NOUVELLES DU FUTUR

Augustin BRUN
 

     Nous livrons à votre réflexion* un texte parvenu mystérieusement à l'EPI par l'intermédiaire d'un saut dans le temps jusque là inexpliqué... L'auteur serait un certain Augustin Brun, sans doute un de nos lointains descendants...

     Longtemps après la Grande Guerre Galactique (nom de code : gsso\\;GGG), de nouvelles structures sociales et économiques, tout à fait différentes de celles qui, il y a bien longtemps, avaient existé, s'étaient peu à peu reconstruites. La destruction des forêts avait entraîné la disparition totale du livre et de l'imprimé en tant que moyen de communication. Les Radiations Ionisantes Persistantes (RIP) rendaient impossibles toute reconstitution des systèmes informatisés, dont les développements avaient pourtant, autrefois, laissé présager de grands bouleversements. Quelques érudits avaient accès à quelques lambeaux des Très Grandes Bibliothèques, dont la création avait suscité, en leur temps, tant de controverses. De petits groupes, tels l'Association du Savoir pour Tous, plaidaient pour l'accès du plus grand nombre aux Grandes Bibliothèques, voeu irréaliste compte tenu du faible nombre de livres encore utilisables. L'instruction, la formation, étaient donc dispensées par la télévision câblée, sous une forme essentiellement iconographique et orale. On avait pris l'habitude de ne lire que quelques lignes, quelques mots, ceux que l'on pouvait commodément faire tenir sur un écran de récepteur.

     Et puis, grâce à quelques inventeurs inspirés (qui purent mettre au point un équivalent de synthèse du papier), et à la politique avisée de quelques grands groupes économiques (qui surent utiliser de façon efficace les apports des chercheurs), le livre fit (ou plutôt refit, mais pour la majorité de la population, c'était une nouveauté extraordinaire) son apparition. On tenta d'abord de reconstituer l'ensemble du savoir dans de grandes bibliothèques centrales. Les sociétés de librairie, explorant le marché, comprirent vite quel avenir était dévolu au livre individuel. Et, rapidement, les prophètes décrivirent un monde futuriste, où le savoir pour tous deviendrait une réalité, grâce à des structures gérant en parallèle des bibliothèques, des livres en vente individuelle, des journaux diffusés par des moyens de transport rapide... Le vice-président de l'un des grands états mondiaux fit du thème du « livre pour tous » le centre de la campagne électorale, de nombreux organismes mirent sur le marché des offres d'abonnement aussi concurrentielles que difficiles à comparer, l'Association du Savoir pour Tous allait enfin disparaître, faute de cause à défendre.

     Et pourtant... Dès l'apparition (la réapparition...) du livre, de vives polémiques s'engagèrent : fallait-il dispenser une formation à la compréhension de ce nouvel « outil » ?

     S'appuyant sur l'évidence du bon sens, l'immense majorité trouva la question évidemment absurde. Il n'était nul besoin de connaître les lois mécaniques des frottements pour utiliser son doigt afin de tourner les pages, ni de connaître la formule chimique de la colle qui permettait la reliure. De plus, le but du système éducatif était de donner une formation générale, et non de former des typographes.

     Une option « livre » à l'examen de fin d'études, temporairement créée, fut rapidement supprimée. Des ateliers de pratique du livre (où les élèves pouvaient créer des textes, les mettre en forme, les diffuser) connurent le même sort. Il faut bien admettre que, encore occupée à se relever des ruines de la gsso\\;GGG, la société n'avait pas prioritairement besoin de créateurs.

     Aux yeux du grand public, la question semblait sans objet : chacun n'apprenait-il pas à lire grâce aux moyens audiovisuels ? Cela n'était-il pas suffisant pour utiliser le livre, qui, grâce à l'invention de la table des matières, du marque-page et de la numérotation des pages, devenait de plus en plus « transparent » ? Et d'ailleurs les enfants, qui naissaient maintenant dans un monde où le livre devenait un environnement familier, n'apparaissaient-ils pas plus à l'aise que leurs propres parents dans l'utilisation de ce nouvel outil ?

     Les érudits, eux, qui avaient gardé l'habitude de travailler dans les ruines conservées des Très Grandes Bibliothèques savaient bien que, pour accéder à l'information imprimée, ils avaient besoin de connaître les principes de la documentation, de l'indexation des textes, de la constitution des fichiers par matière et par auteur. Ayant, depuis leur enfance, appris cela de leurs parents, qui le tenaient de leurs parents, ils n'avaient pas la sensation que cela pouvait, ou devait faire l'objet d'un apprentissage à l'école. Peut-être n'avaient-ils même pas conscience du fait que cela constituait un savoir, et que le fait de ne pas savoir que chercher et comment le chercher rendait inerte toute cette masse de papier imprimé.

     Prudemment, pour ne pas être taxée de fanatisme, l'Association du Savoir pour Tous avançait quelques idées. Elle convenait volontiers qu'il n'était pas utile d'apprendre les lois des frottements du doigt sur la page, la formule chimique de la colle ou les règles de l'art de la typographie, mais ajoutait que là n'était pas le problème.

     Le développement massif des moyens de reprographie et d'impression ne rendait-il pas nécessaires une réflexion éthique et juridique sur les conséquences sociales de la diffusion massive de ces nouveaux outils : propriété intellectuelle, responsabilité de l'auteur sur ses écrits face aux autres personnes (droit à la vie privée, par exemple), ou à la société ?

     La nature du texte imprimé n'entraînait-elle pas un changement de perception fondamental par rapport à la lecture des courtes phrases que l'on avait appris à percevoir sur les écrans audiovisuels ? Ne fallait-il pas entraîner les enfants à percevoir l'organisation générale des phrases du texte, à repérer les indices typographiques, les homonymies, les éléments qui donnent leur cohérence au texte ?

     L'accès au sens, qui ne trouvait sa pleine valeur qu'en associant l'intelligence du sens des mots à la perception de l'organisation de la phrase et la compréhension des idées exprimées allait-il de soi ? N'était-il pas utile, dans un monde où l'écrit devenait de plus en plus divers, (et auquel les élèves étaient confrontés très tôt en dehors de l'école), de les habituer rapidement à discerner les multiples aspects et fonctions du texte, pour mieux les identifier et accéder à leur compréhension ?

     Ne convenait-il pas que le maître, en classe, fasse appel à des textes de tout type, livre manuel scolaire, dictionnaire, presse, panneaux d'affichage...? Qu'il aide les enfants à entrer dans un ouvrage en utilisant les indices externes (couverture, table des matières, illustrations...) ?

     Affinant leur argumentation, les zélateurs de l'Association du Savoir pour Tous allèrent jusqu'à prétendre que, spontanément, les enfants ne pourraient maîtriser correctement l'organisation interne de textes complexes (narratifs, descriptifs, informatifs, argumentatifs..), ni accéder à une bonne compréhension des enchaînements de l'écrit.

     La polémique s'enfla encore lorsque certains proposèrent d'allier l'apprentissage de la lecture raisonnée (qui, selon eux, permettait d'accéder au sens et d'exercer l'esprit critique) à la pratique créative de l'écriture : production de textes narratifs, de comptes rendus, de correspondances, élaboration d'un journal, créations poétiques individuelles...

     Certains érudits s'étonnèrent un peu de l'ampleur de la polémique : ils avaient cru, en déchiffrant quelques documents très anciens, et partiellement détruits, retrouver la quasi-totalité des propositions de l'Association du Savoir pour Tous dans de très vieux programmes de l'école primaire... Ils notaient, sans être très entendus, que, à l'époque, personne ne mettait en doute la nécessité d'une telle formation, bien au contraire...

     Ici s'interrompt, hélas, ce document parvenu d'un lointain futur.

Augustin BRUN

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 83 de septembre 1996
et dans la  Revue de l'EPI  n° 104 de décembre 2001.
Vous pouvez télécharger cet article au format .pdf (80 Ko).

* NDLR : le système éducatif peut-il ; doit-il se donner pour mission de dispenser aux futurs citoyens du vingt-et-unième siècle quelques notions sur le traitement de l'information ? La « transparence » des systèmes informatiques actuels fait-elle, au contraire, que le sens des traitements de l'information est immédiatement perceptible par l'utilisateur ?

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