UNE CULTURE TECHNIQUE SANS LES TIC ?

Jean-Pierre Archambault
 

     L'émergence de nouvelles techniques suscite toujours des résistances, et des polémiques. En son temps, Ampère a fustigé la machine à vapeur. Au début du siècle dernier, un lobby du courant continu « démontrait, arguments scientifiques à l'appui » que le courant alternatif n'était pas une solution d'avenir. En arrière plan des débats sur la neutre technique [1], il y a toujours des enjeux de pouvoir, des prestiges menacés, des identités remises en cause, des hommes et des femmes. Il y a aussi des inquiétudes légitimes, l'Histoire regorgeant de transformations imposées brutalement, comme la révolution industrielle en a connu avec son cortège de violences sociales.

     Cette « loi » générale vaut bien entendu pour les Technologies de l'Information et de la Communication. Elle se traduit notamment par un débat récurrent, a priori surprenant, consistant à savoir si les TIC, en tant que telles et de plein droit, sont un élément de la culture technique des élèves. Nous reviendrons sur quelques épisodes illustrant les résistances rencontrées dans le processus d'intégration des TIC dans le système éducatif, et les controverses les accompagnant. Nous proposerons une typologie des statuts de l'informatique à l'École, car il est important de ne pas confondre cursus, didactique et pédagogie. Nous verrons enfin qu'un refus de considérer les TIC comme un champ à part entière de la culture scolaire rend plus difficile la maîtrise des outils conceptuels que fondamentalement elles sont.

LES LOGICIELS LIBRES

     Dernier exemple d'émergence technique, les logiciels libres [2], qui connaissent un développement rapide et remarqué. Ils constituent une solution alternative de qualité, et à très moindres coûts, pour les établissements scolaires, dans une perspective de pluralisme technologique. Leur approche, faite de libre accès à la connaissance, de sa diffusion à tous, de son partage, est en phase avec la culture enseignante et les missions de l'École. Elle est transférable pour une part à la production des ressources éducatives : un « Napster éducatif d'auteurs » se met en place, dans lequel les enseignants coopèrent, échangent documents et pratiques, avec des partenariats regroupant associations pédagogiques, service public, éditeurs traditionnels et collectivités territoriales [3]. Les logiciels libres contribuent à l'approfondissement de la réflexion sur ces questions d'actualité que sont les modèles économiques et la propriété intellectuelle au temps de la société du savoir. Pour toutes ces raisons, les enseignants les perçoivent avec une sympathie naturelle. Ils n'en suscitent pas moins des oppositions, des reproches. Parfois paradoxaux, quand les tenants de l'informatique propriétaire, en situation de quasi-monopole il y a encore peu d'années, taxent leurs défenseurs d'intégrisme, alors que les logiciels libres sont un facteur intrinsèque de diversité. L'idéologie, c'est bien connu, est toujours du côté de la pensée de l'autre, quand on ne la partage pas.

« LSE-BASIC »

     On a connu, on connaît un peu moins, les débats entre les inconditionnels du « Mac » et les partisans des « compatibles ». On a connu d'autres controverses. Ainsi, « LSE-BASIC », version moderne des Horaces et des Curiaces, fut un combat acharné au début des années quatre-vingts dans le monde de l'éducation qui s'éveillait alors à l'informatique. Une anecdote pour l'illustrer. Des stages de 100 heures étaient proposés aux professeurs des lycées. Ils réunissaient une trentaine de collègues. Il arrivait qu'un personnage un peu énigmatique se contente d'apparitions furtives. Il s'agissait du spécialiste informatique local. Curieusement, alors qu'on aurait pu ingénument tabler sur une certaine connivence, il se répandait prestement en critiques acerbes sur le contenu du stage, précisément sur le recours au langage LSE (Langage Symbolique d'Enseignement, langage écrit spécialement pour les besoins éducatifs et présentant les caractéristiques d'un langage de programmation qui se respecte) [4]. Non, décidément le LSE, qu'il ne connaissait pas nécessairement d'ailleurs, ne supportait pas la comparaison avec le BASIC. Affirmation pour le moins discutable quand on se souvient du peu de structuration des premiers BASIC, au regard d'objectifs éducatifs tournant autour de la rigueur et de l'organisation de la pensée. Passons sur les débats sans fin qui s'en suivaient. Consciemment ou non, notre interlocuteur cherchait-il à discréditer un savoir que ses collègues étaient en train de s'approprier, et qu'il ressentait comme une infernale machine susceptible de contribuer à entamer un certain pouvoir, à faire de l'ombre à un certain prestige ?

LA MUTATION DOCUMENTAIRE

     S'il y a des enjeux de pouvoir, il en est d'autres, existentiels, qui mettent en cause l'identité des individus. Un exemple du côté de l'univers de la documentation. Le vertige qui saisit devant la profusion à l'infini de documents sur le Web ressemble à celui ressenti dans les siècles passés de par la multiplication des livres. Pour l'esprit de l'humain qui veut se procurer un écrit donné, l'infini du Web est d'une puissance équivalente (au sens mathématique du terme) à celui des librairies et des bibliothèques. La nécessité de repérer, d'indexer, de cataloguer, de mettre à disposition des ouvrages ne date pas d'hier. Cependant, le monde de la documentation, qui connaissait un équilibre métastable, a commencé à être secoué à la fin des années soixante-dix par deux chocs qui se sont enchaînés dans des délais très rapprochés.

     Premier choc, l'informatisation des fonds documentaires, de la gestion des prêts... Dès qu'il s'agit « grands nombres », la force de l'ordinateur est irrésistible quand il faut de classer, trier, chercher, trouver. Booléens, logique, structures, bases de données, mathématiques ont ainsi fait irruption (brutalement ?) dans l'univers traditionnel de la documentation. Deuxième choc : le réseau d'ordinateurs, local ou longue distance (Minitel, Internet). À nouveau une perturbation profonde. Les fonds documentaires, les ressources, les centres se mettent à vivre en parallèle une deuxième existence numérique. Il faut concevoir et organiser une complémentarité entre l'édition électronique et l'édition papier. Rechercher dans le Web suppose de s'en être construit une représentation mentale opérationnelle. Encore des « corps étrangers », des notions extérieures à la culture classique du milieu qu'il faut bien se résoudre à intégrer.

     Surgissent alors des résistances existentielles. En effet, quand la vie en laisse le loisir, on ne choisit pas une filière universitaire ou une profession par le plus complet des hasards. On éprouve un penchant, une attirance pour une discipline. Quelque part on lui ressemble.  Ainsi, les documentalistes, qui « traquent » l'information, partagent avec les bibliothécaires qui conservent le patrimoine, et avec beaucoup d'entre nous, le plaisir de lire, le goût des belles-lettres. Ils sont sensibles au charme suranné des anciennes bibliothèques, des ouvrages reliés et des rayonnages de livres qui tapissent les murs : ces quelques images d'Épinal pour dire que l'on peut parler d'un univers culturel de la documentation. Conséquence : l'informatisation des CDI des établissements scolaires fut l'occasion d'âpres débats et controverses. Mais les nouveaux modes d'accès aux savoirs se mettent progressivement en place.

PEU OU PROU, TOUT LE MONDE

     Dans le secteur tertiaire, on est passé en quelques brèves années de la machine à écrire au traitement de texte et de la fiche cartonnée à la base de données relationnelle. Dans le secteur industriel, la machine à commande numérique a remplacé la lime et le logiciel de DAO la planche à dessin. Les enseignements techniques et professionnels ont ainsi connu de profondes mutations ces dernières années. Certes à des degrés et des rythmes divers, beaucoup d'autres disciplines scolaires évoluent, elles aussi (expérimentation assistée par ordinateur, utilisation de logiciels de statistiques ou de cartographie...). Partout, le nouveau a dû batailler avec l'ancien.

SYSTÈMES SOCIAUX ET RUPTURES TECHNIQUES

     Les ruptures techniques sont toujours en avance sur les évolutions des systèmes sociaux. L'outil est là avant que les individus et la société se l'approprient. C'est vrai pour la puce de silicium comme cela le fut pour le moteur électrique ou la machine à vapeur.  Il faut procéder à des ajustements. Les changements finissent par s'imposer, même si spontanément les systèmes sociaux aspirent à la stabilité, rejettent des innovations qui les remettent en cause, et dont ils font les frais, que l'on songe aux métiers de la presse et de la sidérurgie, ou aux droits d'auteurs en tant que système juridique confronté à la numérisation des oeuvres de l'esprit. Il y a dans l'Histoire des évolutions, des révolutions politiques qui correspondent à des révolutions techniques, et qui parfois les masquent.

     Dans le système éducatif, les ajustements nécessaires s'opèrent, avec des résistances. Ni plus ni moins qu'ailleurs. Depuis une vingtaine d'années, concernant les TIC, ils se sont notamment cristallisés dans un débat récurrent dans lequel certains se demandent si elles constituent ou non une composante de la culture scientifique et technique des élèves, elle-même composante de leur culture générale. Ou si elles ne sont qu'un « simple outil » au service des autres disciplines, un peu comme le valet est au service de son maître [5]. La question reste posée de savoir si elles doivent relever d'un enseignement spécifique, d'être une matière scolaire à part entière ?. À la manière des mathématiques, outil conceptuel au service des autres disciplines, et élément, en tant que telles, de la culture générale. L'option informatique des lycées a été supprimée à la fin des années quatre-vingts alors qu'elle était en phase de généralisation, mais l'informatique est présente dans le cours de technologie au collège. Le B2i se met en place, notamment à l'école primaire. Voyons, sur deux exemples pris à vingt d'ans d'intervalles, ce qu'il en est pour les enseignements techniques et professionnels.

LA TÉLÉMATIQUE EST AU PROGRAMME [6]

     Dans le BO n° 17 du 28/04/83, on peut lire, concernant le programme « Outils et techniques de communication » des classes de Première G : « manipulation et utilisation des matériels... (téléphone..., micro-ordinateur, machine de traitement de texte...) ». Pour les classes de Terminale G1 : « Approfondissement de l'étude de certains outils et de leurs applications : ... terminaux vidéotex et consultation de banques de données... télex, télécopie, télétex, messagerie électronique, téléconférence. »

     Le titulaire du BTS « Bureautique et Secrétariat » doit pouvoir « utiliser les outils permettant le traitement automatisé, la transmission des informations, dans le cadre... des réseaux de communication disponibles ». Il doit également pouvoir « maîtriser les principes de fonctionnement des matériels : possibilités de traitement et de transmission, facultés d'interconnexion. »

     Parmi les savoirs et savoir-faire des élèves des classes de Bac Professionnel Bureautique figurent « les réseaux de communication externe (téléphone, télex, Transpac, autres réseaux) ; les services offerts par ces différents réseaux ; les réseaux de communication interne, les réseaux locaux ». Les niveaux d'exigence auxquels doivent satisfaire les candidats à l'examen sont ainsi libellés : « énumérer les différents réseaux et services offerts aux entreprises et citer leurs principales caractéristiques et utilisation ; énumérer les raisons pour lesquelles une entreprise peut avoir intérêt à disposer d'un réseau local ».

     Les enseignants se trouvèrent plutôt démunis devant de tels programmes. Certains firent l'impasse. Ces libellés étaient d'une extrême généralité (comme si l'on proposer « d'étudier les fonctions », point final). Ils donnaient l'impression aux enseignants qu'ils devaient réciter les pages de catalogues commerciaux, chaque année les mêmes, de la Première au BTS. Pas de progression dans des contenus scientifiques et techniques explicités, avec le sentiment paradoxal qu'il y a autant, sinon plus, d'exigences en Bac Professionnel qu'en BTS. Comment donner une vue d'ensemble, une vision générale ? Quels pré-requis ?

     Pour mettre en oeuvre ces programmes, les enseignants consultaient des documents professionnels, des notices de matériel, des brochures. Transpac, Transmic, Transfix, Transdyn, Transcom. Des réseaux, quels réseaux ? Des services ? Et les fameux « paquets » de données, c'était quoi, au-delà des premières analogies dans lesquelles ils allaient jusqu'à apparaître avec des rubans ? Et Numéris ? Numérisation de la parole et signal numérique : est-ce la même chose ? La bande passante ? Les modems, pour transformer le signal numérique en signal analogique, et vice-versa, oui, mais pourquoi devait-on le faire ? 75 bauds, 75 bits/s, est-ce pareil ? Modulations de phase, de fréquence, d'amplitude. La fibre optique, Ethernet, anneau à jeton, cartes de télécopie travaillant en tâche de fond, systèmes d'exploitation multitâches... Qu'en dire aux élèves ? Comment le dire ? Que devait savoir l'enseignant pour bien le dire ? Les programmes officiels étaient désespérément muets sur ces questions.

     À la marge, des réponses furent apportées dans le cadre des MAFPEN, dans des formations de cinq jours. Elles explicitaient les pré-requis :

  • informatiques : structure de l'ordinateur, système d'exploitation ;

  • mathématiques : le codage de l'information occupant une place centrale (64 Kbits/s, des applications intégrant l'image fixe et pas l'image animée...), il fallait acquérir des automatismes en matière de système binaire ; des exercices d'écriture des nombres d'une base de numération dans une autre étaient proposés ;
    Il est difficile de se fabriquer une représentation opérationnelle du signal périodique, de ses caractéristiques, des différentes modulations sans une certaine appropriation de la sinusoïde. À défaut d'une approche formalisée avec calcul, impossible à envisager dans le temps imparti, des tracés de courbes, point à point, sur papier millimétré, y contribuaient ;

  • physiques : des notions incontournables comme le son, l'image, le courant électrique, la lumière, les ondes hertziennes, l'énergie...
    Ensuite, le signal périodique était traité en tant que tel : sa nature, sa relation avec la voie de transmission, affaiblissement et déphasage, bande passante, rapidité de modulation, débit, capacité d'une ligne ; puis les supports de transmission, le synchrone et l'asynchrone, le multiplexage, la modulation MIC, l'intégration voix, données, images.

     Enfin les réseaux pouvaient être abordés : partage des ressources matérielles, logicielles, des données ; réseaux publics, privés ; réseaux locaux et longue distance ; typologies en étoile, bus, anneau ou en mailles ; justification des protocoles et des normes ; problèmes généraux de routage, de contrôle des flux, de correction des erreurs, de collisions... ; RTC, Transpac et Numéris ; le modèle OSI en sept couches (un excellent modèle didactique !) ; les réseaux locaux (Ethernet, anneau à jeton).

     L'expérience a prouvé que les choses étaient alors plus claires. Les professeurs percevaient mieux ce qu'il leur fallait enseigner aux élèves pour qu'ils maîtrisent les « nouveaux outils de communication », quelles étaient les notions cachées derrière les appareils et les réseaux. Encore avait-il fallu les leur dévoiler !

LES PROJETS DE PROGRAMMES INFORMATIQUES DE PREMIÈRE ÉCONOMIE ET GESTION

     Les projets de programmes informatiques de Première Économie et Gestion ont donné lieu à une consultation lors de l'année scolaire 2002-2003. Ils traduisaient à leur manière les besoins réels en termes de qualifications nouvelles, de haut niveau, pour aujourd'hui et pour demain. Ils portaient sur les réseaux informatiques (codage, débit, composants logiques, protocoles, techniques d'adressage...), le modèle relationnel (relations, contraintes d'intégrité, opérateurs (sélection, jointure...)), le SGBD (intégrité, sécurité, langage de requête...), l'écriture algorithmique (structures de données, de contrôle...).

     Quand on est attaché à des contenus scientifiques et techniques de haut niveau, que des métiers d'aujourd'hui rendent incontournables, on ne peut que se féliciter d'objectifs et de contenus ambitieux. Mais la question demeure de savoir si ces propositions sont réalistes dans les temps impartis, avec des élèves réels ? Pareilles propositions vont largement au-delà de ce que l'on peut raisonnablement attendre et demander à un élève de Première « normalement constitué ». Dans leur globalité ces propositions correspondent à des objectifs que l'on peut se fixer en fin de BTS et, de fait, recouvrent un cursus allant de la seconde à la deuxième année de BTS. Il vaut mieux en faire moins, mais surtout le faire, et bien. Ces propositions nécessitent, par ailleurs et par exemple, des pré-requis logiques, algébriques et arithmétiques. Ainsi, l'étude des SGBD suppose de pouvoir s'appuyer sur des notions sur les ensembles, des éléments de logique. Or ils ont disparu des programmes. Quand le fait-on ? Qui le fait ? La mise en oeuvre de pareils programmes serait grandement facilitée si un enseignement d'informatique structuré pour tous les élèves avait déjà installé les fondamentaux.

     De plus, il faut absolument expliciter les programmes, à la manière des programmes de mathématiques, pour bien montrer comment les élèves vont effectivement s'approprier des vraies connaissances. En mathématiques, on ne propose pas tout d'un coup en Terminale l'étude des fonctions exponentielles, sans avoir étudié, lors des années précédentes, la continuité, la dérivation, les paraboles, les fonctions affines. Il doit en aller de même avec les SGBD. Les projections, quand ? Les jointures, quand ? Comment avoir une représentation opérationnelle des réseaux ? À l'aide du modèle OSI (dans une version simplifiée) avons-nous déjà suggéré. Il est impératif d'exprimer toutes ces choses-là, avec précision. L'explicitation de contenus scientifiques et techniques, de progressions sur plusieurs années, et de didactiques spécifiques, favorisera la rédaction de programmes réalistes (et non des missions impossibles) que les enseignants pourront effectivement traiter. En faire un peu moins, mais le faire réellement.

     On a donc un peu l'impression que l'histoire se répète, dans une surenchère au niveau des contenus affichés dont on peut légitiment se demander à quoi elle correspond. À une difficulté à faire réellement face aux défis éducatifs nés des transformations de l'entreprise et de la société ? Participent également de cette surenchère des achats de logiciels de bases de données relationnelle, dont, concrètement, on se sert pour faire rentrer par les élèves une liste de noms et la ressortir triée ! Un programme de 20 lignes fait la même chose ! C'est acheter un véhicule pouvant atteindre une vitesse de 150 km/h pour rouler à 0,1 km/h, et encore. Et ces logiciels sont des produits propriétaires. Ils coûtent cher, de l'ordre de 200 F par poste de travail, alors qu'il existe des solutions libres à très moindres coûts.

RÉSISTANCES ET DISCIPLINE SCOLAIRE

     Éternelles, les résistances à l'émergence d'une nouvelle technique se situent également dans le contexte concret de la massification de l'enseignement, des tensions qui l'accompagnent, des efforts que la société doit consentir pour faire face aux défis éducatifs de l'entrée dans l'économie du savoir. Ces résistances ont besoin de confusion quant aux différents statuts et enjeux de l'informatique à l'École. Des points de vue se sont exprimés, allant jusqu'à nier que l'informatique était une discipline scientifique et technique constituée, en tous cas qu'elle ne saurait devenir une matière scolaire comme les autres.

À l'appui de cette négation un argument souvent mis en avant réside dans une prétendue simplicité d'utilisation de l'outil et dans des savoir-faire réels des nouvelles générations. Mais il y a les problèmes faciles et les problèmes difficiles. Et l'on ne peut pas « convoquer » en permanence les premiers, toujours les mêmes de la maternelle aux classes post-baccalauréat, par exemple ouvrir un fichier avec un clic, pour démontrer l'inutilité d'apprentissages scientifiques organisés. Une analogie avec les mathématiques [7]. Des enquêtes ont montré que les enfants des rues non scolarisés de Récife (Brésil) savent que 3 fois 50 font 150. Par contre ils ne savent pas combien font 50 fois trois. Pour aller de l'une à l'autre opération il leur manque tout simplement l'École. L'École qui permet l'acquisition de compétences conceptuelles, qui fait travailler sur les nombres pour anticiper sur la réalité. Les savoirs scolaires ne se réduisent pas aux savoirs quotidiens. En informatique aussi il y a des problèmes faciles et des problèmes difficiles. Par exemple, le « nom » sur lequel on clique toujours au même endroit et le « nom » dont on ne sait pas trop ce qu'il est et qu'il faut reconnaître dans un environnement complexe auquel on n'est pas habitué. Et, pas plus que pour la multiplication, on ne peut s'en remettre aux compétences issues de l'utilisation de l'ordinateur dans la vie de tous les jours.

     Il nous semble nécessaire, dans un souci d'indispensable clarification de proposer une typologie des statuts et des enjeux éducatifs de l'informatique.

LES STATUTS ET LES ENJEUX ÉDUCATIFS DE L'INFORMATIQUE [8]

Un outil pédagogique à nombreuses facettes, un enjeu d'intégration d'outils modernes pour améliorer la qualité de l'enseignement dans le contexte de sa démocratisation

     L'ordinateur se prête à la création de situations de communication « réelles » ayant du sens pour des élèves en difficulté. Il constitue un outil pour la motivation. Il a donné une nouvelle jeunesse à la pédagogie Freinet. Pour autant, il ne constitue pas un outil miracle apportant enfin le bonheur sur la terre pédagogique. Il faut impérativement que les élèves ressentent le plaisir d'apprendre pour apprendre.

     Il favorise l'activité. Si un lycéen se contentera d'avoir résolu neuf questions sur les dix que comporte un problème (ce n'est déjà pas mal !), il s'acharnera jusqu'à ce que fonctionne le programme de résolution de l'équation du second degré que son professeur lui a demandé d'écrire, pour mieux cerner les notions d'inconnue, de coefficient et de paramètre.

     Il enrichit la panoplie des outils de l'enseignant. Un logiciel qui grossit à volonté l'allure d'une courbe en un point donné aide l'enseignant de mathématiques à mettre en évidence la notion de platitude locale contenue dans la structure profonde de la dérivation. Le document occupe une place centrale dans certaines disciplines comme l'histoire et la géographie. Incontestablement Internet instaure un contexte porteur en ce sens qu'il facilite le repérage, la mise à disposition et le travail effectif sur des documents variés.

     Il aide à atteindre des objectifs d'autonomie, de travail individuel ou en groupe. L'ordinateur est aussi encyclopédie active, créateur de situation de recherche, affiche évolutive, tableau électronique, outil de calcul et de traitement de données et d'images, instrument de simulation, évaluateur neutre et instantané, répétiteur inlassable, instructeur interactif...

L'essence des disciplines, un enjeu d'actualisation des contenus enseignés

     L'informatique s'immisce dans les objets, des méthodes et des outils des savoirs constitués, et leur enseignement doit en tenir compte. Les mathématiques ne sont pas devenues une science expérimentale mais l'ordinateur fait éclore des démarches plus expérimentales (des idées de théorèmes à établir en visualisant des courbes). Après le formalisme des années Bourbaki, les mathématiques font une plus grande place aux nombres, la démonstration par ordinateur a provoqué une rupture épistémologique. Dans les sciences physiques et du vivant, il a fallu que la simulation « s'impose » et se positionne relativement à l'expérimentation. Michel Vovelle, historien de la Révolution française, a compilé une quantité considérable de données puisées dans des documents d'époque (les cahiers de doléances notamment), chez des historiens anciens ou actuels et, avec l'ordinateur, a cartographié l'immense documentation accumulée. Dans cette étude informatisée on ne trouve pratiquement plus trace du cliché qui faisait de l'opposition entre Paris et les provinces le moteur du dynamisme révolutionnaire : 1789 a transpercé tout le royaume. Par contre, il se confirme que l'affrontement avec le catholicisme fut bien constitutif de notre espace politique. Les régions dessinent une pluralité nationale très nette, les racines des tempéraments politiques modernes sont bien à rechercher au coeur de l'événement fondateur ou structurant. L'enseignement de l'histoire est amené à montrer cette intrusion de l'outil statistique automatisé. Idem pour la géographie et ses systèmes d'information (SIG), ses logiciels de cartographie et de traitement statistiques de données.

L'ordinateur outil de travail personnel et collectif des enseignants, des élèves et de la communauté éducative, un enjeu de modernisation du système éducatif

     Il y a les documents récupérés avec un navigateur, réalisés avec un traitement de texte, un tableur, un grapheur... Il y a les ressources repérées grâce à des portails éducatifs, des moteurs de recherche, des services documentaires. Avec Internet émergent des formes nouvelles de travail coopératif, de mutualisation des ressources, de circulation de l'information. Toutes ces choses sont d'ores et déjà bien connues de la profession, qui les a massivement intégrées, comme l'est l'informatisation du fonctionnement administratif de l'Éducation nationale, de la préparation de la rentrée scolaire aux mutations des enseignants en passant par l'affectation des élèves.

Last but not least, nous l'avons vu, les Technologies de l'information et de la communication objet d'enseignement, car composante de la culture générale : un enjeu majeur de formation des hommes, des travailleurs et des citoyens de la société d'aujourd'hui et de demain

     Tous les élèves sont concernés. Comme ils apprennent à lire un texte, à construire une fonction ou à parler une langue étrangère, il doivent maintenant, à l'École, s'approprier les connaissances qui leur donneront le recul nécessaire à des usages raisonnés et autonomes.

     En effet, la réalité quotidienne regorge de situations où, peu ou prou, les individus ont à faire avec les technologies de l'information et de la communication, que ce soit dans leur vie professionnelle, à la maison ou dans la sphère publique. Ils peuvent devoir comprendre les rapports existant entre ce qu'ils voient à l'écran, ce qu'ils font sur les objets d'un logiciel et ce qui restera en mémoire ou sortira à l'impression. Ou décrypter l'offre d'un fournisseur d'accès à l'Internet, et pour cela savoir pour quelles raisons une page Web « peut se faire attendre » (caractéristiques de l'ordinateur ou du modem, de la configuration du point d'accès, de la liaison à l'Internet). Utiliser un logiciel et des données aussi bien sur un poste autonome que dans un environnement réseau. Être dans l'obligation d'aller au-delà de l'utilisation immédiate d'un traitement de texte, être en mesure de recourir à certaines de ses fonctionnalités plus avancées. Face à une situation professionnelle inédite, une nouvelle tâche à accomplir, avoir le réflexe informatique, c'est à dire savoir qu'un logiciel donné est l'outil approprié pour résoudre un problème donné, à un moment donné. Citoyens, participer au débat démocratique et agir...

     La variété et le caractère non évident de ces situations imposent de s'être construit des représentations mentales opérationnelles, de s'être approprié l'intelligence de l'outil pour s'en servir intelligemment. Et c'est à l'École, de par ses missions et parce qu'elle est le seul endroit où les élèves rencontrent la connaissance sous une forme structurée et organisée, de permettre une utilisation efficace, mais surtout rationnelle, des TIC qui ne peut se fonder que sur l'acquisition de quelques notions, de quelques principes relatifs au traitement de l'information. On peut regrouper les contenus scientifiques et techniques à enseigner selon quatre champs essentiels :

  1. L'architecture de l'ordinateur et des réseaux d'ordinateurs, locaux et longue distance. Il s'agit de développer une maîtrise conceptuelle des environnements matériels et logiciels manipulés.

  2. Les objets informatiques, les traitements (donnée, variable, programmation, itération, tri, algorithme...). Il faut faire comprendre la « logique » de fonctionnement de l'informatique

  3. L'information (structure, recherche, circulation, stockage...), les bases de données et les systèmes documentaires. C'est la substance même de la question qui nous intéresse.

  4. Les grandes familles de logiciels et d'utilisations de l'ordinateur (traitement de texte, tableur, simulation, CAO, gestion...).

     Mais, en matière de formation initiale aux TIC, subsiste un déficit préoccupant. Si le cours de technologie au collège comporte des éléments d'apprentissage de l'informatique, l'option des lycées a disparu, alors qu'elle avait vocation à se généraliser. De fait, les TIC ne sont pas encore pleinement reconnues comme un objet scientifique et technique d'enseignement en tant que tel, à partir d'arguments divers comme une prétendue facilité d'utilisation. L'ordinateur est une machine conceptuelle, prothèse du cerveau. De ce point de vue, les classiques références à la voiture, prothèse des pieds, et dont on ne comprend pas le fonctionnement pour la conduire (quoique cela ne soit pas si inutile que cela), pour justifier que les élèves ne doivent pas comprendre comment l'ordinateur fonctionne, ne manquent pas de saveur. Il n'y a pas d'enseignement systématique de l'informatique, « localisé », une discipline, un enseignant, avec des cursus, des progressions, des notions identifiées qui ne viennent pas spontanément à l'esprit des élèves, une cohérence globale au fil des années... Or l'on sait que la simple utilisation d'un outil ne suffit pas et que l'efficacité économique dépend de la maîtrise que l'on a des outils. L'apprentissage exclusif par l'action rencontre vite ses limites. Les enseignements technologiques ne se réduisent pas à un travail sur machine. L'ordinateur est une machine conceptuelle. L'on ne voit donc pas pourquoi une interrogation de recherche sur Internet se ferait comme par enchantement, alors que l'on sait d'expérience que l'appropriation des booléens et de notions élémentaires de logique nécessite un apprentissage structuré et persévérant.

     Cette situation est préjudiciable. Elle est même coûteuse, au sens propre du terme, relativement aux apprentissages effectifs d'une génération d'élèves, et en particulier pour les publics scolaires en difficulté. Pour s'en faire une idée on peut imaginer les résultats que donnerait la disparition d'un enseignement spécifique du français ou des mathématiques que l'on délèguerait à l'ensemble des (autres) enseignements sous le prétexte qu'ils se font en langue française et que tout le monde utilise les mathématiques. Un enseignant d'histoire traiterait l'addition des fractions et le passé composé à l'occasion de la bataille de Marignan et trois mois plus tard son collègue d'anglais l'addition des entiers, et le présent de l'indicatif, à l'occasion de l'étude du prétérite. Quelle cohérence didactique ? Quel cursus ? Quelle coordination ? Quelle organisation ?

TIC ET MOTIVATION

     La non reconnaissance de l'informatique en tant que matière scolaire s'accompagne souvent de considérations sur ses indéniables vertus pédagogiques, sur la possibilité de faire passer des concepts « par effraction » à l'occasion d'activités ayant du sens et s'appuyant sur l'intérêt des élèves pour les « dominantes » des sections dans lesquelles ils étudient. Le débat est alors pédagogique. Qu'en est-il exactement ?

     Les témoignages abondent sur l'intégration de l'ordinateur dans la pédagogie. Écoutons, par exemple, ce professeur d'anglais de collège [9] : « Toutes les mains se lèvent lorsque je demande, après avoir expliqué les différentes contraintes (obligation de répondre dans les quinze jours, travail de recherche donc travail supplémentaire), quels sont les élèves désireux d'avoir des correspondants en Grande-Bretagne, au Canada ou aux États-Unis d'Amérique. Il n'est alors plus besoin de les pousser à ouvrir un dictionnaire pour comprendre un mot nouveau. La documentaliste est souvent sollicitée afin de réunir la documentation nécessaire pour répondre à la question posée de l'autre côté de la Manche ou de l'Atlantique. Les points de grammaire et de civilisation passent mieux car ils sont abordés à partir de textes authentiques. Il faut entendre les manifestations de joie lorsqu'ils découvrent sur l'écran qu'ils ont du courrier. Il faut voir la fébrilité avec laquelle ils lisent leurs messages, comment ils échangent et comparent les informations reçues. Cette technologie constitue maintenant un élément essentiel de ma pratique pédagogique. »

     Sous-jacent à ces propos, le sens. Des élèves acceptent les situations que l'on a l'habitude de dire scolaires. Nul besoin de les motiver pour les amener à l'abstraction, la théorie et la logique interne et cachée du monde qui les entoure. Le goût pour la connaissance et les choses de l'esprit est solidement ancré. Leur environnement culturel engendre naturellement le plaisir d'apprendre pour apprendre. À l'opposé, d'autres élèves ne voient pas pourquoi rédiger une rédaction qui ne sera lue que par le seul professeur, rechignent devant les longs détours, les chemins « tortueux » que l'on doit emprunter pour s'approprier les connaissances et les savoirs. Ils refusent, eux, la règle du jeu scolaire. L'on sait bien qu'il faut en chercher des raisons majeures du côté de la prégnance forte et contraignante dans leur quotidien des aspects matériels de l'existence, qui véhiculent des valeurs et des symboles spécifiques. Le regard porte moins loin quand on est confronté à des échéances rapprochées.

     Les apprentissages relèvent par nature de l'abstrait, du long terme. Là réside le noeud de la contradiction éducative pour les publics scolaires en difficulté. Comment échapper à la chape de l'immédiateté ? Comment extraire des enfants et des adolescents d'une réalité qui fait obstacle car le concret exerce sa loi ? En les acceptant tels qu'ils sont pour mieux les transformer en véritables élèves. En s'appuyant sur ce qui fait sens pour eux. À nouveau tournons-nous vers un enseignant d'anglais (nous aurions aussi bien pu entendre un instituteur utilisant Internet pour des activités d'écriture lors d'une classe transplantée) exerçant dans une banlieue du nord-est de Paris (9) : « Français, je m'adresse à des Français, mes élèves, dans une langue étrangère. Cette situation n'est guère naturelle. De plus, je leur pose des questions dont ils savent pertinemment que j'en connais les réponses. La situation peut alors devenir carrément intenable avec certains élèves. Aussi, depuis de longues années, je structure mon cours à partir d'échanges électroniques. La télématique hier, Internet aujourd'hui me permettent de créer des situations de communication « vraies » ayant du sens pour mes élèves ». Mais l'attrait du nouveau s'estompe avec le temps. Et on ne peut pas en rester à la simple écriture correcte d'un message que l'élève adresse à son correspondant.

UNE ACQUISITION RÉELLE ET DURABLE

     On connaît de nombreuses règles de calcul ou d'orthographe. Quand on les applique dans la vie réelle, elles ne sont pas présentes à la conscience. Sinon pas question d'écrire une lettre, de résoudre un problème compliqué, de piloter un avion ou de jouer dix parties d'échecs simultanées. Mais, les opérations non susceptibles d'être contrôlées consciemment se maîtrisent plus difficilement, se rigidifient, se figent. Les autres, moins stables, se modifient volontairement d'une manière plus aisée. L'adaptation à des situations nouvelles, le transfert de savoirs et de méthodes à d'autres champs de la connaissance et de l'activité impliquent donc l'appropriation des concepts. Un enfant à qui on n'a pas encore enseigné sa langue maternelle maîtrise, de fait, les formes grammaticales. Mais, si l'on se contente de son sens de la langue et de sa connaissance pratique, si on ne lui apprend pas la grammaire et l'orthographe, il se cantonnera dans des lettres « bien écrites », avec quelques fautes et clichés dénotant un manque de culture. L'homme instruit n'est pas celui qui peut écrire sans faire de fautes d'orthographe, mais celui qui ne peut écrire autrement que correctement, sans qu'il y prête particulièrement attention.

     Il faut passer du particulier d'un texte à la maîtrise de la langue en général. Toutes les motivations sont bonnes, mais il en est de meilleures que les autres. Un élève étudie sa leçon. Rapidement pour aller regarder la télévision ? Pour avoir une bonne note ? Exercer plus tard un métier prestigieux ? Ou parce qu'intéressé par son contenu ? La solidité et la profondeur des acquis varieront d'une motivation à l'autre. On ne peut espérer une assimilation réelle, et non simplement formelle, des opérations de la pensée que s'il existe des motifs proprement cognitifs, le plaisir d'apprendre pour apprendre.

DE L'ÉCRITURE DU MESSAGE À L'ÉTUDE DE LA RÈGLE

     Concrètement, comment aller d'un texte particulier à la règle générale ? La communication permet la mobilisation des ressources et favorise l'activité. Poser une « vraie » question à un correspondant, attendre « réellement » la réponse suppose de bien se faire comprendre, de s'exprimer clairement. Si la réponse ne satisfait pas, c'est peut-être que la formulation de la question laisse à désirer. Il est alors possible que l'élève accepte de se fixer, de lui-même, des buts tels que l'étude de la syntaxe, de règles de grammaire, ainsi que des exercices abstraits aidant à les atteindre. Peut-être consentira-t-il, de son plein gré, à tout ce qu'habituellement il refuse ?

     Pour susciter de l'intérêt pour les règles de grammaire, il ne faut pas, ici, les présenter comme le but à atteindre puis essayer de fournir un motif à l'action de l'élève orientée vers le but, car le motif risque fort de tomber à plat. Il faut, au contraire, créer le motif, par exemple la perspective d'une « vraie » communication avec Internet, et ensuite donner la possibilité de découvrir le but, la syntaxe en l'occurrence, et de se l'approprier. Le cheminement se fera à travers un contenu concret et tout un système de buts intermédiaires. Une tâche proposée doit, pour déboucher sur une activité, motiver. Elle y réussit si le motif recèle du sens. Et au bout du chemin, l'apprentissage des connaissances doit faire sens, pour lui-même.

LA MOTIVATION COGNITIVE INTRINSÈQUE

     La maîtrise des TIC requiert donc qu'on les étudie pour elles-mêmes, comme les autres disciplines. En définitive pour deux raisons essentielles. D'abord, pour éliminer tout « parasitage », affectif ou cognitif. Le professeur Léontieff, psychologue, rapportait que pendant la Seconde Guerre Mondiale, en URSS, on avait à un moment appris le calcul aux jeunes enfants en leur faisant compter des soldats ou des fusils, pour s'appuyer sur des situations ayant du sens pour eux. Mais elles en avaient trop ! À l'expérience, on avait constaté que la charge émotionnelle associée détournait l'attention des enfants de l'objectif recherché. Et il concluait que le meilleur et incontournable objet pédagogique pour apprendre à compter était les « bâtons » qui représentent le concept abstrait qu'il faut s'approprier. Le risque est analogue quand on veut apprendre une notion informatique dans un exemple concret et réel. La réalité est complexe. Les apprentissages disciplinaires visent à en dégager des aspects spécifiques « simples », pour mieux revenir ultérieurement à la complexité dans une démarche interdisciplinaire alors possible. Étudier la notion de fichier à l'occasion de l'enseignement du plan comptable ou de la communication dans les entreprises, c'est procéder à une « surcharge » cognitive et faire écran à l'objectif recherché.

     Ensuite, indique également le professeur Léontieff, on ne saurait faire l'impasse sur la théorie car on ne peut pas se rappeler volontairement une chose non saisie par la conscience. Britt-Mari Barth le rejoint [10]. S'appuyant sur les travaux du psychologue américain Jérôme Bruner [11] , elle propose des modèles opératoires pour représenter le savoir et son élaboration. Apprendre suppose d'abord la capacité de discerner des attributs (d'un concept), de sélectionner ce que l'on retient. Elle distingue la formation des concepts, qui peut se passer d'une interaction immédiate avec l'entourage, de leur acquisition qui, elle, nécessite une interaction verbale puisqu'il s 'agit de vérifier des règles de classification déjà déterminées par d'autres. Et acquérir le concept « fruit » ne réside pas dans le fait de dire le mot « fruit » mais dans celui de le dire au bon moment. Dans les programmes scolaires, il y a des savoirs, des connaissances, des savoir-faire à enseigner. Avant de les transmettre il faut les rendre transmissibles. Et donc s'intéresser à eux en tant que tels.

     Les élèves doivent en passer par là. Britt-Mari Barth est convaincue que c'est par le cognitif, par l'apprentissage complet et réussi, par la motivation intrinsèque, que l'on arrive à impliquer les élèves intellectuellement dans ce qu'ils font. Nous partageons cette conviction.

UN ENSEIGNEMENT TECHNIQUE TOUJOURS

     Si l'on ne saurait concevoir une culture technique sans les TIC, pour autant ces dernières ne signifient pas une « disparition » d'un enseignement technique spécifique dans le second degré.

     Les TIC sont à la fois science et technique. L'ordinateur incorpore des concepts scientifiques, mathématiques : logique, structures de données par exemple. Savoir l'utiliser suppose de s'être approprié sa logique, ses principes de fonctionnement, sa structure, les différentes machines virtuelles qu'il présente à ses utilisateurs. Mais c'est aussi une machine, qui tombe en panne à cause de bogues, mais aussi pour des raisons matérielles comme l'usure d'une tête de lecture ou une surtension. C'est une machine que l'on utilise pour produire des objets matériels (machines à commande numérique, CFAO) ou des biens immatériels. Pour illustrer l'ambivalence de l'informatique, les réactions des uns et des autres devant un dysfonctionnement : un mathématicien essaiera de diagnostiquer la panne, dans une démarche logique ; un technicien éteindra l'ordinateur et le redémarrera : dans 70 % (?) des cas, ou plus, cela suffira !

     L'informatique renforce la tendance à l'incorporation de science dans la technique. Ce phénomène n'est pas nouveau. Il y avait des mathématiques dans les abaques, de la géométrie dans le dessin industriel... Cette évolution va dans le sens d'un socle technologique commun dans l'enseignement général, en particulier d'un enseignement de l'informatique en tant que telle. Pour autant, si les outils génériques de l'informatique investissent tous les métiers, et les transforment profondément, ces derniers ne s'identifient pas pour autant. Les profils, les savoir-faire, les qualifications de l'aéronautique diffèrent de ceux de la chimie, du secrétariat, de la comptabilité, ou de l'informatique. Les objets fabriqués ne sont pas les mêmes. Il faut les avoir fabriqués soi-même dans leur spécificité pour prétendre être compétent. Les enseignements techniques et professionnels gardent toute leur raison d'être.

Jean-Pierre Archambault
SCEREN (CNDP) Mission Veille technologique

NOTES

[1] D'immémoriaux antagonismes perdurent. Dans son Cours de médiologie générale, Régis Debray parle de dragons. Un dualisme oppose la Pensée à la Matière, la Technique à la Culture, comme si le théâtre n'était pas aussi une technique culturelle. Un spiritualisme traduit la Technique, la Modernité devant un tribunal de l'Esprit pour les condamner au nom d'une catastrophe synonyme de massification de l'individu, culture au rabais, uniformisation de la société. Un autre les acquitte, qui annonce le salut de ses frères par le micro-ordinateur, après l'avoir promis avec les chemins de fer. L'un et l'autre surestiment la place de la technique. L'Homme reste un animal pensant qui vit en société et fabrique ses outils. Trop optimiste, l'Humanisme affirme la souveraineté de l'Homme sur les moyens. Un Individualisme, non sans relation avec un certain narcissisme des hommes de pensée, développe une conception instrumentale des instruments, répugne, en tant que producteur de pensée, à voir la pensée comme produit. Enfin, le Modernisme qui affirme que le technologique et le symbolique varient de manière inversement proportionnelle ferait bien de s'interroger, par exemple, sur les chiffres d'affaires respectifs de l'édition scientifique et de l'astrologie.

[2] Les logiciels libres dans l'Éducation nationale, Jean-Pierre Archambault,
lamaisondesenseignants.com/download/document/snpden1.pdf
Les logiciels libres : des enjeux éducatifs forts, Jean-Pierre Archambault,
lamaisondesenseignants.com/download/document/Usmagll.pdf

[3] Voir Sésamath, sesamath.net.

[4] Voir site de l'EPI : www.epi.asso.fr rubrique Historique.

[5] On entend effectivement dire que l'outil, on n'emploie pas le terme d'instrument dans ces cas là, que l'outil n'est pas une fin en soi. Par outil on vise ici l'informatique champ scientifique et technique, au sens où les mathématiques se mettent au service des autres disciplines. Une hiérarchie implicite inspirerait-elle le propos ? D'un côté les matières nobles, de l'autre... bonjour les campagnes de promotion de l'enseignement technique ! Ne soyons pas dupes des non-dits. Innocence du langage, au XVIe siècle, « artiste », qui désigne traditionnellement le lettré, étudiant ou maître de la faculté, s'étend aux chimistes ou alchimistes. Le mot « artisan » remplace le mot « houvrier » pour les charpentiers ou les « tailleurs d'ymages ». Au XVIIe siècle en France, presque deux cents ans après la naissance de l'art à Florence, le mot artisan est encore officiellement utilisé pour les peintres et les sculpteurs. Alors, un outil. Dites-moi qui le nomme ainsi, je vous dirai... éternelles batailles.

[6] Revue Médialog, numéro 2, mars 1989.

[7] Voir les travaux de recherche de Rémi Brissiaud.

[8] Toute la vie pour apprendre, Nouvelles technologies et formation initiale, Jean-Pierre Archambault, Institut de recherches de la FSU 30/11 et 1/12/2001.

[9] De la télématique à Internet, Jean-Pierre Archambault, éditions du CNDP.

[10] L'apprentissage de l'abstraction, Britt-Mari Barth, Retz.

[11] A study of thinking, Bruner, Goodnow et Austin, Wiley and Sons.

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Association EPI
4e trimestre 2003

 

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