ÉPISTÉMOLOGIE ET TECHNOLOGIE Félix PAOLETTI Dans un rapport, publié en 1990, sur la réforme des cursus dans les lycées, le Conseil National des Programmes (CNP) écrivait à propos de l'option informatique : « En ce qui concerne la partie non technique des programmes, c'est-à-dire les aspects sociaux, économiques et culturels de l'informatique, on peut se demander d'abord si l'informatique mérite cet excès d'honneur : l'enseignement de physique doit-il évoquer le problème de l'énergie ? » À ces deux questions posées par les éminents membres du CNP nous répondons sans aucune hésitation ni réticence : oui ! En effet, nous abordons là le problème plus général de la pertinence d'un enseignement « Science-Technique-Société ». Sans vouloir remettre en cause la nécessité des enseignements disciplinaires, il nous semble cependant évident que l'absence d'un enseignement visant à prendre en compte la totalité du réel, dans toutes ses déterminations et dans toute sa complexité constitue une lacune essentielle de notre système de formation (secondaire et supérieur). L'existence d'un enseignement « Informatique et Société » dans l'option informatique des lycées représentait une avancée dans le sens d'un décloisonnement des différentes disciplines avec une étude des interactions entre les différents domaines. En effet, une approche non réductrice de l'informatique implique la prise en compte d'une triple dimension :
I. LA DIMENSION SCIENTIFIQUE L'informatique est un néologisme créé, en 1962, par Philippe Dreyfus à partir des termes « Information » et « Automatique ». En 1966, l'Académie française a défini l'informatique comme la « Science du traitement rationnel, notamment par des machines automatiques, de l'information considérée comme le support des connaissances humaines et des communications dans les domaines techniques, économiques et sociaux ». Une information désigne, par définition, un ou plusieurs événements parmi un ensemble fini d'événements possibles. Partant de ces définitions nous allons essayer de préciser, pour l'informatique, les notions qui permettent de caractériser un champ scientifique à savoir : le paradigme, l'objet, les méthodes, les concepts. 1) Le paradigme informationnel La notion de paradigme, plus particulièrement en physique, a été développée et précisée par Thomas Kuhn [1]. Un paradigme est un modèle général qui englobe les lois, les théories, les applications et les dispositifs expérimentaux permettant, à un moment donné, de développer la connaissance scientifique d'un domaine du réel. L'ensemble des paradigmes constitue une vision du monde. On peut ainsi parler des paradigmes copernicien, gravitationnel, énergétique, relativiste, quantique, ondulatoire, informationnel. Un moment décisif dans la constitution du paradigme informationnel peut être situé dans les années quarante de notre siècle avec l'apparition des théories de la cybernétique (Mc Culloch, Pitts, Wiener) et de l'information (Shannon). Par la suite, l'essor de l'informatique ainsi que des théories et des techniques de la communication allait donner à ce paradigme toute sa dimension conduisant à une prise de conscience du caractère universel de l'information. Si l'on considère les paradigmes énergétique et informationnel on voit apparaître entre eux une certaine complémentarité. En effet, selon le deuxième principe de la thermodynamique l'évolution de tout milieu isolé s'accompagne nécessairement d'un accroissement d'entropie et tend vers un état d'équilibre caractérisé par l'uniformisation et le désordre. Remettre de l'ordre nécessite un apport d'information. L'acquisition d'information sur un système physique correspond donc à un état plus bas de l'entropie du système et l'on aboutit à une formulation du deuxième principe de thermodynamique : l'entropie mesure le manque d'information sur la structure réelle d'un système. Cette complémentarité des deux paradigmes (énergétique, informationnel) nous la retrouvons dans pratiquement tous les systèmes techniques modernes qui comportent des circuits de puissance contrôlés par des dispositifs de traitement de l'information. 2) L'objet et les méthodes de la science informatique Comme toute science, l'informatique a un objet d'étude : le traitement automatique de l'information. Comment faire traiter de l'information par des machines ? Notons cependant que le degré d'automatisation des processus de traitement de l'information est très variable. Avec l'apparition de logiciels interactifs (à partir du milieu des années soixante-dix) on a vu se développer des systèmes homme-machine pour des applications de plus en plus variées et diversifiées avec un partage des tâches entre l'ordinateur et l'être humain. Ses méthodes, l'informatique les puise pour l'essentiel dans les mathématiques et les sciences exactes : démarches logico-déductives et expérimentales. Cependant, avec le développement de l'Intelligence Artificielle et des Sciences Cognitives l'informatique est conduite à utiliser aussi les méthodes des sciences humaines (psychologie cognitive par exemple) et des sciences sociales (analyse d'une situation à informatiser). Ces méthodes, l'informatique les a évidemment adaptées à ses propres finalités. 3) Les concepts fondamentaux Pour pouvoir être traitée automatiquement l'information, par un processus de représentation, doit être formalisée, modélisée sous forme d'un ensemble structuré de relations logico-mathématiques. Le premier concept fondamental est donc celui de « formalisation-modélisation de l'information » auquel se rattachent, entre autres, tous les problèmes de calculabilité. Le deuxième concept fondamental a trait à l'artefact qui va effectuer automatiquement le traitement de l'information. Nous dirons que ce concept est celui « d'architecture des systèmes de traitement automatique de l'information ». En effet, en 1945, quand J. Von Neumann élaborait la notion de programme enregistré [2] il définissait une nouvelle architecture de machine qui permettait de passer du calculateur universel à l'ordinateur. Aujourd'hui à côté des machines à « architecture de Von Neumann » on voit se développer des ordinateurs parallèles. Notons aussi l'apparition d'architectures nouvelles avec les « réseaux de neurones ». Ces recherches dans le domaine des architectures vont souvent de pair avec les études sur la structure et le fonctionnement du cerveau humain. 4) Les concepts opérationnels À partir de ces deux concepts fondamentaux ont été élaborés d'autres concepts que nous diront opérationnels tels que :
Certains de ces concepts sont propres à la science informatique, d'autres sont empruntés à des disciplines ou des domaines connexes avec, en général, une modification de leur contenu. À chacun de ces concepts se rattache tout un ensemble de notions. Par exemple au concept de programme on associe les notions de variable, d'affectation, de structure de contrôle... Le schéma suivant permet de résumer, ce qui n'est encore qu'une approche, dans la définition de la science informatique. II. LA DIMENSION TECHNIQUE Le champ d'application des techniques informatiques ne cesse de s'élargir. Or, grâce au développement des recherches (systèmes experts, reconnaissance des formes, représentation des connaissances, logiciels interactifs et communication homme-machine...) un nombre de plus en plus grand d'activités humaines peuvent être complètement ou partiellement formalisées et automatisées. Ainsi, l'informatique est aujourd'hui au coeur des « technologies » de l'information et de la communication, ces technologies se différencient des autres techniques dans la mesure où elles présentent un triple aspect : « universel », « intellectuel » et « opérationnel ». L'universalité de ces technologies est lié à leur caractère transversal. Elles pénètrent progressivement l'ensemble du tissu social et sont virtuellement utilisables dans tous les secteurs d'activité et pour toutes les fonctions, dans les usines et les bureaux comme dans les foyers. L'aspect intellectuel de ces technologies réside dans le fait que tout utilisateur d'un système informatique ou informatisé doit développer une activité intellectuelle ; il doit faire appel à des processus cognitifs (représentation, abstraction, mémorisation, raisonnement, décision...). Enfin, par l'intermédiaire du système informatique l'homme a prise sur le réel : concevoir et produire des biens et des services, faire de la recherche, communiquer, s'informer, se faire aider dans les prises de décision, etc. Cette possibilité de modifier le réel confère bien à l'informatique un caractère opérationnel. Actuellement, aucune autre technique ne présente l'ensemble de ces caractéristiques. Ceci tient, comme nous l'avons vu dans la première partie, à l'importance du paradigme informationnel et au rôle que joue l'information dans les processus du vivant et les systèmes techniques, ainsi que dans l'organisation et le fonctionnement des sociétés. III. LA DIMENSION SOCIÉTALE Tout au long des années soixante-dix il est apparu que le développement de l'informatique et l'informatisation multiforme de la société posaient avec de plus en plus d'acuité tout un ensemble de problèmes d'ordre juridique (protection de la vie privée et des libertés, sécurité des systèmes informatiques et propriété des logiciels...), d'ordre économique (productivité des entreprises, indépendance industrielle...), d'ordre social (organisation et conditions de travail, emploi, qualifications, formation...), d'ordre culturel (accès au savoir, communication, création...). 1) Le champ « Informatique et société » L'étude des interactions entre les deux parties du diptyque « Informatique-Société » permet d'aborder les différents aspects de la dimension sociétale de l'informatique. En effet, cette étude permet :
Les différents thèmes qui permettent de prendre en compte les dimensions scientifique, technique et sociétale de l'informatique peuvent être regroupés en cinq chapitres ayant pour titre : « Épistémologie et technologie de l'informatique » (Épistémologie et technologie sont pris ici dans leur sens étymologique : étude, discours sur la science et la technique). 2) Épistémologie et technologie de l'informatique 1 - Histoire et épistémologie de l'informatique
2 - Informatique, libertés et démocratie
3 - Informatique et enjeux économiques
4 - Informatique et enjeux sociaux
5 - Informatique et enjeux culturels
OUVERTURE Aujourd'hui, l'enseignement de l'informatique, à tous les niveaux des cursus scolaires et universitaires, doit prendre en compte la triple dimension de cette discipline. Si, dans l'enseignement supérieur, les choses évoluent progressivement dans ce sens, il n'en est pas de même dans l'enseignement secondaire. Comme pour les autres disciplines scolaires il est indispensable d'établir des programmes de collège et lycée permettant une acquisition progressive des concepts et notions de base de l'informatique ainsi qu'une maîtrise de ses techniques et le développement d'une réflexion critique par la prise en compte de la dimension sociétale. Le Groupe Technique Disciplinaire (G.T.D.) Informatique mène depuis quelques années un travail allant dans ce sens. Cet article n'est qu'une première approche d'ensemble de ces questions, une contribution aux discussions et aux débats, que nous souhaitons voir se poursuivre et se développer dans un proche avenir. Félix Paoletti Maître de Conférences Paru dans la Revue de l'EPI n° 71 de septembre 1993. NOTES [1] Thomas Kuhn : La structure des révolutions scientifiques, éd. Flammarion, 1983. [2] J. Von Neumann : First Draft of a Report on EDVAC. ___________________ |