François MANGENOT
Un examen des divers logiciels d'aide à l'écriture révèle que les deux domaines dans lesquels on cherche le plus fréquemment à assister le scripteur sont la planification et la révision. Par ailleurs, les logiciels visant en priorité les apprentis-scripteurs sont rares, même si ces derniers peuvent parfois tirer profit d'un bon correcteur syntaxique ou d'un logiciel d'aide à la planification. Une des raisons en est certainement le marché : chacun sait que le système éducatif ne dispose pas de grands moyens et que le développement de logiciels de bon niveau est très coûteux. Mais une autre raison ne vient-elle pas de la difficulté à définir précisément les compétences mises en jeu lors de la composition d'un texte ? La mise en mots dépend en effet de divers facteurs, et demande des savoir-faire à la fois nombreux et interdépendants, relevant de la syntaxe, du lexique et de la linguistique textuelle (choix énonciatifs, progression, cohésion, cohérence...) .
Le mérite de l'équipe italienne (Ferraris, Caviglia, Degl'Innocenti, 1992) qui a conçu le logiciel Word Prof n'en est que plus grand, puisque cet " environnement d'écriture " s'adresse avant tout aux apprentis-scripteurs (collégiens et lycéens), et ne fait pas l'impasse sur la phase de la production écrite qui est souvent la plus difficile pour eux, la mise en mots. Ce logiciel vient d'être adapté pour le contexte scolaire français par le CNDP, sous le titre de Gammes d'écriture , et l'un de ses modules, les Assistants , est spécifiquement consacré à cette aide à la rédaction : c'est à ce module que l'on s'intéressera dans cet article, son fonctionnement, basé sur un principe informatique simple mais impossible à réaliser sur papier, étant bien adapté à une pédagogie différenciée d'assistance aux scripteurs en proie à " l'angoisse de la page blanche ". On se contentera ici de mentionner les autres modules que comporte Gammes d'écriture : une " bibliothèque " contenant 300 brefs extraits textuels classés selon différentes typologies, un " gymnase " pourvu d'activités de manipulation de textes et d'écriture sous contrainte, et des " outils " d'aide à la relecture des textes rédigés par les utilisateurs.
Une aide à la composition basée sur des " dialogues "
Les Assistants de Gammes d'écriture permettent de travailler sur cinq tâches différentes. Quatre d'entre elles, Résumer, Développer, Rédiger, Organiser, ont le même principe de fonctionnement : un " dialogue " entre la machine et l'apprenant débouche sur un texte plus ou moins abouti, constitué, dans des proportions variables, d'éléments pré-rédigés et des réactions de l'apprenant aux sollicitations du logiciel . Dans (Caviglia, Ferraris, 1994, p.116), deux des auteurs expliquent ainsi leurs objectifs :
On peut imaginer des activités d'écriture dans lesquelles le texte final soit le résultat d'une série de questions et réponses recomposées dans une certaine forme textuelle. Cette façon de procéder peut être utilisée pour faciliter chez l'apprenti-scripteur la construction de certains types de discours (la narration, l'argumentation...) qui s'appuient sur des structures bien définies ou définissables (" qui ? quoi ? comment ? quand ? " ou bien " thèse, pour, contre, conclusion ") ; elle peut également être utilisée pour aider le scripteur à planifier les principaux points de son texte [...] ; elle peut enfin servir à des activités d'écriture moins habituelles, par exemple l'expansion de textes très courts à partir d'une série de questions sur les éléments du texte d'origine.
On
reviendra plus loin sur l'approche " dialogique " qui semble être à la base des
conceptions des chercheurs italiens. Mais il convient tout d'abord de bien expliciter le mécanisme des " dialogues "
de Gammes d'écriture.
Exemple de " dialogue " (rubrique Développer )
Le " dialogue " qui suit a pour objectif un travail sur la qualification et sur la comparaison, ainsi qu'un " démontage " de certaines techniques publicitaires. On notera que le logiciel prend en charge l'organisation du texte, l'élève pouvant ainsi se concentrer sur la mise en mots.
CONSIGNE Observez la " pub " ci-dessous : Hôtels Méridien Caraïbes Bleu, blanc, frais Bleu comme la mer, parfois verte ou turquoise, ou mauve selon les heures. Blanc comme le sable, ou le soleil à midi. Bleu, blanc, frais comme les rafraîchissements au bord de la piscine. Les hôtels Méridien Caraïbes sont des cocktails de plaisir. Trois adjectifs sont associés au produit à promouvoir (des hôtels situés dans les Antilles). Puis ces adjectifs sont développés, créant un champ lexical évoquant des vacances idéales. Vous allez à votre tour, sur ce modèle, rédiger une " pub " pour un produit de votre choix. |
Déroulement du " dialogue " (les incitations du logiciel sont en caractères normaux, précédées d'un astérisque, les réponses de l'élève en italiques, précédées d'un tiret) :
* Quel est le produit que vous voulez promouvoir ? (première lettre en majuscule) - Les maisons Douce France * Indiquez un premier adjectif qui sera associé à votre produit (première lettre en majuscule) - Vert * Indiquez un second adjectif qui sera associé à votre produit (première lettre en majuscule) - Rouge * Indiquez un troisième adjectif qui sera associé à votre produit (première lettre en majuscule) - Douillet * Les maisons Douce France. Vert, Rouge, Douillet. Vert comme ... (terminez cette phrase) - le vaste jardin qui entoure votre demeure, vert foncé à l'ombre des arbres, vert tendre au soleil * Les maisons Douce France. Vert, Rouge, Douillet. Rouge comme ... (terminez cette phrase) - le feu qui pétille dans la cheminée ancienne, jetant des lueurs chaleureuses dans l'immense living-room * Les maisons Douce France Vert, Rouge, Douillet Douillet comme ... (terminez cette phrase) - le profond sofa dans lequel vous êtes assise auprès de l'homme de votre vie * Les maisons Douce France ... (terminez la phrase en employant le verbe être et un attribut) - sont la douceur de vivre |
À l'issue de cet échange, Gammes d'écriture propose le texte suivant, presque uniquement constitué de ce que l'élève a écrit (à l'exception des trois " comme ") :
Les maisons Douce France Vert, Rouge, Douillet Vert comme le vaste jardin qui entoure votre demeure, vert foncé à l'ombre des arbres, vert tendre au soleil. Rouge comme le feu qui pétille dans la cheminée ancienne, jetant des lueurs chaleureuses dans l'immense living-room. Vert, Rouge, Douillet comme le profond sofa dans lequel vous êtes assise auprès de l'homme de votre vie. Les maisons Douce France sont la douceur de vivre. |
On aura compris, à la lumière de cet exemple, le principe de fonctionnement de ces " dialogues " : à chaque étape, le texte " saisi " par l'apprenant est simplement placé dans une " variable " . Le contenu de ces " variables " peut ensuite être repris à la fois lors d'une étape ultérieure et dans le texte final. On a affaire à un mécanisme comparable à celui qui est mis en oeuvre dans certains logiciels de génération textuelle : on peut considérer les fragments écrits par l'auteur du " dialogue ", ainsi que l'agencement des " variables ", comme le " moule " structurant la génération, alors que les réponses des apprenants aux incitations constituent les données.
Ce principe est simple et permet une souplesse d'emploi d'autant plus grande que les auteurs de Gammes d'écriture invitent les enseignants à concevoir leurs propres " dialogues ", intégrés à leur approche pédagogique et adaptés aux besoins de leurs élèves. Dans l'idéal, un enseignant d'une classe donnée pourrait donc avoir à sa disposition une palette d'activités d'écriture dans lesquelles les différents niveaux de la production écrite soient successivement pris en charge par le système, l'élève, dont la tâche cognitive serait ainsi allégée, pouvant mieux se concentrer sur les autres niveaux. La version française de Gammes d'écriture propose une telle palette, mais celle-ci n'est pas suffisante pour couvrir les besoins des différentes classes du collège : il faudra donc, à un moment ou à un autre, que les enseignants se lancent dans la " fabrication " de nouveaux " dialogues ". Ce sont les difficultés de cette tâche qui vont être analysées maintenant. En effet, si la rédaction de " dialogues " ne pose guère de problèmes sur le plan informatique , il n'en est pas de même sur les plans linguistiques et didactiques : la réalisation de la version française des Assistants a été l'occasion de s'en rendre compte.
Difficultés de réalisation des " dialogues "
La principale difficulté pour l'auteur de " dialogues " est de réussir à ce que la recombinaison des fragments textuels " saisis " par l'utilisateur aboutisse bien à un texte (ou à une ébauche de texte) acceptable, ne comportant ni dysfonctionnements morphosyntaxiques ni problèmes d'ordre sémantique . Comme cela a déjà été indiqué, Gammes d'écriture ne se livre à aucune analyse de réponse, se contentant de placer le texte écrit par l'apprenant dans des " variables " dont le contenu est ensuite " rendu " tel quel, sans aucun traitement linguistique. Des phénomènes comme la contraction ou l'élision posent ainsi des problèmes difficiles, dans le cas où l'on prévoit la saisie de fragments de taille inférieure à la proposition. L'accord sujet/verbe, la gestion des anaphores peuvent également se révéler complexes. L'auteur des " dialogues " est contraint d'être très explicite quant au segment de texte que l'élève doit " saisir " (est-ce un simple mot, un syntagme, une proposition, une phrase, un paragraphe ?), ce qui entraîne souvent une certaine lourdeur dans les consignes comme dans l'exemple donné plus haut : " Les maisons Douce France... (terminez la phrase en employant le verbe être et un attribut) " . La ponctuation et l'emploi des majuscules, enfin, posent des problèmes quasiment insolubles .
Heureusement, l'élève peut toujours revenir en arrière et modifier une réponse qui ne convient pas. Il peut aussi réviser le texte final dans le traitement de texte : tout cela limite la nécessité de prévoir absolument toutes les réponses possibles et d'obtenir un texte exempt de tout dysfonctionnement.
Un " bouton " Suggestion est enfin accessible à l'utilisateur lors de toute la durée des " dialogues " : l'auteur peut y placer un fragment de texte correspondant à ce qui est attendu ; mais cela comporte alors le risque que l'apprenant se contente de " cliquer " sur ce " bouton " et obtienne de la sorte un texte auquel il n'aurait aucunement contribué .
C'est le croisement entre les difficultés linguistiques décrites ci-dessus et la recherche d'idées pédagogiques originales, les unes venant contraindre les autres, qui fait toute la difficulté du travail d'élaboration de nouveaux " dialogues ".
Possibilité de s'appuyer sur un texte-modèle
Ce système de " dialogues " peut être encore enrichi par la possibilité de placer dans une " fenêtre " supplémentaire, située à gauche (cf. copie d'écran ci-après), un texte fixe, la moitié droite de l'écran (divisée en deux fenêtres dans le sens horizontal) étant utilisée pour le " dialogue " proprement dit. Ce texte peut jouer différents rôles : il peut par exemple s'agir d'un canevas à développer (petite annonce, récit-minimum, schéma actanciel), d'un modèle à transformer (texte authentique, littéraire ou fonctionnel) ou encore d'un texte à résumer. La version française fait beaucoup plus souvent appel à ce mode que la version italienne, car il encourage une intéressante approche de type lecture/écriture (cf. Goldenstein, 1985 et Oriol-Boyer, 1989). En combinant bien texte fixe et incitations (celles-ci devant bien sûr amener l'élève à ne pas se contenter de plagier le modèle), on peut parvenir à proposer des activités structurantes pour l'apprenant. On peut aussi proposer un texte auquel une partie (début, milieu ou fin) manque, à charge pour l'élève de la reconstituer.
L'exemple ci-dessous se base sur un texte de Gide. La consigne était la suivante :
Dans le texte ci-contre, tiré de LA SYMPHONIE PASTORALE, Gide a l'idée originale de faire
décrire un paysage par une jeune aveugle, l'héroïne du roman. Du coup, plus que les impressions visuelles, ce sont les sensations auditives, olfactives et l'imaginaire qui dominent. Vous allez à votre tour essayer de rédiger trois phrases en transposant la même idée dans un autre lieu (ville, mer...), et en insistant sur les aspects non visuels du paysage et sur l'imaginaire. |
L'écran se présente ensuite de la façon suivante :
On notera que le haut de l'écran continue à afficher les choix d'activités possibles : l'élève sait ainsi constamment quelle tâche il est en train de réaliser, sur quel type de texte. Les quatre " boutons " du bas de l'écran permettent de se déplacer d'une étape du " dialogue " à l'autre (Suite et Retour), d'obtenir un exemple (Suggestion) et d'afficher le texte final, une fois le " dialogue " arrivé à son terme. Le texte de gauche, lui, reste fixe.
Domaines d'application
Les quatre grandes entrées prévues par les auteurs italiens, Résumer, Développer, Rédiger et Organiser, correspondent bien à toute une série de tâches que l'on peut faire réaliser à des élèves de collège ou de lycée. La première m'a cependant paru assez peu compatible avec le système des " dialogues " de Gammes d'écriture. C'est peut-être parce que le résumé est un type d'écrit qui ne se construit pas en répondant à des questions, mais bien plutôt en interrogeant un texte ; les visées communicatives du résumé scolaire sont par ailleurs inexistantes : or Gammes d'écriture a surtout été conçu pour l'écriture de textes dont on peut définir les intentions de communication. Je me suis donc contenté de proposer un certain nombre de techniques préparatoires au résumé (reformulation, suppression de passages, recherche de titres pour les différentes parties, résumé de chaque partie par une phrase).
L'entrée Développer, au contraire, permettait de proposer des activités plus originales. J'ai notamment réalisé un ensemble de six " dialogues " proposant d'enrichir un " récit-minimum " dans six directions différentes : ajout de descriptions, d'actions, de dialogues, d'explications, de définitions et d'interventions du narrateur . L'objectif est naturellement de montrer à l'apprenant diverses possibilités permettant d'enrichir un récit, dans l'espoir qu'il réinvestira ensuite ces techniques dans ses propres narrations. On fait l'hypothèse qu'en lui présentant un seul type d'enrichissement à la fois, et en le guidant par des questions, on parviendra à lui faire facilement réaliser ces exercices d'écriture et à lui faire prendre conscience d'un certain nombre de phénomènes métadiscursifs. J'ai également, dans un autre ensemble, proposé de développer le texte d'une petite annonce selon des axes narratifs (narration en " je " et narration en " il/elle "), explicatifs et argumentatifs, de façon à faire repérer un certain nombre de caractéristiques de ces types de textes (au sens de Adam, 1992). Dans tous les cas, le texte de départ était affiché dans une " fenêtre " selon le principe décrit plus haut.
Un exemple de " dialogue " faisant partie de la rubrique Rédiger a déjà été fourni, on en trouvera un autre en annexe concernant le texte argumentatif. Pour ce qui concerne la narration, je me suis basé sur le principe énoncé par Oriol-Boyer (1989, p. 83) selon lequel " les schémas élaborés par Propp, Greimas, Brémond, ne concernent pas la spécificité du récit écrit et s'avèrent tout à fait insuffisants pour permettre une pratique d'écriture narrative. À l'évidence ce sont les spécifiques opérations scripturales affectées à chaque phase d'un récit qu'il faut d'abord apprendre. Ensuite on pourra tenter de préciser celles qui relèvent d'un usage poétique du récit. " J'ai en outre cherché à varier les genres : conte de quête, conte humoristique, fantastique, science-fiction, aventure. Les apprenants sont ainsi invités à rédiger le début d'un conte de quête à partir de questions posées par le logiciel (qui ? où ? quand ? quel manque ? pourquoi ? départ pour où ? comment ?). Dans un autre " dialogue ", on leur propose le début (de une à trois phrases) d'une dizaine d'Histoires à la courte paille, de Rodari, et ils doivent poursuivre en rédigeant de deux à quatre phrases selon le même mode énonciatif . On leur propose également d'imaginer une suite à un très court récit fantastique de J. Sternberg, ainsi que la partie centrale d'un autre récit dont le début et la fin sont fournis (même auteur). Suivant une idée de Goldenstein (1985, p. 139), enfin, un court extrait (une dizaine de lignes) de la partie finale du roman de G. Arnaud, Le salaire de la peur, est fourni, et il s'agit d'imaginer ce qui précède et ce qui suit.
Pour la rubrique Organiser enfin, j'ai retenu les trois types d'écrit les plus pratiqués au collège, le récit, le compte-rendu et le sujet de réflexion. En ce qui concerne le récit, j'ai utilisé les travaux de Adam (1984), notamment en ce qui concerne l'observation et la rédaction de faits divers journalistiques ne respectant pas l'ordre chronologique selon lequel les événements se sont déroulés. J'ai également proposé la planification de " récits de vie " et de " récits de fiction ", ces deux genres respectant en général les classiques cinq phases : situation initiale (ou orientation), complication, action (ou évaluation), résolution, situation finale (retour à l'équilibre) . Le sujet de réflexion, pour sa part, est décliné selon deux types de plan : le plan critique (énoncé d'une thèse, arguments pour, arguments contre, opinion personnelle) et le plan analytique (faits, causes, conséquences). Le résultat obtenu est un plan détaillé comprenant une introduction, une conclusion et deux paragraphes demandant à être étoffés. L'attention de l'élève est notamment attirée sur les transitions entre les parties, qu'il est invité à rédiger. Quelques entraînements à une argumentation plus fine, reprenant les opérations discursives de textes authentiques proposés comme modèles, sont également présentes dans cette rubrique, ces " dialogues " concernant des élèves du niveau de la seconde.
Conclusion : une certaine conception de la production de textes
La lecture des articles rédigés par les auteurs italiens de Gammes d'écriture (notamment Ferraris, Caviglia, Degl'Innocenti, 1990) et l'examen du logiciel lui-même montrent que les chercheurs se sont inspirés à la fois des recherches sur l'écriture des psychologues cognitivistes (notamment Hayes et Flower, 1980), qu'ils adoptent, comme l'Oulipo, une vision de la langue considérée comme un matériau à travailler (ils utilisent l'expression " matière plastique ") , et qu'ils sont convaincus de la possibilité d'une " écriture coopérative " homme/ ordinateur pouvant faire penser, dans une certaine mesure, au " dialogisme " de Bakhtine.
À travers le fonctionnement des " dialogues " des Assistants transparaît en effet une vision du texte comme réseau de réponses à des questions implicites que doit se poser le lecteur pour bien le comprendre, et le scripteur pour bien l'écrire, ce qui peut être rapproché de ce qu'écrit Moirand (1990, p. 84) au sujet du critique littéraire russe :
Bakhtine, dans un article écrit en 1930 à l'intention de jeunes écrivains débutants, affirme en effet que " le dialogue - l'échange de mots - est la forme la plus naturelle du langage. Davantage : les énoncés, longuement développés et bien qu'ils émanent d'un interlocuteur unique [...] sont monologiques par leur forme extérieure, mais par leur structure sémantique et stylistique, ils sont en fait essentiellement dialogiques " (dans Todorov, 1981).
La seule observation de textes ou de conversations quotidiennes confirme ces réflexions. Les stratégies argumentatives consistent bien souvent à prévenir les contre-arguments de l'autre en les imaginant et en les intégrant dans son propre discours ou à justifier ses propres dires en usant de ceux déjà produits par d'autres [...].
Le dialogisme est une notion opératoire. Aussi, lors de l'observation des textes et des conversations, il faut pour le " saisir " et saisir la fonction de ses différentes manifestations à la surface des textes, s'appuyer sur les traces des opérations énonciatives sous-jacentes [...].
Dans l'exemple de production de texte argumentatif fourni en annexe, on cherche bien à faire prendre conscience à l'apprenant de la nécessité de prévoir les arguments de ses adversaires ; on lui demande ensuite de contredire ces arguments, que le logiciel, finalement, intègre dans le texte produit, avec les organisateurs argumentatifs assurant la cohésion et la cohérence de l'ensemble.
Une vision du texte proche de celle de Péry-Woodley (1993, p. 156-157) semble enfin être à l'oeuvre dans Gammes d'écriture, notamment dans le fonctionnement des " dialogues ", qui " déroulent " une série de questions à propos du " référent " avant de proposer un texte linéaire :
Le texte y [dans cet ouvrage] est conçu comme interaction : il s'agit de faire surgir chez le lecteur certains référents, de les lui faire accepter comme thèmes du discours et de faire à propos de ces référents certaines prédications qui ont pour but de produire chez lui un changement cognitif - changement de croyances, au sens large du terme. [...]
La mise en texte peut être décrite comme l'ensemble des processus par lesquels le rédacteur met sous forme linéaire des " idées " - référents et prédications sur ces référents - qui au départ ne le sont pas, et ce pour atteindre un objectif communicatif. Les traces de ces processus de mise en texte sont aussi les marques qui vont guider le lecteur dans la reconstruction d'une structure en relief, hiérarchisée, à partir de la structure plate qu'est le texte, ainsi que dans l'identification d'un objectif communicatif.
François MANGENOT
IUFM de Lyon
Bibliographie
Adam J.-M. (1984) Le récit. Paris : PUF, Que sais-je ?
Adam J.-M. (1992) Les textes : types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et dialogue. Paris : Nathan. 224 p.
Adam J.-M. (1993) La description. Paris : PUF, Que sais-je ?
Benabou M. (1994) " L'OULIPO et ses dérives ", in Mangenot, Camilleri, Poletti, p.3-8.
Caviglia F., Ferraris M. (1994) " Scrivere in collaborazione con il computer ", in Mangenot, Camilleri, Poletti, p. 113-119.
Ferraris M., Caviglia F., Degl'Innocenti R. (1990) " WordProf : A Writing Environment on Computer ", Educational & Training Technology International (ETTI), Journal of AETT, Volume 27, Number 1, February 1990, p. 33-42.
Ferraris M., Caviglia F., Degl'Innocenti R. (1992) Scrivere con Word Prof (logiciel Windows). Gênes : Consiglio Nazionale delle Ricerche, Istituto Tecnologie Didattiche, Milan : Theorema libri (distribution commerciale).
Flower L.S., Hayes J.R. (1980) " The dynamics of composing : making plans and juggling constraints ", in Gregg L.W., Steinberg E.R. (eds.) Cognitive processes in writing, p.31-50. Hillsdale : Erlbaum.
Garcia-Debanc C. (éd. 1993) Pratiques 77, Écriture et langue. Metz : Collectif de recherche et d'expérimentation sur l'enseignement du français.
Goldenstein J.-P. (1985) Pour une lecture-écriture, Littérature et pédagogie. Bruxelles, Paris : De Boeck, Duculot.
Hayes J.R., Flower L.S. (1980) " Identifying the organization of writing processes ", in Gregg L.W., Steinberg E.R. (eds) Cognitive processes in writing, p.3-30. Hillsdale : Erlbaum.
Mangenot F., Camilleri D., Poletti G. (éds.) (1994) La Plume et l'Écran, Actes des Journées d'écriture créative, Turin 1-3 avril 1993. Turin : Petrini Editore.
Mangenot F. (1996) Les aides logicielles à l'écriture. Paris : CNDP (collection de l'ingénierie éducative).
Moirand S. (1990) Une grammaire des textes et des dialogues. Paris : Hachette FLE.
Oriol-Boyer C. (1989) " Lire et écrire avec des enfants ", in Texte en main 7, Arts, ateliers, p. 81-98. Grenoble : l'Atelier du texte.
OULIPO (1973) La littérature potentielle. Paris, Gallimard.
Péry-Woodley M.-P. (1993) Les écrits dans l'apprentissage, Clés pour analyser les productions des apprenants. Paris : Hachette FLE.
Sharples M., Goodlet J., Pemberton L. (1989) " Developping a writer's assistant ", in Williams & Holt Computers and Writing : Models and Tools, p. 22-37. Oxford : Intellect/Blackwell/Ablex.
Todorov T. (1981) Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine. Paris : Seuil.
Williams N. (1991) The Computer, the Writer and the Learner. Londres : Springer-Verlag.
ANNEXE : " dialogue " aboutissant à un texte argumentatif
Le " dialogue " qui suit est tiré de la rubrique Rédiger ; il a pour objectif de faire prendre conscience de certaines techniques argumentatives. Les incitations du logiciel sont en caractères normaux et précédées d'un astérisque, les réponses de l'élève en italiques précédées d'un tiret.
* Vous n'êtes pas d'accord avec une thèse (une idée) pourtant partagée par beaucoup, et vous souhaitez la contredire dans un courrier à votre magazine préféré. Quelle est cette thèse ? (exprimez-la sous forme d'une courte phrase, si possible) - la scolarité devrait être obligatoire jusqu'à 18 ans * Vous n'êtes donc pas d'accord avec l'idée selon laquelle la scolarité devrait être obligatoire jusqu'à 18 ans. Votre opinion personnelle se base notamment sur le fait que... - ceux qui quittent l'école à 16 ans sont souvent en situation d'échec, de rejet de l'institution, et n'ont en général plus grand'chose à y apprendre * Un autre élément (une constatation, un exemple) en faveur de votre opinion - il n'y a pas qu'à l'école que l'on peut apprendre un métier : il y a aussi l'apprentissage, l'expérience professionnelle * Ceux qui, au contraire de vous, sont persuadés de la justesse de l'affirmation " la scolarité devrait être obligatoire jusqu'à 18 ans " prétendent que... - un jeune qui n'a pas le bac n'a aucune chance de trouver un travail satisfaisant * Que répondriez-vous à ceux qui affirment " un jeune qui n'a pas le bac n'a aucune chance de trouver un travail satisfaisant " ? - un travail manuel peut être très satisfaisant (et lucratif) : la société n'a pas besoin que d'intellectuels |
À l'issue de cet échange, Gammes d'écriture propose deux textes différents (reprises de ce que l'élève a écrit en italiques, ajouts du logiciel en gras) :
VARIANTE 1 (modérée) Selon la majorité des gens, la scolarité devrait être obligatoire jusqu'à 18 ans. " un jeune qui n'a pas le bac n'a aucune chance de trouver un travail satisfaisant ", pensent-ils. Pourtant, un travail manuel peut être très satisfaisant (et lucratif) : la société n'a pas besoin que d'intellectuels. Par ailleurs, ceux qui quittent l'école à 16 ans sont souvent en situation d'échec, de rejet de l'institution, et n'ont en général plus grand'chose à y apprendre. Enfin, il n'y a pas qu'à l'école que l'on peut apprendre un métier : il y a aussi l'apprentissage, l'expérience professionnelle. C'est pourquoi, pour ma part, je pencherais plutôt contre la thèse selon laquelle la scolarité devrait être obligatoire jusqu'à 18 ans. |
VARIANTE 2 (plus catégorique) Je m'oppose fermement à l'idée très répandue selon laquelle la scolarité devrait être obligatoire jusqu'à 18 ans, et ce pour deux raisons fondamentales. Premièrement, ceux qui quittent l'école à 16 ans sont souvent en situation d'échec, de rejet de l'institution, et n'ont en général plus grand'chose à y apprendre. Deuxièmement, il n'y a pas qu'à l'école que l'on peut apprendre un métier : il y a aussi l'apprentissage, l'expérience professionnelle. Bien sûr, les tenants de la thèse inverse prétendront : " un jeune qui n'a pas le bac n'a aucune chance de trouver un travail satisfaisant ". Mais il s'agit là d'une affirmation bien superficielle ; en effet, un travail manuel peut être très satisfaisant (et lucratif) : la société n'a pas besoin que d'intellectuels. N.B. Remarquez que cette seconde solution, si elle a le mérite d'"annoncer la couleur" d'emblée, est moins efficace sur le plan argumentatif, le lecteur pouvant s'arrêter de lire dès qu'il a constaté que le texte allait contre ses convictions. |
Article paru dans la Revue de l'EPI n° 87, septembre 1997.