Intervention du Président de l'EPI au colloque national « Informatique et Enseignement », (21-22 novembre 1983 à Paris).


ENSEIGNER AUTREMENT AVEC L'INFORMATIQUE

Émilien Pélisset, Président de l'EPI

 
     Enseigner autrement avec l'informatique, cela n'a d'intérêt que si l'on enseigne mieux, qu'apporte donc l'outil informatique ?

     Sa vaste mémoire infaillible et l'automaticité parfaite de l'ordinateur en font d'abord une machine à enseigner, pour tous les âges, d'une « infinie patience », idéale pour apprendre par cœur et rabâcher des exercices, c'est-à-dire que le premier apport de l'outil informatique c'est d'améliorer, de transformer l'enseignement programmé.

     Grâce à la liberté du cheminement, le choix du rythme de travail, le droit à l'essai « pour voir », aux tâtonnements, cet enseignement contribue au progrès du travail autonome, du rattrapage et du soutien ; le ressort ludique a même redonné de l'attrait à des exercices abandonnés, car trop rébarbatifs. Mais ces facilités trouvent leurs limites : risques d'isolement dans le « faux dialogue » avec la machine et surtout enfermement dans des systèmes clos, sortes de labyrinthes où il est permis d'errer mais dont on ne sort que par l'issue imposée : cette rigueur peut conduire au conditionnement de l'enseigné. C'est le danger des logiciels dits « fermés ». Ces possibilités peuvent également conduire au remplacement de l'enseignant par la machine, ce qui n'est pas le cas dans l'Éducation nationale jusqu'à maintenant.

     Par sa puissance de traitement, sa fiabilité et sa vélocité, l'ordinateur rend possible des manipulations de masses considérables de nombres, mais aussi de mots. L'enseignement y trouve de nouvelles dimensions, les modèles et les simulations, impossibles sans la machine, sont réalisés aussi bien en sciences, qu'en sciences humaines. Les élèves y sont dans une situation proche de celle des chercheurs, ils en pratiquent les méthodes ; il en va de même mais en « vraie grandeur », avec les classifications complexes, les banques de données, les études de longs textes en français c'est ce qu'on appelle la lexicologie, qu'il s'agisse du Français, de la Philosophie, de l'Histoire et de bien d'autres disciplines. Cet enrichissement n'est pas seulement quantitatif, il est aussi qualitatif ; la mise en machine de l'enseignement conduit l'enseignant à s'interroger sur ses pratiques, ses objectifs. Elle exige une analyse très fine des contenus et des méthodes. L'enseignement doit être structuré, chaque concept précisé, les sous-entendus éliminés. L'à-peu-près permis par la présence, le don face aux élèves est exclu par la machine devenue ainsi outil de rigueur pédagogique.

     En fait, ce qui est en cause, c'est la conception de l'enseignement comme système de transmission de connaissances pour donner à chacun un bagage pour la vie. Actuellement l'évolution des savoirs, c'est une prolifération de connaissances de plus en plus fragmentaires et fugaces dont l'abondance défie toute mémoire. En savoir plus ne signifie pas mieux comprendre. Un dérisoire gavage, fait vite du bagage un fardeau insupportable et crée souvent la confusion mentale.

     Mais la contribution la plus originale de l'informatique tient au fait que l'ordinateur n'est pas un outil pédagogique comme les autres. Par-delà l'attrait offert par l'utilisation « conversationnelle », l'interactivité recèle une force considérable due à la transmutation quasi immédiate de l'abstrait en concret. L'idée, le choix abstrait, entrés en machine par le clavier, prennent formes sensibles sur l'écran, objets qu'on peut traiter grâce aux messages de l'ordinateur. Quelle impression de puissance et quel ressort d'activité intellectuelle ! Non seulement la curiosité et l'attention sont captivées mais l'initiative, la créativité sont libérées, stimulées. L'ambition de programmer, le désir de commander à la machine, d'être le « Deus ex Machina » sont très forts dès le plus jeune âge. La réalisation d'un logiciel qui « tourne » est plus gratifiante que les meilleures notes données en classe.

     Ainsi s'établit une distanciation vis-à-vis du savoir qui est désacralisé maître et élève « démontent la machine » se prennent comme objet d'observation, peuvent suivre, critiquer leurs démarches. L'échec reconnu fait progresser, l'erreur devient féconde. Tout succès, même limité encourage à poursuivre. Une pédagogie de progrès peut donc exister sans référence à un enseignement parfait. Le logiciel parfait c'est comme le cours chef-d'œuvre, une mystification. La richesse des activités intellectuelles importe plus que l'accumulation de savoirs achevés qui le sont souvent dans tous les sens du terme : usés, dépassés, périmés, morts.

     Médiateur du changement des relations avec le savoir, l'informatique est aussi un moyen du changement des relations entre les acteurs de l'enseignement. Les activités libres, la joie de créer, font de la salle d'informatique un lieu d'échanges d'où sont éliminées les ségrégations habituelles entre niveaux, entre disciplines, entre types d'enseignement. En classe, le maître qui sanctionne doit justifier son autorité par son infaillibilité, il doit tout savoir. En salle d'informatique, l'élève affronte le logiciel en machine, le maître est alors le recours ultime, celui qui aide, qui facilite ; il devient le partenaire.

     Les ateliers ou laboratoires informatiques ne pourraient-ils constituer des sortes de « bureaux d'études pédagogiques », où, avec des ordinateurs, et d'autres moyens, maîtres et élèves, dans une sorte de nouveau compagnonnage, s'efforceraient d'élaborer les prototypes d'un enseignement en constante évolution ? L'Éducation nationale devrait avoir ses « cercles de qualité ».

     Belle utopie quand on sait les obstacles à de tels changements. Rigidité du système scolaire d'abord, la classe et son effectif sont dissuasifs ; quand en maternelle un groupe est autour de la « tortue logo », que font les autres enfants ? Inadaptation des moyens informatiques conçus pour d'autres applications, les machines disparates sont incompatibles ; il nous a fallu plusieurs années pour obtenir des lettres minuscules et des accents. Les langages de programmation sont hétéroclites et pauvres. II n'y a pas un, mais une multitude de Basic. Les progrès de l'informatique multiplient les tours de Babel. Comment peut-on utiliser des sabirs d'anglais et les affreux galimatias des informaticiens avec des enfants qui ne maîtrisent pas encore le français, mais « printent » « scratchent », « debuguent », et « font des go to » ? Les Américains reconnaissent avoir formé beaucoup de « fortran-idiots » dans les années 60, attention aux « basic-idiots » !

     L'illusion de la facilité de l'informatique, de la gadgétisation doit être ici dénoncée : passer quelques dizaines d'heures avec un micro-ordinateur ne donne pas la culture informatique. De même, il est erroné de penser que pour les plus jeunes, des machines et des langages frustes conviennent ; c'est le contraire : il faut éviter aux plus jeunes les manipulations compliquées, les démarches caricaturales avec des outils rudimentaires. Choisir la qualité pédagogique, c'est leur offrir l'approche par des instruments souples, puissants, plus faciles à maîtriser.

     Dans ce désordre, la chance de notre pays réside dans son service public d'Éducation nationale, seul à entreprendre le déploiement de l'informatique à très grande échelle, de façon cohérente, avec des langages français, des logiciels portables d'une machine à l'autre, diffusés gratuitement, et surtout avec des milliers d'enseignants ayant double compétence pédagogique et informatique. L'urgente nécessité de développer et de valoriser un tel capital doit être reconnue par tous ; c'est à quoi s'emploie l'association Enseignement public et informatique.

     Car beaucoup reste à faire : développer et surtout coordonner des recherches pédagogiques dispersées, insuffisantes pour définir l'informatique pédagogique en rapport avec la didactique des disciplines. Obtenir la prise en compte des besoins pédagogiques par les constructeurs, par les industriels. II faut également répondre quantitativement et qualitativement à la demande de formation des enseignants comme des enseignés ; n'importe quel stage suscite un afflux considérable de candidatures, et ce colloque est un peu comme tous les stages de formation il a suscité un afflux que nous n'avons pas pu ce matin maîtriser, vous le savez ; la priorité à la formation sur les équipements doit être renforcée.

     Heureusement tout n'est pas informatisable, loin de là. L'environnement pédagogique doit faire sa place à l'informatique parmi les autres moyens, pas plus que sa place, car il existe aussi le danger de faire de l'informatique pédagogique un nouvel instrument de ségrégation scolaire et sociale, ce que nous refusons catégoriquement.

 

Paru dans le  Bulletin de l'EPI  n° 33 de mars 1984, dans la  Revue de l'EPI  n° 104 de décembre 2001, ainsi que dans les actes du colloque « Informatique et enseignement », CNDP-La Documentation française, Paris 1984.
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