Les pieds sur terre

Alain Saustier

To the happy few

     Un soupçon de Chartreuse suffira-t-il à tempérer l'acidité du cocktail de remarques qui suit ? La tonalité générale des discours sur l'utilisation personnelle ou pédagogique de l'ordinateur, émanant le plus souvent d'une élite avertie, me paraît justifier la mise en discussion de quelques orientations souvent acceptées sans réserve, surtout par ceux qui ont la chance (mérite ou privilège) de disposer des matériels et logiciels les plus récents. Il me paraît opportun de reconsidérer quelques-uns des problèmes que soulève l'utilisation de l'informatique dans l'enseignement public d'un point de vue plus proche des réalités.

LA FORME ET LE FOND

     Les ordinateurs sont des machines formelles ; ils sont majoritairement utilisés pour mettre en forme des discours dans des langages divers. Il n'est pas question de contester le soulagement qu'ils peuvent apporter, l'économie d'efforts et de temps qu'ils peuvent procurer quand il s'agit de rendre communicable une pensée, un projet, une demande, une réponse... Il faut avoir longuement peiné, il y a seulement dix ans, sur une parabole ou une sinusoïde tracée à la main, pour apprécier pleinement la dérisoire facilité avec laquelle le plus modeste des grapheurs exécute aujourd'hui cette tâche. Il faut s'être cent fois vu rendre une copie caviardée, truffée de marques rouges et de mentions « Illisible », pour jouir des bienfaits du traitement de texte, passée la dure propédeutique de prise en main du clavier. Il n'est que de voir, partout où il est utilisé, les déblocages de l'expression écrite qu'il déclenche, surtout chez les élèves réputés faibles dans ce domaine. L'utilisation du mode plan, qui n'existe malheureusement que sur les logiciels haut de gamme, est un auxiliaire important dans l'organisation du discours.

     Le revers de la médaille est une tendance, de plus en plus marquée à mesure que l'on s'élève dans l'échelle des études, à ériger la forme, une certaine mise en forme aux canons impitoyables, comme un préalable à toute prise en considération de l'ouvrage. Certains universitaires refusent de s'abaisser à seulement feuilleter un mémoire non imprimé sur laser en Times corps 12. Tout étudiant se doit de travailler sur Macintosh. À tous niveaux, on a tendance à exiger un minimum de présentation des travaux personnels, qui demande lui-même un minimum de matériel... et un maximum de temps. Sachant qu'on peut très facilement retoucher, modifier, améliorer un document produit sur ordinateur, on cultive des exigences de perfection formelle, pour soi et pour les autres, à un degré parfois obsessionnel.

     Consciente ou non, cette attitude a priori peut pervertir l'évaluation ; ses effets sont du même ordre que les préventions d'un correcteur au seul vu d'une écriture manuscrite déplaisante, entendez non conforme à l'idée qu'il se fait d'une graphie convenable. L'ordinateur a ici déplacé, non supprimé, un problème docimologique.

     Il s'ensuit que, dans quantité de formations, on passe beaucoup de temps (parfois plus que sur les objectifs principaux) à des apprentissages sur les logiciels de traitement de texte, de PAO, de pré-AO, à des peaufinages de productions, souvent plus pour améliorer leur aspect que pour approfondir leur contenu... Sans nier la nécessité d'un minimum de savoir-faire opératoire dans ces domaines, nous pensons qu'il n'est pas mauvais de remettre les choses à leur place. Un vieil XT muni de Works 1.0 (qui tient sur une disquette de 360 ko) et une imprimante à 9 aiguilles permettent tout de même de produire un travail propre, dont la mise en forme ne parasitera pas les qualités de fond. La lisibilité, la clarté, pas la surnorme, pas la frime.

LE VIRTUEL ET LE RÉEL

     L'aptitude des ordinateurs modernes à créer des représentations d'un réel existant, ou qui a probablement existé, ou qui existera peut-être, sous forme de mondes virtuels, ouvre aussi des perspectives insondables à la pédagogie. Il est certain que beaucoup d'élèves ne se représentaient pas l'abbaye de Cluny, au seul vu de ce qu'il en reste, comme ils peuvent la voir reconstituée par ordinateur, avec la possibilité d'y évoluer... On s'y croirait.

     On s'y croirait tellement que l'un des problèmes pédagogiques majeurs des années qui viennent sera de former la conscience du réel, de bien poser la frontière entre ce qui est de l'ordre des faits, et ce qui est de l'ordre du virtuel, alors même que les commerçants de l'image s'ingénient à rendre cette frontière aussi imperceptible que possible (voir Jurassic Park). « Illusions dangereuses », dit Philippe Quéau [1] à ce propos. On pourrait développer une étude psychologique du problème : disons pour simplifier que la formation d'un individu est, entre autres, la quête d'un modus vivendi entre son monde imaginaire, idéal, et le monde réel. Si les limites du second ne sont pas assez nettes, le travail d'évolution personnelle n'en est pas facilité, surtout lorsque, comme c'est souvent le cas, les mondes virtuels sont en outre fortement imprégnés de ce qui génère et donne forme à nos fantasmes, désirs de toute-puissance, désirs libidineux [2].... La confusion entre le réel et l'imaginaire, déjà possible chez le spectateur de films, de séries télévisées par identification avec les personnages, s'accentue considérablement lorsque l'interactivité y ajoute une forme de passage à l'acte. Il appartient aux éducateurs que nous sommes, au moins de ne pas entretenir cette confusion, ou mieux encore d'en mettre en évidence les risques, d'entraîner à l'examen critique des (re)constructions virtuelles, qui ne sont jamais que des probabilités calculées, et de les remettre à leur juste place.

     On n'a que trop tendance, actuellement, à attribuer à l'Ordinateur, sinon l'infaillibilité, du moins la toute-puissance ; gardons toujours en mémoire ce fabliau du concours de cris de porc, où le vainqueur ne fut pas celui qui faisait crier un porcelet caché sous son vêtement... Méfions-nous du « plus vrai que nature » : les marchands d'illusions ne sont jamais désintéressés.

MOTIVATION ET DISTRACTION

     L'avènement du multimédia apporte des ressources fabuleuses à la connaissance du monde présent, passé (et à venir ?). L'utilisation d'un CD-ROM ou d'un CD-I présente une évidente supériorité sur la leçon de choses d'après gravures. Les animations, les simulations peuvent faire comprendre en quelques secondes ce que des exposés et discours essaient laborieusement de communiquer. La présentation par ordinateur prend une dimension « intéressante » inégalée.

     Encore faut-il constamment garder à l'esprit, en veille épistémologique, la recommandation de Bachelard [3] : que l'artefact ne soit pas pris pour le principe, que le médium n'occulte pas le message (n'en déplaise à Mac Luhan), que le spectaculaire n'empêche pas de saisir l'essentiel. Le souci de frapper l'imagination ne doit pas l'emporter sur les objectifs didactiques. Il ne suffit pas de montrer sous tous leurs aspects les animaux du zoo de San Diego pour faire acquérir quelques concepts fondamentaux de biologie. Le multimédia ne doit pas fonctionner comme un distracteur. La pédagogie n'est pas du tourisme.

LA VAGUE INFLATIONNISTE

     Pour rester dans le monde réel des établissements publics, nous pourrions dire que, en ce début d'année 1994, le risque n'est pas bien important : avant qu'il y ait des machines multimédia à la disposition de tous les élèves des écoles, collèges ou lycées, il se passera bien encore quelques années. Certes, au Ministère, on redit volontiers, avec Microsoft : hors WINDOWS, plus de salut ; mais est-on pour autant prêt à doter tous les établissements des matériels nécessaires ? A-t-on une idée exacte du parc informatique ? À quand remonte la dernière enquête sérieuse sur ce sujet ? Combien d'établissements ne disposent-ils encore que de vestiges de nano-réseau ?

     Nous devrons tous passer sous les fourches caudines de Microsoft, dont les orientations sont tout sauf humanistes. Sous couvert de convivialité accrue (Voyre, dist Panurge [4] : certaines icônes sont aussi absconses qu'un terme du lexique de MS-DOS, les raccourcis des menus demandent souvent une bonne traduction en termes opérationnels), on se retrouve avec une lourdeur de manipulation, une restriction des possibilités des logiciels [5] et une lenteur de fonctionnement sur configurations limites, une inflation en exigences de ressources machines qui, en temps réel comme ils disent, a de quoi désarçonner les gestionnaires les plus prévoyants : on vous a acheté l'an dernier un 386 SX avec 2 Mo de RAM et 80 Mo de disque dur, et vous en demandez encore ! Certes, mais vous ne pouviez pas penser qu'il faudrait tout cela, rien que pour le système, WINDOWS et un petit intégré comme WORKS 3, et que cela marcherait à la vitesse d'un cheval au pas ! Allons, avec ce nouveau 486 DX2-66, ses 8 Mo de RAM, son bus local, ses 350 Mo de disque dur, son lecteur de CD-ROM, sa carte sonore 16 bits, sa carte vidéo (on n'a pas lésiné : 25 000 F), vous serez tranquille... pour six mois, si vous ne manipulez pas trop d'images, si vous ne faites pas trop de PAO. Pensez un peu aux collègues du collège voisin, somptuairement dotés il y a 3 ans de 286 à carte Hercules...

PLAISIR ET RÉALITÉ DE L'INFORMATIQUE PÉDAGOGIQUE

     Nous autres, membres de l'EPI, sommes intimement convaincus que tout enseignant se doit de maîtriser un minimum l'informatique, en vue d'oeuvrer pour que ses élèves la maîtrisent un minimum, afin de ne pas être dominés par ceux qui la maîtrisent. C'est le fondement de mon adhésion, qui ne date pas d'hier. Mais (on voudra bien m'excuser de parler à la première personne : je ne veux engager que moi) ayant la chance de consacrer depuis dix ans la totalité de mon activité professionnelle à la poursuite de cet objectif, j'y trouve de surcroît un plaisir certain. Sentiment de puissance, à déchaîner des mégaflops, à chercher de l'information dans des gigaoctets, à administrer un réseau qui démultiplie mon pouvoir, grâce de l'initié qui comprend et parle des langages ésotériques, ce plaisir mériterait sans doute une analyse plus poussée. En tout état de cause, la jubilation qu'il occasionne en mainte circonstance arrive à me faire perdre de vue la réalité. Une réflexion, un regard de stagiaire m'y ramène toujours : l'une des contradictions du travail de formateur, c'est de faire utiliser des machines d'aujourd'hui par des collègues qui, souvent, vont retrouver celles d'avant-hier dans leurs établissements.

     Nous ne devons jamais oublier que nous appartenons à une minorité, nous qui avons beaucoup investi, toujours en temps, en démarches pour obtenir des équipements non dépassés, pour suivre les logiciels dans leur fuite en avant, souvent en argent pour nos configurations personnelles, mais que nous ne devons pas nous couper de la réalité du terrain sous prétexte que « les gens n'ont qu'à se remuer comme nous ». L'objectif fondamental (rappelons notre ancienne devise : L'informatique est une affaire trop sérieuse pour qu'on la laisse aux seuls informaticiens) peut être poursuivi, pourvu qu'on aide ceux qui ne sont pas équipés au dernier cri à tirer le meilleur parti de leurs matériels, et au moins qu'on ne les décourage pas par une commisération à la limite du mépris quelquefois. Restons éducateurs, ne devenons pas informaticiens. Obligés ou désireux de rester en veille technologique, n'oublions jamais que, sur le terrain, c'est encore l'avant-veille en beaucoup d'endroits.

CULTURE INFORMATIQUE ET INFORMATISATION DE LA CULTURE

     Il s'agit bien de doter chacun, quel que soit le niveau atteint au sortir de l'école, d'un minimum de culture informatique, qui n'est pas forcément le tout-savoir sur le sujet. S'il ne reste de notre action en ce domaine qu'une idée chez nos élèves (après qu'ils aient tout oublié, comme dit l'autre), mais de ces idées fortes qui imprègnent le comportement, le mode de pensée à tout instant, ce serait : l'informatique peut nous apporter un surcroît de puissance, elle donne à la communication une dimension universelle dont nous pouvons tous tirer le plus grand bénéfice, ne nous en privons pas ; mais ce n'est qu'une création humaine, et comme telle elle est faillible, et elle peut être un redoutable support de conditionnement, donc d'asservissement. Elle n'est ni la culture, ni une assurance de culture ; la culture n'est pas nécessairement celle que peut véhiculer le pouvoir économique et/ou politique par les médias informatisés, par les autoroutes numériques que l'on nous promet, ou par les CD-ROM à prix cassé.

     Une photo digitale est bien plus suspecte qu'une photo argentique, puisque les traces de montage et de retouche y sont parfaitement indécelables. La vérité actuelle de la palette de Cézanne est sur ses toiles, pas sur un écran ; l'émotion esthétique ne s'éprouve que devant l'oeuvre originale, et non devant un affichage sur tube cathodique, même de 17 pouces, même en 16 millions de couleurs.

     Ce que l'informatique manipule, fût-ce seulement pour le transmettre, n'est marqué d'aucune garantie d'exactitude, ni d'authenticité, ni de valeur morale ou culturelle. Sans aller jusqu'aux démonstrations par l'effet du Chaos Computer Club, nous devons faire en sorte que nos élèves acquièrent ce réflexe de vigilance, ce doute systématique, cartésien, à l'égard de ce qu'on leur assène par tous les moyens modernes de communication (vous avez dit Multimédia ?)

     Or, cette idée ne peut devenir forte que si, au cours de leur formation, ils ont eu la possibilité de maîtriser des outils informatiques, d'éprouver, à leur niveau et sur les matériels dont ils disposent, leurs possibilités et leurs limites, de les commander, d'obtenir d'eux ce qu'ils en veulent. On peut le faire sur une calculatrice programmable ou un simple Minitel comme sur un réseau de stations de travail. La culture informatique, comme toute autre, commence par des expériences personnelles dont la taille du support n'est pas déterminante ; les concepts qui s'en dégagent, les attitudes qui s'y forment permettent d'appréhender, avec un juste esprit critique, de multiples autres expériences, qui viennent l'enrichir, la nuancer, la corriger, la raccorder à d'autres champs.

     La mise en place, dans tous les établissements, d'un noyau d'enseignants motivés, disposant de moyens (temps, matériel, logiciels) pour aider et stimuler les collègues à prendre en compte cette dimension de la culture d'aujourd'hui, a été condamnée par la suppression des formations dites lourdes et l'abandon de l'option informatique : la volonté institutionnelle n'y est plus. La polarisation des attentions sur le dernier cri technologique, hard et soft, la relégation au musée des configurations modestes ou obsolètes et de ceux qui s'en servent encore, sont de nature à démobiliser beaucoup de bonnes volontés, et à confiner, dans un cercle restreint de spécialistes coupés du terrain, ceux qui peuvent et veulent rester dans la course. Au moment où il importe que tous les éducateurs intègrent, dans leur action formatrice, la préparation de leurs élèves à la civilisation hyper-informatisée dans laquelle ils baignent déjà, une telle fuite en avant ne suffira pas à résoudre les véritables problèmes.

Alain Saustier

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 73 de mars 1994.
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NOTES

[1]. Philippe QUEAU, directeur de la recherche à l'INA : article Les Illusions Dangereuses dans Télérama du 20/10/93, et ouvrage Virtuel, vertus et vertiges, éd. Champ Vallon/INA 1993. Voir aussi l'article de Nicole LAPIERRE : Défaite des faits, victoire de l'effet dans Le Monde du 26/11/93, compte-rendu de lecture de l'ouvrage de Paul VIRILIO, L'Art du Moteur, éd. Galilée 1993.

[2]. Les mondes du fantastique (domaine d'élection) et du X (...) sont déjà pleins de virtuelles créatures, parfois interactives... Même les journaux télévisés en parlent (Patrick Hesters, J.T. France 2 de 20 heures, le 19/01/94)

[3]. Gaston BACHELARD rapporte, dans La Formation de l'Esprit Scientifique, les effets sur lui-même, potache, et ses congénères, de l'expérience de l'harmonica chimique, où la combustion d'hydrogène dans un tube ouvert produit des sons qu'on peut moduler en déplaçant le tube : quel amusement ! quel succès pour le professeur ! mais du principe de physique, aucun souvenir.

[4]. 1994 doit honorer RABELAIS : cela devrait inciter à relire son oeuvre, et ainsi y retrouver quelques grains d'un robuste bon sens pédagogique.

[5]. Que reste-t-il des avantages du fonctionnement multitâches de WINDOWS sur un 386 SX à 2 Mo de RAM ? Il faut y avoir vu WinWord et Excel essayer d'y coexister, avoir éprouvé le délai de plusieurs secondes entre le lancement d'une commande et son exécution, la panique du swapping RAM - fichier d'échanges quand on s'est énervé sur le clavier ou la souris pendant ce temps...

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