"DIS-MOI L'ACONCAGUA...!"

Mireille PINTHON

L'enseignement moderne des langues vivantes met à juste titre l'accent sur l'aspect communicatif. Toutefois, en l'absence d'enjeux immédiats, une majorité d'élèves continue d'appréhender l'espagnol plus comme matière scolaire que comme outil de communication.

Avec les TICE, notamment la messagerie électronique, s'ouvrent des perspectives nouvelles.

Les échanges par e-mail, simples et rapides stimulent la motivation, et créent dans un groupe une synergie d'apprentissage.

Nous en avons fait l'expérience : depuis un an, des classes du lycée Colbert de Torcy mènent une correspondance -via Internet - avec de jeunes Argentins.

LES CONDITIONS MATÉRIELLES

Deux lycées de petites villes, l'une dans le bocage du Maine, l'autre dans la pampa argentine.

Deux professeurs désireux de mener ensemble le projet.

Des classes à effectif lourd côté français (hispanisants de seconde et de première LV2) et côté argentin, des élèves de même âge d'une classe de 4ème année- biologie, débutant en français.

Une chance pour nous, qui allons recevoir des contributions rédigées surtout dans la langue de Cervantes couleur argentine !

De part et d'autre, des logiciels de traitement de texte, maîtrisés par la plupart des élèves depuis assez longtemps.

Les manipulations Internet ne concernent que les deux professeurs, qui récoltent et assemblent en un tout les contributions individuelles, pour les acheminer ensuite via Internet en fichier joint.

Simple, si on ne considère que la partie émergée de l'iceberg.

LA MOTIVATION

Elle est forte. Elle naît de trois facteurs :

1/ La curiosité pour un autre pays, mais aussi et surtout pour un autre continent.

2/ La communication authentique, l'envie de découvrir l'autre et de parler de soi. L'espagnol devient autre chose qu'une matière comme les maths ou l'histoire ! Les enjeux psycho-affectifs sont présents, tant au niveau de la rédaction des missives que de la lecture des réponses.

Que l'on soit bon élève au sens étroit du terme ou brillant hispanisant, dilettante ou désinvolte, dans l'ensemble, ces activités sont ressenties comme un "must" et un point d'orgue du cours d'espagnol.

3/ Le sentiment d'une complicité, d'une convivialité due à la technologie. Sentiment renforcé par la consultation des sites web des deux établissements ainsi que par la découverte des photos envoyées régulièrement en fichiers joints.

UNE PÉDAGOGIE DE LA COMMUNICATION

Au delà de la satisfaction de voir s'installer dans les classes un certain engouement pour sa matière, le professionnel doit entamer une réflexion en profondeur sur cette manière de pratiquer, pour laquelle il dispose encore de peu de références, ainsi que sur l'articulation avec le cours classique.

A) Un travail sur l'écrit

À travers ce type de correspondance se développe une écriture du "moi" et du groupe. On apprend à s'exprimer à la première et deuxième personne. Les habitudes sont parfois difficiles à prendre chez des élèves entraînés à "parler de" et moins à "parler avec".

C'est également un entraînement à la lecture, dans des conditions optimales de réceptivité : le courrier nous livre les nouvelles du jour, de tout là-bas au delà de l'équateur, mais aussi et surtout des appréciations sur les Français, sur la classe ou même sur un élève du groupe. On a soudain sous les yeux, en rapport direct avec son "moi", des phrases, des mots qui revêtent immédiatement une importance beaucoup plus grande que d'ordinaire. "- Que veut dire cette phrase ? ... cette expression ?..." Cette expression qui restera sans doute fixée dans la mémoire parce que directement liée à un vécu.

B) La problématique de l'interculturel

Les contributions de part et d'autre se font dans les deux langues. Les lettres des élèves français sont rédigées dans un espagnol simple, académique. Cependant, lorsqu'ils écrivent dans leur langue maternelle - et ce dans un cadre non scolaire - les adolescents utilisent le plus souvent leur langage du quotidien, agrémenté de plaisanteries, porteur de sous-entendus, langage décontracté et gentiment désinvolte quelquefois. Certaines maladresses - bien involontaires - mais de nature à interloquer les correspondants (... Merci Maradona !) ont conduit élèves et professeurs à s'interroger sur la manière de s'adresser au partenaire étranger, issu d'une autre culture, et qui, à défaut de bien maîtriser les enjeux communicationnels, n'est pas toujours en mesure de percevoir les nuances d'un message. Parallèlement au travail linguistique, s'est donc amorcée, de part et d'autre, une réflexion sur sa propre langue et sur les stratégies de communications.

C) L'enrichissement culturel

Ces échanges épistolaires sont l'occasion de comparer les deux univers scolaires, le quotidien familial, les loisirs. Il appartient à l'enseignant d'attirer l'attention du groupe sur un élément particulier fréquemment évoqué ou non perçu. Ainsi, les nombreuses allusions au "maté" dans un courrier où les jeunes Argentins parlaient de leurs habitudes alimentaires. Qu'est-ce que le "boliche" ? Quelle représentation mentale ont du mot "voyage" des personnes vivant dans un pays grand comme cinq fois la France ?

De telles activités ne pouvant être déconnectées du cours classique, elles vont naturellement déboucher sur des itinéraires sud-américains par l'intermédiaire de documents figurant dans le manuel scolaire, documents dont les auteurs nous semblent soudain plus proches.

PILOTER UN PROJET E-MAIL

Au sein de la classe, lors de ces activités, la place de l'enseignant se veut discrète. Il s'agit avant tout d'encadrer linguistiquement, de susciter la curiosité ou de la maintenir. Mais il convient également d'encourager la recherche personnelle au CDI ou sur Internet. Nous remarquons encore que parfois le professeur doit savoir se faire oublier pour permettre à l'élève de développer une expression personnelle. Ainsi introduit-on dans le parcours annuel des élèves hispanisants une part de travail en semi-autonomie.

L'encadrement du projet nécessite beaucoup d'initiative de la part des enseignants. Ni le suivi, ni le succès d'un tel échange ne sont concevables sans complicité permanente entre les deux professeurs. Ceux-ci se concertent pour le choix des thèmes, ils déterminent la périodicité des envois, veillent au respect des échéances et doivent parfois s'initier dans l'urgence à la technologie (visio-conférence, appareil photo numérique, chat, etc.)

Car la partie immergée d'un iceberg est volumineuse !

"DIS-MOI L'ACONCAGUA, JE TE DIRAI SAINT-TROP'"

Nos amis argentins sont maintenant en vacances d'été. Après leur rentrée, en mars, nous devrions reprendre contact. Les questions des élèves français sur la date de la reprise fusent déjà. Nous aurons certainement plein de choses à nous dire... Plusieurs d'entre nous ont même un sac-à-dos et un avion devant les yeux... et dans la tête des cordillères et des pampas, des forêts vierges et des glaciers.

Un rêve américain

Mais, peut-on apprendre une langue vivante sans une petite part de rêve ?

Mireille PINTHON

Professeur d'espagnol
Lycée Colbert de Torcy
72300 SABLÉ-SUR-SARTHE

Des extraits de cette correspondance peuvent être consultés sur le site Internet du lycée Colbert de Torcy, rubrique "voyage" : http://perso.wanadoo.fr/colbertdetorcy

Paru dans la Revue de l'EPI n° 97 de Mars 2000.

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(23 mars 2000)