LES LOGICIELS LIBRES ET LINUX
 
Leurs enjeux éducatifs

Jean-Pierre ARCHAMBAULT

 

Les logiciels libres font couler beaucoup d'encre. Ils soulèvent de délicates questions sur la propriété intellectuelle, les rapports entre science et commerce... Le système éducatif se doit d'en mesurer les enjeux au regard des préoccupations qui sont les siennes.

Ces derniers mois ont vu l'intérêt et la curiosité pour le phénomène logiciels libres en général, et pour Linux en particulier aller croissant, d'une manière quelque peu inattendue, y compris pour des observateurs attentifs de la chose informatique. Cela vaut pour l'entreprise, mais aussi pour le système éducatif dans son ensemble (établissements scolaires, académies, réseau CNDP...), la communauté des universitaires et des chercheurs, familière des environnements Unix, bénéficiant elle d'une certaine antériorité en la matière. Cette attention nouvelle ne doit cependant pas faire oublier que, de par le monde, les utilisateurs de Linux se comptent déjà par millions.

Les enjeux afférents aux logiciels libres sont multiples et recouvrent des préoccupations fortes du système éducatif en matière de TICE. Ainsi un accord a-t-il été signé en octobre 98 par le Ministère de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie avec l'AFUL (Association francophone des utilisateurs de Linux et de logiciels libres), fournissant un cadre pour des initiatives à prendre [1]. Il porte notamment sur ce que pourrait être le déploiement des logiciels libres dans tous les secteurs d'utilisation des TICE au sein de l'Éducation nationale.

LIBRE NE SIGNIFIE PAS GRATUIT

La confusion existe encore qui assimile logiciels libres et logiciels gratuits. Ce qui est libre, c'est le code source des programmes lorsqu'il est mis à la disposition de tous, contrairement à ce qui se passe avec les logiciels propriétaires. Des logiciels libres s'achètent, généralement moins cher que les produits propriétaires. On peut aussi s'en procurer gratuitement dans des espaces publics. Des sociétés prospèrent en donnant leur produit principal, mais en vendant des utilitaires et des applications associés que les utilisateurs ne peuvent pas télécharger et assembler eux-mêmes. Des logiciels propriétaires payants peuvent tourner sur des systèmes d'exploitation libres et gratuits...

Une économie fondée sur le logiciel libre commence à exister, dont la viabilité à venir est capitale. S'agissant des systèmes d'exploitation pour serveurs Web, Linux est leader mondial. France Télécom l'a choisi pour son portail "Voilà". Des constructeurs et des distributeurs ont une offre commerciale, essentiellement pour les systèmes d'exploitation et le réseau, peu encore pour les applicatifs. Des machines Linux ou à double amorçage commencent à être proposées. On peut voir dans cette émergence significative du logiciel libre une façon pour les entreprises de lutter contre la constitution de monopoles, favorisée par "l'effet de réseau" conjugué à des solutions propriétaires, que ce soit pour le matériel ou pour les logiciels.

LOGICIELS LIBRES ET QUALITÉ DES PRODUITS

Les logiciels libres ne manquent pas d'atouts. En effet, des standards ou des produits mis au point par des équipes réduites ne répondent souvent pas aussi bien qu'ils le devraient aux besoins des utilisateurs ou des entreprises. Limiter l'accès au code source de programmes en cours d'élaboration en rend l'implémentation délicate. Restreindre l'accès à des produits finis rend impossible à des développeurs ou à des étudiants de les comprendre et donc de se les approprier dans leurs activités. La logique des logiciels propriétaires tend à lier les programmeurs à une plate-forme donnée, même si ses outils et ses fonctionnalités s'avèrent insuffisants. Des codes et des standards ouverts assurent une rapidité de correction des bogues dans une espèce d'audit permanent des programmes par les pairs. L'accès de tous au code source accélère le progrès car il favorise l'innovation. C'est ainsi que fonctionne la recherche scientifique qui repose sur un double processus de découverte et de validation. Y correspondent, en matière de logiciels, créativité et déboguage qui requièrent accès aux sources et partage.

L'internet, qui a construit son propre succès sur un ensemble de conventions et de normes ouvertes, a permis celui du logiciel libre en assurant une dissémination rapide de l'information. Ainsi, de par le monde, une communauté de milliers de programmeurs performants, passionnés et désintéressés, a-t-elle réalisé en quelques années, dans un travail coopératif hors du cadre de l'entreprise, un système d'exploitation comme Linux, aux yeux de beaucoup de spécialistes d'une qualité indiscutablement supérieure à celle d'autres produits, commerciaux ceux-là, bien connus... [2]. La tendance dominante, qui veut que dans l'informatique ce ne sont pas toujours les meilleurs produits qui s'imposent, se voit donc quelque peu infléchie.

SCIENCE ET COMMERCE

Les logiciels libres posent à leur manière la question cruciale des rapports entre science et commerce, qui génèrent une contradiction permanente. Comment concilier au mieux les exigences de stimulation de la production de la connaissance et celles de la diffusion à tous des savoirs nouveaux ? En effet, encourager la recherche et l'innovation invite à adopter des mesures de protection de la création qui limitent l'accès aux connaissances nouvelles et à leurs applications et font obstacle à leur diffusion large et gratuite. À partir de cette contradiction, deux logiques s'affrontent. Pour les uns, vendeurs de logiciels commerciaux et propriétaires, l'informatique n'est qu'une industrie devant conserver jalousement ses secrets économiques. Pour les autres, elle est d'abord un savoir scientifique dont le partage et la distribution constituent une condition fondamentale de son développement et de son appropriation par le plus grand nombre.

La science est progressivement devenue au cours du siècle une force productive directe à part entière. La matière grise et la formation jouent un rôle de plus en plus important. La composante immatérielle des biens produits ne cesse de grandir. Jusqu'ici, la reconnaissance du découvreur scientifique était plutôt d'ordre symbolique, marquée par le jeu des citations par les pairs. Elle s'accompagnait d'une diffusion et d'une utilisation libres et immédiates des nouveaux savoirs. Or, l'on constate l'irruption des brevets dans la recherche scientifique. Si le monopole de l'exploitation va au découvreur, l'utilisation des connaissances s'en trouve limitée par les redevances à payer, au détriment en premier lieu des moins fortunés. La nature de la recherche est alors profondément bouleversée.

Les lois traditionnelles du marché éprouvent quelques difficultés à s'appliquer lors d'échanges dans lesquels le producteur ne se sépare pas de l'essentiel de la valeur qu'il a mise dans le produit fabriqué, contrairement à ce qui se passe à l'occasion de la vente d'un kilo de pommes de terre ou d'une automobile. Brevet sur les algorithmes ou code source ouvert ? Qui l'emportera, à court et à long termes ? Assiste-t-on, ou non, à l'émergence de nouveaux modèles économiques s'appuyant sur des ressorts et des logiques différents ? La question vaut pour la société en général et pour l'industrie informatique en particulier. Et les enjeux sont loin d'être minces.

PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU LOGICIEL

Le logiciel, propriétaire ou libre, pose des questions de droit et de propriété. Dans les législations européennes, le logiciel, "machine mise en œuvre sous forme de texte", s'est jusqu'à présent vu refuser la qualité d'invention pour des raisons politiques et pragmatiques, et non notionnelles, par crainte d'une mainmise américaine sur l'industrie du logiciel. On a donc opté, non pour le brevet mais, par artifice, pour le droit d'auteur, celui qui protège la propriété littéraire et artistique.

Les idées sont "hors du droit". Un thème littéraire, des idées politiques, des connaissances scientifiques ne peuvent pas être monopolisés. Ainsi, la protection au titre du droit d'auteur concerne-t-elle les expressions - ce qui est accessible aux sens - et non les idées elles-mêmes. Il y a ambiguïté lorsqu'il est difficile de distinguer l'idée de l'œuvre à protéger. C'est le cas du logiciel dont la jurisprudence dit que seule la forme du programme, c'est-à-dire l'enchaînement des instructions, peut être protégée, contrairement à ses fonctionnalités et à son but. Un algorithme est une idée et ne relève donc pas du droit d'auteur.

L'informatique est une science, à ce titre elle est considérée comme un bien public. Mais c'est aussi une technique, une manière de faire innovante et inventive donnant lieu à des applications industrielles. Elle relève, dès lors, de la protection de la propriété intellectuelle. Les choses ne sont pas simples, mais le phénomène logiciels libres se doit d'être aussi pensé sur le terrain du droit, en y apportant des réponses concrètes. Différents types de licences existent. Elles visent à garantir à l'utilisateur le droit d'exécuter un programme pour quelque motif que ce soit, de le modifier pour qu'il corresponde mieux à ses besoins, ce qui suppose de fait l'accès au code source, d'en redistribuer des copies, gratuitement ou contre une somme d'argent, ou des versions améliorées pour que la communauté en bénéficie. Les modifications apportées peuvent relever ou non de la licence originale. On peut assembler ou non des produits libres et propriétaires... Il s'agit de faire en sorte que le logiciel reste libre de concilier mise à disposition de tous des résultats d'une activité scientifique, proclamée avec force, et rémunération attachée à des produits et à des services rendus.

COMMERCE ENCORE, ÉTHIQUE, CITOYENNETÉ

Certains parlent d'antinomie à propos du commerce et de l'éthique, sauf à promouvoir dans les actes un nécessaire climat de confiance. Or il est des pratiques commerciales qui commencent à devenir pesantes [3]. Par exemple, celle qui consiste à vendre une version boguée comme un produit final. Les millions de clients sont de fait promus au rang de bêta-testeurs d'un produit qu'ils ont payé : insigne et indicible privilège !

La situation qui s'est installée dans l'univers de l'informatique grand public est à bien des égards inacceptable. La domination de solutions propriétaires qui, pour des raisons commerciales, lient arbitrairement et d'une manière opaque les domaines conceptuellement indépendants que sont les machines, les systèmes d'exploitation, les applications et les formats de fichiers, va à l'encontre des intérêts des utilisateurs. Les machines sont livrées avec un système d'exploitation installé. Si encore les produits ainsi commercialisés étaient de qualité supérieure... Dans les faits, le grand public est "libre" de choisir un produit donné... ou de payer deux fois son système d'exploitation. Facteur d'un indispensable pluralisme technologique, les logiciels libres contribuent à l'existence de solutions alternatives ne visant pas au monopole.

Des pratiques douteuses consistent à aider des sociétés commerciales à cerner le profil de consommation d'internautes, à leur insu, à partir d'un historique de leurs déplacements sur le Web. Elles ont pu être mises à jour et dénoncées car les technologies de l'Internet reposent (encore) sur des standards ouverts. Si les ordres de transmission entre le poste client et le serveur sont encodés dans le secret d'un langage propriétaire, personne ne sera plus en mesure de savoir ce que son propre ordinateur "dit" au réseau. On le voit, la maîtrise de standards qui doivent rester ouverts n'est pas qu'un enjeu technique, loin de là : il y va aussi de la liberté du citoyen.

DES PRÉOCCUPATIONS DU SYSTÈME ÉDUCATIF

Tous ces enjeux rejoignent des préoccupations fortes du système éducatif en matière de TICE. Les budgets des établissements scolaires ne sont pas extensibles à volonté. Dans le domaine du matériel, il est important de pouvoir mettre en œuvre, sur la durée, une politique d'évolution des parcs de machines intégrant des utilisations nouvelles pour les machines anciennes. Il y a, avec les logiciels libres et sous certaines conditions, des pistes à explorer. Un système d'exploitation économe en ressources, comme Linux, permet par exemple de transformer un 386 ou un 486 en routeur.

Dans le domaine du logiciel, il faut sortir de cette course à la nouvelle version des outils bureautiques que pas l'ombre d'un argument pédagogique ne justifie. Il faut obtenir des licences d'établissement à des prix raisonnables, et rémunérer plutôt des services rendus que des exemplaires en nombre, ne serait-ce qu'en raison de la promotion évidente des produits auprès des élèves, futurs utilisateurs personnels et prescripteurs dans l'entreprise.

On sait l'importance stratégique des contenus à proposer dans les batailles que se mènent à l'échelle mondiale les géants du multimédia. On sait aussi l'enjeu que représente la mise à disposition des enseignants de documents pédagogiques variés. Le modèle d'activité coopérative des logiciels libres serait-il reproductible en partie pour une création de ressources pédagogiques libres s'appuyant sur la mise en commun des compétences et des réalisations des enseignants ? Y a-t-il là une piste pour une édition professionnalisée à partir des documents issus des travaux mutualisés menés dans les académies ? La question mérite en tout cas d'être posée.

De plus en plus fréquemment, dans les établissements, les élèves travaillent à tour de rôle sur les mêmes machines. Il s'ensuit des problèmes aigus de maintenance, de reconfiguration rapide, de sécurité... Il faut impérativement pouvoir s'appuyer sur des systèmes fiables. Les systèmes libres présentent pour le moins quelques références en la matière. Le système éducatif se fixe l'objectif de donner à tous une culture générale ayant une composante technique. Il ne saurait y prétendre s'il se cantonnait à des formations presse-bouton aux versions successives des logiciels d'un éditeur donné. Il faut mettre les élèves en contact avec la diversité scientifique et technologique, et s'appuyer sur elle pour qu'ils s'approprient les concepts et les savoirs généraux.

Enfin, par culture, les enseignants ne sauraient être insensibles à des idées et des principes favorisant la diffusion du savoir, le libre accès de tous à l'intelligence et la création.

DES LOGICIELS PÉDAGOGIQUES SOUS LINUX

Des éléments de solutions Linux sont déjà mis en œuvre dans l'Éducation nationale. Cela va de l'installation d'un réseau d'écoles primaires de montagne à une politique académique de déploiement d'Internet en passant par des initiatives de centres du réseau CNDP ou des réponses apportées dans des lycées. Initiatives sympathiques, car "la cause est juste", mais sans lendemain, car utopiques ? Ou signes avant-coureurs d'un rééquilibrage souhaitable ? L'avenir le dira, mais chacun n'est pas que spectateur.

Les logiciels libres et Linux ont d'ores et déjà pris une dimension significative dans le monde de l'entreprise. Des solutions ont fait leur preuve pour les systèmes d'exploitation, les serveurs, les logiciels qui interviennent dans l'infrastructure des réseaux, grands ou petits.

Par contre, même si le paysage s'est transformé rapidement lors des derniers mois, il reste encore un chemin notable à parcourir du côté de services clés en main à fournir à l'utilisateur final d'un ordinateur individuel. Les machines livrées avec système d'exploitation installé et les distributions proposées doivent être parfaitement finalisées et couvrir une large gamme des différents périphériques. Des sociétés, des structures diverses, doivent assurer prise en main, maintenance et assistance. Un environnement institutionnel est à mettre en place progressivement pour l'accompagnement, le conseil et la formation.

Mais surtout, il faut que se constitue un fonds de logiciels pédagogiques tournant sous Linux. De ce dernier point de vue, l'engagement futur des éditeurs sera déterminant ainsi que l'ardente incitation du système éducatif. Dans le cadre de sa politique de soutien à la production de logiciels, l'Éducation nationale peut susciter et favoriser des initiatives diverses de création de nouveaux produits multiplateformes, de portage sous Linux de logiciels existants ou de distribution d'applications pédagogiques, libres et/ou gratuites, déjà développées ici ou là par des enseignants et des chercheurs.

Sur tous ces enjeux, à chacun de se déterminer.

Jean-Pierre ARCHAMBAULT

CNDP
Mission Veille technologique et industrielle

Paru, page 171, dans la Revue de l'EPI  n° 96 de Décembre 1999.

Cet article a également été publié dans le n° 36 de la revue Médialog.

NOTES

[1]. La mission Veille technologique et industrielle du CNDP a organisé les 3 et 4 juin derniers, en étroite coopération avec l'AFUL, une rencontre sur les logiciels libres et Linux, à l'intention de l'ensemble du réseau CNDP. L'objectif consistait à aider chacun à se faire son opinion, à opérer des choix futurs, par un apport d'informations substantiel, un dialogue avec des leaders des logiciels libres, un large échange de vues permettant de tirer profit des expériences des uns et des autres.

[2]. Malgré les apparences, une organisation des tâches rigoureuse, influencée par un "leader charismatique" sachant être à l'écoute des contributeurs et impulser une dynamique de fonctionnement, comme Linus Torvald, n'est pas absente de cette forme de travail collaboratif.

[3]Le Hold-up planétaire, Roberto Di Cosmo et Dominique Nora, Calmann-Lévy.

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(11 février 2000)