradiction forte se noue autour de la mesure du temps de travail et celle de la charge de travail. Certains parlent de « guerre du temps » [10].

     Il y a d'un côté le temps des activités immatérielles. Les activités cognitives, avec les temps discontinus des essais-erreurs, des apprentissages, des études, des relations conception-usages. Les activités communicationnelles faites de confrontations, discussions, coordinations, avec en filigrane de la confiance ou de la défiance, de la reconnaissance. Les activités expressives, subjectives et intersubjectives, pour l'identification, l'affirmation de soi, la parole, l'implication ou le détachement. Aussi les activités politiques de l'intervention des citoyens-salariés sur les informations stratégiques qui verrouillent toutes les autres informations.

     La création de la valeur découle très largement des synergies entre les différentes composantes du capital immatériel (compétences, connaissances, savoir-faire particuliers, qualité du capital humain, capital clients, marques...). Comment mesurer le temps des activités immatérielles ? Leur valeur ajoutée ? En se référant au temps homogène, séquentiel, prévisible et prédéterminable du travail industriel, mesuré par les horloges et les chronomètres ? Mais le temps de l'innovation, de la recherche, de la prise de décision, de l'initiative face à l'événement imprévu (toutes choses dorénavant « assistées par ordinateur ») est hétérogène, discontinu, aléatoire, imprévisible. Il y a quelque part une contradiction entre la contrainte temporelle et la qualité du produit ou du service.

     Si l'économie du savoir est de plus en plus complexe, confrontée à des problèmes de chiffres, de pertinence des statistiques, s'il faut donc repenser les normes de la comptabilité traditionnelle, la situation n'en est pas pour autant inédite. Certains s'expriment en termes de crise du système des équivalences qui règle les échanges marchands [11]. Certes, il est difficile de quantifier les performances individuelles très dépendantes de la qualité du collectif et de sa coordination, de mesurer la valeur des forces de travail et de ce qu'elles produisent. Les capacités sont hétérogènes. La quantité de travail abstrait et le nombre d'unités d'un produit par unité de temps sont globalement encore plus délicats à évaluer que par le passé. Mais, pour une bonne part, c'était déjà le cas avec les différentes catégories d'ouvriers qualifiés, spécialisés, et les ingénieurs et les techniciens, quand on fabriquait déjà des objets complexes comme les locomotives électriques, avec des corps de métier et des qualifications multiples et différents. Il n'y a donc pas, en la circonstance, des arguments pour dire que la connaissance étant difficilement mesurable, elle n'a pas de valeur et donc qu'elle n'est pas une marchandise. Des choses peuvent exister sans que l'on soit capable de les mesurer, ou de les expliciter (voir théorème d'existence en mathématiques).

     Cela étant, la mesure de la productivité informationnelle reste un réel défi. Par exemple, comment évaluer la charge de travail d'un informaticien, sa productivité ? Sûrement pas en lignes de programmes écrites par heure, par mois ou par an. La productivité en développement et maintenance de logiciel, c'est plus de qualité, de fiabilité, plus de fonctions, et non plus de lignes-source. Le problème de la productivité du développeur est d'abord un problème de coût d'intégration et de maintenance, car plus on engrange de lignes de code, plus on engendre de temps de mise au point, de correction et de maintenance, plus on engendre d'erreurs de programmation, voire de conception. La stratégie essentielle des entreprises qui fabriquent des logiciels, c'est donc de faire pression sur les personnels non pour qu'ils fassent plus de lignes de code, mais au contraire pour qu'ils en fassent moins, mais plus efficientes.

     Mais, dans le même temps, pour arracher des affaires sur des marchés très concurrentiels, les commerciaux sous-estiment délibérément le volume d'heures facturées au client, donc la charge de travail officielle sur laquelle devront être facturées les dépenses liées à l'affaire. En aval, les travaux annexes sur les nouveaux logiciels, souvent imprévisibles, ne peuvent être financés. D'où cette tendance bien connue au sacrifice de la documentation que l'on « bâcle ». D'où aussi ces délais jamais respectés. Ainsi que ces pressions pour ce qu'il faut bien appeler du « travail gratuit », ce travail non rémunéré que l'on emmène à la maison, pour les soirées et le week-end. Avec ce paradoxe qui amène des cadres à réclamer la pointeuse pour limiter l'allongement de la durée du travail.

     Les directions d'entreprise se réfèrent au caractère non prédéterminé du temps de travail des cadres et de tous les salariés qui ont une forte autonomie, qui organisent leur emploi du temps. Elles intègrent la nature nouvelle du travail aujourd'hui. Mais, dans le même temps, quand pour des impératifs de rentabilité et de concurrence, elles ont tendance à nier la complexité croissante du travail, à mesurer sa charge avec les instruments de mesure de la société industrielle, comme si produire un logiciel c'était comme fabriquer un boulon. Exit alors, dans les faits, le temps nécessaire à la coopération, l'échange, l'interaction informationnelle... qui caractérisent la production de l'immatériel et de la connaissance.

     Quand, en plus, le sens du partage, l'incitation et l'intérêt à collaborer, à mettre en commun les connaissances se traduisent concrètement par des réductions d'effectifs, ou s'accompagnent çà et là d'évolutions vers des modes de rémunération individualisée et des mises en concurrence des salariés, on aura compris qu'il existe des obstacles sérieux à la nécessaire coopération appelée par la production de la connaissance. Ainsi à l'Inserm.

Une histoire de primes à l'Inserm

     En toile de fond, crise des vocations, fuite des cerveaux... l'inquiétude est réelle quant à l'avenir de la recherche française. Il est vrai que la France est en perte de vitesse. Les chiffres sont sans appel [12]. De 1995 à 2000, la croissance moyenne des dépenses de recherche et de développement est, en pourcentages, de 1 pour la France, 1,8 pour la Grande- Bretagne, 3,4 pour l'Europe des Quinze, 5,7 pour les États-Unis, 8,2 pour l'Irlande, 9,9 pour le Portugal, 12 pour la Grèce et 13,5 pour la Finlande. Or, « clairement, le rendement des investissements est plus faible dans les pays qui investissent le moins... d'où des discussions à l'infini pour savoir si tous les établissements de recherche sont optimisés... la préférence pour commencer à réformer ce qui marche le mieux (le CNRS), car il est tellement plus difficile de s'occuper du reste... » [13]

     À l'encontre du fondement égalitaire de la communauté scientifique, des réponses au manque d'attractivité de la recherche française sont apportées. Elles sont marquées du sceau d'une logique de concurrence. À l'Inserm [14], la décision a été prise début 2003 de créer des contrats d'interfaces pour une activité clinique avec un hôpital, qui permettent d'offrir à certains chercheurs, une centaine sur 2 300, de substantiels compléments de salaires d'un montant de 1 500 euros mensuels sur une période de cinq ans. Elle a suscité un mouvement de contestation sans précédent dans l'histoire de cet organisme. Pour le professeur Peschanski, « cette initiative profondément inégalitaire a notamment pour conséquence d'introduire d'énormes différences de salaires entre des chercheurs travaillant au sein des mêmes équipes ». Les contestataires ont écrit au directeur général de l'Institut que sa proposition était « une mauvaise réponse à une excellente question ». « Avec 2 000 euros par mois à l'embauche et à peine le double en fin de carrière, les salaires des chercheurs de l'Inserm sont scandaleux, déshonorants même pour un pays qui se veut à la pointe du progrès scientifiques. » L'initiative est jugée extrêmement dangereuse pour la vie des laboratoires car « porteuse d'antagonismes nouveaux ».

     Cette histoire de primes s'inscrit dans l'air du temps, dans la remise en question du modèle de la recherche publique, de l'enseignant-chercheur, de son statut de fonctionnaire, rémunéré pour un service d'enseignement précisément quantifié et une activité de recherche reposant pour une part sur la confiance et la conscience professionnelle. D'une manière paradoxale, ce modèle, qui a historiquement fait ses preuves et continue à les faire, est remis en question à un moment où la science « envahit » la sphère de la production, et où la mesure du temps de travail devient plus délicate. Statut social et activité intellectuelle, qu'en dit Tocqueville [15] ? Au milieu du XIXe siècle, on rencontre peu de riches aux États-Unis. Les gens ont besoin d'exercer une profession, qui exige un apprentissage. Les Américains ne peuvent donc donner à la culture générale de l'intelligence que les premières années de la vie : à quinze ans ils entrent dans une carrière. Ainsi leur éducation finit-elle le plus souvent à l'époque où celle des Européens (fortunés) commence. Si elle se poursuit au-delà, elle ne se dirige plus que vers une matière spéciale et lucrative. On étudie une science comme on prend un métier. Et l'on en saisit que les applications dont l'utilité présente est reconnue. En Amérique, la plupart des riches ont commencé par être pauvres. Presque tous les oisifs ont été, dans leur jeunesse, des gens occupés. Il n'existe donc point en Amérique de classe dans laquelle le penchant des plaisirs intellectuels se transmette avec une aisance et des loisirs héréditaires, et qui tienne en honneur les travaux de l'intelligence. À méditer. Et si l'activité intellectuelle signifiait, pour donner toute sa mesure, temps, sécurité, stabilité, quiétude d'esprit, distance avec des contraintes matérielles trop pesantes. Pas question de préconiser un quelconque retour à l'Ancien Régime ! Comme chacun sait, lorsque les privilèges ne sont plus l'apanage de quelques-uns, ce ne sont plus des privilèges. Comme le dit Jean-Claude Guédon, professeur à l'université de Montréal, il s'agit ni plus ni moins que de « démocratiser la noblesse » [16].

L'industrie pharmaceutique

     Le refus du partage, d'une coopération Nord-Sud, peut prendre des formes extrêmes, dramatiques. L'industrie pharmaceutique qui, à l'instar de l'industrie informatique, a des coûts fixes de recherche élevés, et des coûts marginaux, de production, très faibles, n'en finit plus de se débattre dans ce « Vietnam » qu'a constitué en 2001 le procès de Pretoria, « où l'on a vu 39 des plus grands laboratoires du monde interdire aux malades africains du sida l'accès aux trithérapies, au nom de la défense de leurs brevets, avant de reculer devant la réaction outrée de l'opinion publique » [17].

     Mais, après les attaques du 11 septembre 2001 à New York, des lettres contaminées au bacille du charbon sont envoyées à des médias et à des officiels [18]. Les États-Unis se rendent compte qu'ils n'ont pas assez d'antibiotiques pour faire face à cette menace, et décident de forcer la main de Bayer, qui produit le Cipro, pour qu'il baisse ses prix. Pour cela ils brandissent la menace de la « licence obligatoire », qui leur permet de contourner le brevet de la firme allemande. Il y aura cinq morts. Or c'est précisément pour éviter que l'Afrique du Sud (et d'autres pays à sa suite) ne prenne des licences obligatoires que les États-Unis avaient soutenu le procès de Pretoria ! Pour M. Zoellick, représentant des États-Unis pour le commerce extérieur, après Doha, « le problème était que de plus en plus de pays voulaient obtenir le droit d'importer depuis des pays tiers (...), y compris des pays disposant d'une industrie pharmaceutique forte. Alors vous étendez cela, l'ensemble des pays qui peuvent disposer de ces privilèges particuliers, à environ 120 pays. Puis certains pays veulent élargir l'accord à plus de maladies. Vous prenez donc ce qui est censé être une exception pour des circonstances particulières, vous l'étendez à quasiment tous les pays hors OCDE, puis à toutes les maladies, et au final vous avez percé un trou dans le régime de propriété intellectuelle » [19].

     Si ces dérives ont à voir avec le fait que l'industrie pharmaceutique est acculée par « un ralentissement phénoménal de l'innovation – de moins en moins de médicaments mis sur le marché chaque année, pour des budgets de recherche toujours croissants » [20], elles n'en demeurent pas moins aberrantes. L'industrie pharmaceutique a ainsi tendance à privilégier les médicaments qui rapportent de l'argent, c'est-à-dire ceux qui concernent les maladies des riches, la recherche d'une molécule qui soigne « un peu mieux » une maladie pour laquelle il existe déjà un médicament, et donc un marché, plutôt que d'aller dans une direction novatrice plus coûteuse. D'où ces dérapages – délirants, monstrueux ? – dans la défense des brevets, l'extension de leur durée de vie, qui offre aux laboratoires des rentes sur le long terme, fascinés qu'ils sont par le court terme de leurs cours en Bourse. Et si le brevet, dans un cadre national, permet d'organiser une industrie pharmaceutique, avec des règles à peu près claires, son extension dans le domaine du droit international équivaut à accorder aux grandes sociétés pharmaceutiques la concession d'un monopole mondial. Or le marché des médicaments est l'un des moins libres qui soient (contrôles nombreux de la puissance publique, autorisations administratives...). À n'en point douter la morale et les malades auraient tout à gagner d'une extension des principes du service public.

Coopération, bien commun/concurrence, appropriation privée

     La connaissance occupe une place croissante dans les richesses produites et dans les processus de création de l'ensemble des richesses, tendant à devenir la force productive principale, les produits, travail cristallisé, devenant connaissance cristallisée. Elle investit l'économie avec son mode de fonctionnement spécifique, ses besoins intrinsèques de libertés d'accès, de débat et de diffusion, de validation par les pairs, d'ouverture, de transparence, de travail en commun. Les connaissances sont abondantes, inépuisables. Leur usage et leur consommation ne sont pas destructrices mais, au contraire, créatrices d'autres connaissances. La connaissance fuit la clôture. D'une manière consubstantielle, pour se développer, elle a besoin du partage, de l'extension du bien commun et du bien public. Elle est rebelle à une appropriation privée qui entrave son mouvement naturel et l'innovation. Une tendance à la coopération, à l'ouverture s'affirme dans l'économie, l'enseignement, la recherche, dans toute la société.

     Pour l'essentiel, la science et la connaissance ont toujours été « libres », ou presque [21]. Ainsi les mathématiques sont-elles libres depuis 25 siècles, l'époque où Pythagore interdisait à ses disciples de divulguer les démonstrations des théorèmes. Or, depuis une cinquantaine d'années, une tendance inverse est à l'oeuvre, de marchandisation de la science, d'intrusion dans sa sphère des enjeux économiques et des logiques de concurrence et de court terme, à l'encontre des modes de fonctionnement et des valeurs traditionnels de la recherche et du monde de la connaissance. Elle s'accompagne de ces tentatives institutionnelles (AGCS notamment) d'inclure dans la sphère des rapports marchands des secteurs qui lui étaient pour une bonne part extérieurs (santé, éducation, culture). Ce mouvement s'explique très bien. Il a un caractère de nécessité pour le monde des marchands. Leur espace traditionnel d'intervention, les biens industriels, diminue en valeur relative, et non absolue. La part de l'immatériel et de la connaissance dans la richesse créée croît sans cesse, en valeurs absolue et relative. De marginale au début de la révolution industrielle, la part de la science dans la production des biens matériels, est devenue au fil du temps plus que largement significative. Au-delà de la science proprement dite, c'est l'immatériel sous toutes ses formes qui occupe une place sans cesse croissante dans l'univers économique, d'une manière accélérée lors des dernières années. Il faut donc pour les marchands conquérir ces nouveaux territoires qui émergent, qui se développent rapidement pour occuper dans les décennies à venir une position hégémonique. C'est peut-être une question de « survie », à moyen et long termes, dans le temps long du mode de production. D'où ces affrontements de titans sur la propriété intellectuelle. Ce qui amène Michael Oborne, responsable du programme de prospective de l'OCDE, à annoncer que « la propriété intellectuelle deviendra un thème majeur du conflit Nord-Sud » [22], le procès de Pretoria en constituant l'un des premiers épisodes et signes avant-coureurs. On peut ajouter Nord-Nord également.

Une contradiction à l'oeuvre

     Une contradiction est à l'oeuvre, dont le premier terme comporte la coopération, l'ouverture, le partage, l'extension du bien commun, du bien public, portés par la nature profonde de la connaissance. Deuxième terme, la concurrence, les barrières et la fermeture, l'appropriation privée, l'extension des rapports marchands. Une contradiction secondaire, un épisode avec en fin de compte un aménagement du système économique qui digère la nouveauté ? Ou une contradiction antagonique, forte, débouchant à terme sur des changements profonds ? C'est ce que suggère Olivier Blondeau [1], qui fait référence à la préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, dans laquelle Karl Marx écrit : « À une certaine étape de leur développement les forces productives matérielles entrent en conflit avec les rapports de production existants... De forme de développement des forces productives qu'ils étaient jusqu'alors, ces rapports de propriété se transforment en obstacles. » Et il se demande si l'approche du logiciel libre n'est pas une des illustrations caractéristiques de ce moment-là et voit dans les logiciels libres une contestation du capitalisme, non pas du point de vue de la justice sociale, mais de ceux de l'efficacité économique et de l'entrave aux progrès technologique, culturel et sociétal. Certains caractérisent les logiciels libres comme étant un mode de production, présent dans la société capitaliste comme celle-ci l'était, progressivement, dans la société féodale depuis le Moyen Âge et la Renaissance, c'est-à-dire bien avant 1789. Les logiciels libres comme laboratoire grandeur nature du futur ?

Les logiciels libres

     Les logiciels libres ont à voir de très près avec les problématiques liées à la marchandisation. Ils sont une modalité pour une bonne part non marchande, même s'ils donnent lieu à des activités commerciales. Linux s'est développé hors de l'entreprise, et ce système d'exploitation est massivement reconnu de par le monde. Un exemple à méditer. Le choix de solutions libres par les établissements scolaires va à l'encontre de la marchandisation de l'école, dont les coûts importants des licences des logiciels propriétaires et la situation de rentes qui prévaut dans l'informatique grand public constituent des aspects significatifs. Quand une administration adopte pour son propre compte l'approche du logiciel libre pour ses productions logicielles, elle crée les conditions pour être un acteur à part entière du secteur, et contribue de ce fait à modifier les équilibres et les rapports de force existant entre les espaces public, associatif et la sphère marchande. L'approche des logiciels libres est efficace, au sens où elle contribue à créer des produits de qualité. Cela ne saurait surprendre puisque le mode de fonctionnement est celui de la recherche scientifique. Sa réponse en termes de régime de propriété intellectuelle est originale et innovante, car elle tente de concilier le droit de l'auteur à une juste reconnaissance de son travail et le droit du public à avoir accès au savoir, à la culture et à la connaissance. Au moment présent où le savoir tend à être marchandisé et privatisé, cette réaffirmation d'un droit inaliénable du public d'avoir accès aux connaissances, conçues comme un bien commun de l'humanité, est pour le moins intéressante. Nous avons mentionné précédemment l'émergence de ce « Napster éducatif d'auteurs ». Il illustre la transférabilité du modèle des logiciels libres à la réalisation des biens informationnels.

     La question est bien posée de savoir si l'approche coopérative du logiciel libre, sa réponse originale en termes de propriété intellectuelle préfigurent des évolutions fortes en matière de modèles économiques.

Une course de vitesse

     Servi par chaque nouvelle innovation qui se banalise (haut débit, compression des données, Wifi...), le mouvement du libre, et plus généralement le monde du numérique, ne cesse de déclôturer. La possibilité d'exécuter les droits de propriété est en crise malgré les missions confiées à des magistrats et des avocats pour qu'ils greffent le vieil ordre sur le nouveau monde. « Il existe une différence cruciale avec le mouvement des clôtures du XVIe au XVIIIe siècle. Le mouvement social qui défendait les terres communes en 1750 avait toute la modernité de la technique, de la science, de la puissance urbaine contre lui : il résistait. Aujourd'hui, les tenants des clôtures sont sur la défensive. » [23] De nombreuses voix s'élèvent pour dire que, dans le prolongement des luttes qui se sont déroulées autour de la question de la terre ou autour de celle de la production matérielle, les grandes luttes sociales et politiques du XXIe siècle porteront aussi sur la question de la propriété intellectuelle et du savoir, conçu comme bien commun et inaliénable de l'humanité. Et Olivier Blondeau nous invite à nous rappeler que « nous sommes tous et que nous revendiquons le droit d'être des Jean Ferrat en puissance, pompant sans vergogne et avec délectation, les vers d'Éluard, d'Apollinaire ou d'Aragon pour les murmurer à l'oreille de la femme qu'on aime. Parce ce que ces vers sont aussi nôtres ; ils sont ce qui nous constitue, au plus profond de notre intimité » [24].

Jean-Pierre Archambault

Paru dans Terminal, Printemps-Été 2004.

NOTES

[1] Olivier Blondeau, Florent Latrive, Libres enfants du savoir numérique, anthologie du libre préparée par l'Éclat.

[2] Nicolas Curien, Pierre-Alain Muet, Rapport sur la société de l'information, Conseil d'analyse économique, La Documentation française, 2004.

[3] La France dans l'économie du savoir : pour une dynamique collective, rapport Commissariat général du Plan, La Documentation française, 2003.

[4] Si l'innovation s'accélère, le quotidien et ses routines, la continuité de l'organisation pour produire n'en disparaissent pas pour autant. Et, éducation, formation..., le temps de la connaissance est aussi le temps long.

[5] Michèle Drechsler, Quels changements induits par les TIC pour la formation professionnelle des enseignants face au paradigme du KM et des communautés de pratiques ?, Mémoire de DEA, 2003.

[6] Antoine Crocher-Damais, JDNet (http://solutions.journaldunet.com), 9 décembre 2002.

[7] Jérôme Morlon, JDNet (http://solutions.journaldunet.com), 24 avril 2003.

[8] Michel Gensollen. Intervention à Autour du libre 2003, « Le libre fournit-il un modèle de couplage direct entre innovation et usages ? », http://www.autourdulibre.org.

[9] Jean-Pierre Archambault, « Édition scolaire : quelle recomposition », Terminal n° 89, L'Harmattan, 2003.

[10] Jean Lojkine et Jean-Luc Malétras, La Guerre du temps, L'Harmattan.

[11] N'y a-t-il pas, chez André Gorz (L'Immatériel, éditions Galilée) et d'autres auteurs, des interprétations de concepts économiques de Karl Marx faisant de ceux-ci des outils scientifiques mesurant des valeurs (comme dans les sciences physiques par exemple), alors qu'ils sont des concepts (économiques, philosophiques, sociologiques) permettant de saisir la dynamique et la logique de création des richesses économiques, de leur développement et de leur appropriation ?

[12] Sources : Communauté européenne, Observatoire des sciences et des techniques.

[13] Franck Laloë, physicien, directeur du Laboratoire Kastler-Brossel, « Fête ou défaite de la science ? », Le Monde, mars 2003

[14] Jean-Yves Nau, Pierre Le Hir, Le Monde, décembre 2002

[15] Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

[16] Autour du libre 2004, Brest, http://www.autourdulibre.org.

[17] Florent Latrive, Libération, 9 avril 2003.

[18] Philippe Rivière, journaliste au Monde diplomatique, intervention à Autour du libre 2003.

[19] Conférence de presse, 16 janvier 2003, http://www.ustr.org.

[20] Philippe Pignarre, Le Grand Secret de l'industrie pharmaceutique, éditions La Découverte 2003

[21] Jean-Pierre Archambault, « L'apport des logiciels libres », colloque ePrep 2004, http://www.eprep.org/Colloque_ePrep2004/Programme04.htm#atelier6.

[22] Dossier « Le vivant, nouveau carburant de l'économie », Le Monde Économie, 10 septembre 2002

[23] Yann Moulier Boutang (freescape.eu.org)

[24] Olivier Blondeau, « Le droit de savoir », http://lamaisondesenseignants.com/ rubrique TICE

___________________
Association EPI

Accueil

Articles