Logiques d'usage et enseignement des nouvelles technologies
à l'école élémentaire

Vassilis Komis, Panayotis Michaelides
 

1. INTRODUCTION

     La notion de représentation apparaît de plus en plus comme un outil indispensable à l'enseignant soucieux de comprendre les raisonnements de ses élèves et la façon dont ils construisent le réel. Les représentations que les élèves élaborent à partir de leur expérience avec les machines, des appareils et des processus mis en oeuvre dans les systèmes informatisés constituent un domaine peu exploité jusqu'à présent. L'interaction entre ces représentations des nouvelles technologies et les pratiques effectives des enfants reste également un thème d'étude à explorer. L'étude des représentations d'un objet technologique élaborées par l'élève lors de son apprentissage de l'utilisation de cet outil comporte un double aspect : la représentation induite par l'outil lui-même comme système de référence avec tout son fonctionnement ; la représentation du manipulateur - utilisateur. Cette représentation n'étant pas unique, chaque utilisateur se construit la sienne, il convient donc de la comparer à celle de l'expert supposé bien maîtriser cet outil (J.-F. Lévy, 1993). Les représentations préalables et l'existence d'une culture technique (J.-M. Albertini, G. Dussault, 1984) chez les enfants constituent également un autre champ d'étude ainsi que les logiques d'usage (J. Perriault, 1989) préexistantes ou celles-ci qui se forment au cours de l'utilisation des nouvelles machines.

     Dans ce contexte, l'enseignement des (ou par les) nouvelles technologies ne peut s'appréhender que si on comprend comment se forment leurs représentations. Cette notion de représentation, concept nomade, empruntant à des champs de savoirs divers, ne fait pas l'unanimité sur sa définition. Néanmoins, puisqu'elle joue le rôle de l'interface entre le sujet et l'objet (M. Linard, 1990), elle devient indispensable pour comprendre l'activité cognitive (J.-F. Richard, 1990) de l'individu. Dans le cadre d'une utilisation didactique, la représentation est considérée par rapport à son écart au concept et peut évoquer deux réactions différentes de la part de l'enseignant : soit elle est considérée comme une erreur à éliminer, voire comme une faute. L'enseignement ne doit pas alors s'intéresser aux représentations ; soit elle est considérée comme un système explicatif à comprendre et à analyser en termes d'obstacles ou de point d'appui pour atteindre le concept (M. Develay, 1992). Toute notre démarche converge vers cette seconde approche.

2. CADRE MÉTHODOLOGIQUE

     Dans cet article nous présenterons certains aspects des représentations enfantines sur les technologies informatiques, notamment celles qui concernent leurs logiques d'usage. Il s'agit de sonder les logiques d'usage sur les technologies informatiques des enfants de 9 à 12 ans (les classes CM1, CM2) et d'en faire une étude comparée entre des enfants ayant été initiés à celles-ci (le cas de la France) et des enfants non initiés (le cas de la Grèce). C'est une époque charnière dans la vie des enfants, deux classes qui marquent le passage de l'école primaire au collège. Un enseignement de type global doit conduire les élèves à une certaine maturité intellectuelle pour leur permettre de faire face à un enseignement par matières, dispensé par des enseignants spécialisés. Ce stade constitue la dernière étape scolaire pendant laquelle les nouvelles technologies éducatives ont une chance de remettre, grâce à leur impact technologique, tous les enfants à égalité, sans être liées directement à telle ou telle matière enseignée (G. Bossuet, 1982).

     La recherche, dans le cas de la France, a été menée selon les méthodes utilisées par les ethnologues et les anthropologues : les observateurs et les observés participent à des événements dont ils sont tous acteurs. Cependant, ces événements sont vécus différemment d'une part et d'autre et chacun y est impliqué à sa façon. Pendant une année scolaire nous avons travaillé avec 16 classes de CM1 et de CM2, soit 350 élèves, à raison de 1h30 par classe et par semaine. Parmi eux, 166 élèves ont répondu à un questionnaire à la fin de l'année. Les enfants, après avoir suivi une trentaine d'heures d'animations spécialisées autour de l'outil informatique, dans une salle spécialement aménagée et équipée de dix ordinateurs, de cinq tablettes graphiques, d'une imprimante et d'une caméra vidéo connectée à un ordinateur et gérée par un logiciel de digitalisation, ont eu à répondre à un questionnaire de 18 questions conçu à la suite d'un autre questionnaire préliminaire, expérimenté au début de l'année, et enrichi au fur et à mesure, des observations pendant les animations, des conversations informelles avec les enfants ainsi que des conversations avec les maîtres qui accompagnaient les élèves. Les données sur lesquelles nous travaillons ont été recueillies en classe d'informatique, parfois avec la présence de l'instituteur. Étant donné que la représentation (ou le niveau de représentation) mobilisée par l'enfant est fonction de la situation et de ses enjeux, nous devons tenir compte de ce cadre d'émergence pour notre analyse. Le contenu des animations informatiques était orienté autour de cinq axes :

  • favoriser le développement d'une culture informatique ;

  • apporter des connaissances techniques de base sur les principes de fonctionnement d'un système informatique ;

  • découvrir et explorer différents domaines d'application de l'informatique ;

  • s'initier au langage LOGO ;

  • concevoir et réaliser des projets pluridisciplinaires.

     Le même questionnaire, après l'avoir traduit, a été expérimenté dans trois collèges en Grèce, au début de l'année scolaire. Il s'agit dans ce cas, d'un public n'ayant jamais suivi un enseignement de l'informatique, et dont la connaissance sur les nouvelles technologies, s'il y en a, provient d'un contexte extrascolaire. Les données recueillies concernent trois classes (72 enfants) de la première année du collège (de 11 à 13 ans), c'est-à-dire des élèves qui venaient de terminer l'école élémentaire. Pour l'analyse de nos données nous avons procédé en trois étapes : d'abord, une analyse statistique élémentaire traitant chaque question séparément. Nous avons ainsi pu dégager les grandes lignes représentationnelles et voir le comportement des différents groupes composant la population de la recherche ; ensuite, une analyse qualitative axée sur le discours des enfants. Celle-ci a permis d'étudier les cas individuels et de mettre en lumière l'ampleur du champ représentationnel sur les nouvelles technologies ; dans la troisième étape, nous avons effectué une analyse statistique globale en utilisant la méthode de l'analyse factorielle des correspondances multiples (J.-P. Benzécri, 1980). Il s'agit d'étudier les structures globales des représentations et de dessiner une topographie qui permet de savoir quelles sont les représentations qui s'attirent et celles qui se repoussent (W. Doise et all, 1992). Une telle analyse est intéressante pour dessiner une cartographie des éléments structurants des représentations des enfants (J.-P. Astolfi et M. Develay, 1988). Dans la suite nous présentons les résultats de cette analyse factorielle concernant les quatre premières questions du questionnaire qui portent sur la logique d'usage.

3. ANALYSE DES RÉSULTATS

3.1. Le cas français

     Le tableau 1 indique les six premières valeurs propres, les proportions de variance expliquée et un histogramme des valeurs propres, après une analyse sur les quatre premières questions du questionnaire. La première question concerne la possibilité de contrôler, de dialoguer et de résoudre des problèmes avec un ordinateur ainsi que sa capacité de contenir des informations. La deuxième pose le problème de l'ordinateur-jouet. La troisième et la quatrième s'intéressent respectivement à l'usage de l'ordinateur à l'école et à la maison (voir figure 1).

TABLEAU 1
Importance de six premiers facteurs sur les questions
concernant les représentations d'usage (cas français)

FACTEUR

VALEUR

%

%

HISTOGRAMME DES VALEURS PROPRES

 

PROPRE

EXPL

CUMUL

 

1

.2097

18.87

18.87

********************************************

2

.1412

12.71

31.58

************************************

3

.1308

11.77

43.35

********************************

4

. 1244

1.20

54.54

******************************

5

.1149

10.34

64.89

****************************

6

.1005

9.04

73.93

*************************

     Le premier facteur a une valeur propre élevée pour ce type de données. La racine carrée de la valeur propre nous indique le coefficient de corrélation entre lignes et colonnes dont rend compte le facteur supérieur à 0.45. On constate qu'à partir du troisième facteur les valeurs propres successives sont très proches les unes des autres, ce qui est généralement considéré comme une indication pour arrêter à ce seuil le nombre de facteurs (J.-M. Bouroche et G. Saporta, 1980). Nous examinerons les trois premiers facteurs qui expriment le 43.35% de la variance.

FIGURE 1
Représentation graphique des modalités sur les deux premiers axes factoriels
de la relation des modalités concernant la logique d'usage (cas français)

     Nous constatons que le premier facteur (figure 1) oppose d'un côté (nuage N1) les enfants qui ne pensent pas que l'ordinateur sait beaucoup de choses (sn1c), qu'il ne peut répondre à toutes les questions (rn1d), qu'on ne le contrôle pas (cn1e), qu'il ne contient pas beaucoup d'informations (in1e) et qu'on ne peut dialoguer avec lui (dn1b) et de l'autre côté, côté positif de l'axe, on obtient les réponses diamétralement opposées (nuage N2). C'est l'axe orienté par l'aspect machine universelle de l'ordinateur. Il est évident que les modalités de la même variable sont opposées sur le même axe puisque par construction, elles ont pour centre de gravité l'origine des axes factoriels. L'information sous-jacente de cette opposition se trouve donc dans le fait que les enfants approuvent en bloc ou au contraire réfutent en bloc les questions posées sur certaines capacités de l'ordinateur. Pour le premier groupe d'enfants qui, selon la figure 1, sont généralement des filles, des enfants de CM2 et des possesseurs d'un ordinateur la représentation générale est plutôt pessimiste. De l'autre côté, les garçons, les enfants de CM1 et ceux qui ne possèdent pas d'un ordinateur ont des représentations centrées sur la possibilité du contrôle de l'ordinateur par les hommes et en même temps sur la capacité de cette machine de tout savoir. Les réponses pessimistes placées du côté négatif de l'axe ont, en règle générale, des masses plus faibles que les réponses optimistes. C'est la raison pour laquelle les modalités associées sont plus éloignées de l'origine des axes. Cette faible masse signifie donc que le groupe des modalités illustratives formé par les filles, les enfants de CM2 et les possesseurs d'un ordinateur a une tendance représentationnelle plus pessimiste que les autres enfants, mais de façon majoritaire au sein de leurs sous-groupes respectifs, ces enfants répondent de façon affirmative aux questions posées.

     Le second facteur (axe d'usage de l'ordinateur à l'école et à la maison) confirme les résultats obtenus par la première analyse, c'est-à-dire l'opposition entre les représentations ludiques (nuage N3) des enfants de CM2 et ceux qui ne possèdent pas d'ordinateur et les représentations centrées sur les fonctionnalités de travail (nuage N4) des enfants de CM1 et des possesseurs d'ordinateur. Les garçons sont du côté du premier groupe à l'inverse des filles, qui sont du côté du second. Le nouvel élément provenant de nouvelles variables dans l'analyse est que les enfants dont les représentations sont ludiques ne croient pas à la capacité de l'ordinateur de résoudre des problèmes et que cet outil est un jouet réservé aux enfants. En revanche, l'autre groupe accepte la possibilité d'un ordinateur résolvant des problèmes et comprend que adultes utilisent l'ordinateur comme un jouet.

Conclusion sur la logique d'usage dans de différents contextes

     En résumé, on peut dégager quatre groupes de représentations distinctes : D'abord, ce sont les représentations centrées sur l'idée que l'ordinateur est un outil convivial, facile à contrôler, qui a des connaissances et qui résout des problèmes (le nuage N2). On constate que les enfants sont favorablement disposés vis-à-vis de l'ordinateur et lui attribuent des qualités d'une machine universelle. Ensuite, par ordre décroissant d'importance, se distinguent deux grands groupes de représentations d'usage, qui sont les représentations ludiques (le nuage N3) et les représentations de fonctionnalité de travail (le nuage N4). Il est important de remarquer l'impact des représentations ludiques sur l'imaginaire des enfants surtout des garçons et des enfants plus âgés comme les enfants de CM2. On constate que cet impact est également plus important chez des enfants ne disposant pas d'un ordinateur. Ceci s'explique par une frustration de l'outil ludique mais aussi par le fait que les enfants utilisant plus souvent un ordinateur développent des représentations plus diversifiées et plus complexes. Ce dernier cas nous parait plus probable ce qui renforce l'importance de l'introduction des nouvelles technologies dans l'éducation. Enfin, le dernier groupe mis en évidence se compose d'enfants qui réfutent que l'ordinateur puisse être un outil facile à contrôler, un outil de travail et une machine polyvalente (le nuage N1). On retrouve chez ces enfants des représentations habituelles retrouvées chez certains adultes repoussant l'outil informatique.

3.2. Le cas grec

     Nous avons procédé à une analyse factorielle du tableau des réponses des enfants grecs sur les questions 1, 2, 3 et 4. Le codage et la procédure d'analyse sont identiques qu'au paragraphe précédant concernant les réponses des enfants français. Les trois premiers facteurs expriment le 51,50% de la variance (tableau 2).

TABLEAU 2
Importance de trois premiers facteurs sur les questions
concernant les représentations d'usage (cas grec)

FACTEUR

VALEUR

%

%

HISTOGRAMME DES VALEURS PROPRES

 

PROPRE

EXPL.

CUMUL

 

1

.2145

22.03

22.03

********************************************

2

.1752

18.43

40.46

*********************************

3

.1085

11.04

51.50

**********************

     Le premier facteur, quant à lui, il exprime le 22% de la variance (figure 2). Il oppose : du côté négatif les modalités réfutant l'aspect universel de l'ordinateur (il ne sait pas beaucoup de choses, il ne résout pas de problèmes, il ne contient pas beaucoup d'informations) ainsi que l'opinion que l'ordinateur n'est pas un jouet pour les enfants. Toutes ces modalités ont une très faible masse (peu d'enfants les ont choisies) et elles se trouvent placées loin de l'origine des axes. De l'autre côté, le premier axe aligne les modalités sur les représentations autour de l'aspect universel de l'ordinateur ainsi que son image d'un Jouet pour les enfants. Cet axe est orienté par l'aspect machine universelle de l'ordinateur (comme dans le cas français) et l'aspect ludique de l'ordinateur.

FIGURE 2
Représentation graphique des modalités sur les deux premiers axes factoriels
de la relation des modalités concernant la logique d'usage (cas français)

     Le deuxième axe oppose du côté négatif les modalités concernant la modalité de la fonctionnalité de travail à la maison, la modalité sur la possibilité de dialoguer avec un ordinateur et le refus d'un ordinateur - Jouet et de l'autre côté l'aspect ludique à la maison, l'ordinateur en tant que Jouet et le refus de la possibilité de dialoguer avec lui.

     Le plan formé par les deux facteurs sur lequel nous avons projeté les variables supplémentaires concernant le sexe et la possession d'un ordinateur et très riche d'informations. La répartition des modalités de gauche à droite, sont ordonnées selon le principe suivant : d'abord les modalités réfutant l'aspect universel de l'ordinateur et la possibilité d'entamer un dialogue avec lui, ensuite les modalités exprimant le refus d'un ordinateur Jouet et les modalités sur la fonctionnalité de travail à l'école et à la maison ainsi que les modalités ludiques. Enfin, nous trouvons les modalités concernant l'ordinateur Jouet et celles qui acceptent son aspect universel, en le considérant ainsi comme un outil convivial avec lequel on communique. Les garçons et les non-possesseurs d'un ordinateur se placent dans le dernier cas tandis que les filles et les possesseurs d'un ordinateur sont plutôt du côté des représentations fonctionnelles refusant l'aspect universel. Les filles sont plutôt pour une utilisation fonctionnelle de l'ordinateur à l'école et une utilisation ludique à la maison tandis que les garçons sont d'un avis inverse.

4. CONCLUSION - DISCUSSION

Logiques d'usage et pratique scolaire, un long cheminement commun

     Les logiques d'usage que les enfants forment sur les nouvelles technologies informatiques constituent un champ particulier du vaste champ des représentations technologiques dont l'exploration n'est qu'à ses débuts. L'essor des « machines à représenter » vient de commencer à grande échelle, et nous n'avons pas encore pris suffisamment de recul afin d'être en état d'évaluer leur impact global sur nos modes de penser et nos manières d'agir. Les deux parties du diptyque Nouvelles Technologies - Représentations, la première évoluant sans cesse, la seconde étant assez méconnue pour être pleinement opérationnelle, une investigation plus profonde des recherches interdisciplinaires s'avère indispensable (V. Komis, 1993a).

     En titre de comparaison entre les logiques d'usage des enfants français et des enfants grecs, on peut dégager deux informations principales : d'un part, les logiques d'usage formées par les enfants, dans les deux cas, manifestent une évolution analogue, commençant par des logiques influencées par des représentations anthropomorphiques (S. Turklle, 1984, V. Komis, 1993b), la science-fiction et l'aspect universel de l'ordinateur (V. Komis, 1994a), qui, ensuite passe par une phase de confusion, pour aboutir à des logiques structurées autour de modes d'usage multivariés, réfutant l'aspect anthropomorphique de l'ordinateur (V. Komis, 1993a, 1994b). En ce qui concerne les différents groupes d'enfants, formés selon le sexe, l'âge et la possession d'un ordinateur, ils manifestent à peu près le même comportement représentationnel dans les deux cas. C'est-à-dire, les garçons et les non-possesseurs d'un ordinateur forment des représentations moins évoluées que les filles et les possesseurs d'un ordinateur. D'autre part, il existe des différences significatives entre les enfants français et grecs. Elles tiennent à des aspects internes des grands groupes des représentations que nous avons dégagés (anthropomorphiques, logiques d'usage, aspect ludique etc.) et aux poids relatifs de chaque représentation au sein du groupe.

     L'importance des représentations anthropomorphiques et ludiques est manifestement plus grande chez les enfants français que chez des enfants grecs. Les enfants français forment en premier lieu des représentations évoluant de l'anthropomorphisme et de l'aspect ludique vers des représentations confuses autour de la science - fiction et de l'anthropomorphisme avant de réfuter ces aspects. Les enfants grecs, par contre, se trouvent à un stade plus évolué, et leurs représentations sont plus conformes aux représentations des adultes, en ce qui concerne l'anthropomorphisme et la science - fiction. Chez les enfants grecs, plus âgés en général, les représentations anthropomorphiques et celles influencées par la science-fiction ont une fréquence beaucoup plus faible que chez les enfants français. Dans ce contexte nous pouvons avancer l'hypothèse que l'évolution des représentations anthropomorphiques, ludiques et de la science - fiction (c'est-à-dire la démystification des nouvelles technologies) sont principalement corrélées à l'âge des enfants et beaucoup moins au sexe et à la pratique scolaire.

     Les enfants français, en utilisant les nouvelles technologies de façon plus intensive et dans un contexte institutionnel (l'école), se font des représentations beaucoup plus variées quant aux logiques d'utilisation et aux fonctionnalités de travail. En ce qui concerne l'ordinateur machine universelle, les enfants français sont partagés en deux groupes distincts, le premier acceptant cet aspect le second le réfutant. Les enfants grecs, par contre, ne forment pas des représentations d'usage très diversifiées et la confusion autour de l'aspect universel de l'ordinateur joue un rôle important dans leurs représentations. L'évolution donc des représentations d'utilisation des nouvelles technologies informatiques et des représentations de l'ordinateur machine universelle (c'est-à-dire les logiques d'usage) sont principalement liées à la pratique effective des enfants et beaucoup moins à l'âge et au sexe. Dans ce cas, nous constatons l'importance de l'introduction des nouvelles technologies informatiques à l'école, qui joue un rôle prépondérant à la structure et à l'évolution des représentations enfantines. Toutefois, dans le cas de la France comme dans le cas de la Grèce, il existe un grand décalage entre la logique d'usage utilisée par les enfants et la logique technologique qui détermine le fonctionnement de l'ordinateur ainsi que le fonctionnement de ses périphériques. Or, comme le soulignent J.-F. Boudinot et J. Perriault (1983), toute l'histoire sociale de la technologie montre que les logiques sociales ne se superposent pas aux logiques technologiques. A l'heure actuelle, il n'y a pas de dispositifs adéquats développés, au moins à grande échelle, susceptibles de nous aider à surmonter ce décalage. C'est pourquoi, les technologies appliquées à l'apprentissage ont remporté si peu de succès à grande échelle jusqu'ici (M. Linard, 1990). Un enseignement qualifié de l'informatique et des nouvelles techniques, en général, modifie les représentations des élèves au sujet des nouvelles technologies. La formation des représentations réalistes (plus ou moins) des usages des nouvelles technologies se fait en fonction d'un vécu de confiance avec celles-ci doublé de représentations ludiques (K. Eimerl, 1993). Etant donné qu'une nouvelle machine n'arrive jamais sur un terrain représentationnel vierge, on peut avancer la thèse que la pratique des technologies a influencé les représentations d'usage des enfants, celles-ci s'étant déplacées d'un usage ludique vers un usage fonctionnel et multivarié. L'ordinateur, soutien émotionnel (S. Cernuschi-Salkoff, 1988), devient un outil de travail à des finalités diversifiées. Dans cette optique, nous constatons une évolution dans les représentations des enfants par l'attribution d'un nouveau sens à leurs pratiques avec les technologies. Devenus capables de comprendre certains aspects du cahier de charges de l'ordinateur, ils peuvent intégrer cette compréhension à la perception de cet outil. La mutation s'avère donc surtout dans le champ du cognitif, tandis que le côté émotif joue un rôle moins important pour les élèves ayant une longue pratique scolaire. En revanche, les premiers contacts avec la machine s'articulent autour du domaine émotif car l'ordinateur est investi symboliquement d'une charge positive. Ainsi, les plus jeunes enfants voient en lui une machine sophistiquée et extraordinaire et leurs représentations se focalisent sur son aspect anthropomorphique. Cependant, l'usage structuré des technologies entraîne très vite des changements dans les attitudes et les comportements et, par conséquent, dans les représentations. Cet ajustement des représentations, s'établissant assez rapidement chez les enfants est probablement dû au penchant très positif qu'ils ont vis-à-vis des nouvelles machines intellectuelles. Nos résultats semblent donc indiquer que la pratique réelle des enfants et leur maturation sont des éléments clés de l'évolution de leurs représentations. Celles-ci constituent le point d'appui de la réflexion de l'élève assurant un rôle prépondérant dans l'apprentissage.

Vassilis Komis, Panayotis Michaelides

Laboratoire de Didactique des Sciences Exactes, Département de l'Éducation Élémentaire, Université de Crète, Rethymno, Grèce
e-mail : komis@fortezza.cc.ucr.gr
Mixailid@ikaros.edu.uch.gr

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 84 de décembre 1996.
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BIBLIOGRAPHIE

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