J'APPRENDS À LIRE AVEC TIBILI

Analyse critique a priori et réflexions
sur le multimédia dans l'apprentissage de la lecture

Émile SIMONNET

 

I. PRÉSENTATION DU PRODUIT

Le cédérom J'apprends à lire avec Tibili est une co-production de poids lourds, l'éditeur Magnard, France Télécom Multimédia et Microfolie's Éditions, qui mettent en synergie leurs moyens. On peut croire que le contexte est favorable et qu'il s'agit de s'inscrire dans la logique d'un marché disponible ; au moment où de plus en plus de classes élémentaires sont équipées en ordinateurs multimédias, accèdent à l'Internet, où les rayons des supermarchés abondent en produits parascolaires, papiers ou informatiques, des créneaux sont ainsi à occuper d'urgence.

Le cédérom bénéficie par ailleurs d'une forme de validation officielle dans la mesure où il figure sur la liste des produits validés par le MEN et bénéficiant du label déposé "reconnu d'intérêt pédagogique" ! Certains collègues pourraient a priori s'effaroucher devant une forme de pédagogie standardisée, labellisée sous forme de kit reconnu d'intérêt public... Mais disons d'emblée que notre crainte de nous heurter au lancement d'un produit commercial s'efface un peu quand on observe que le cédérom bénéficie de prime abord de quelques atouts pédagogiques :

  • on peut espérer un support de qualité car des auteurs authentiques de littérature pour la jeunesse sont impliqués dans la production ;
  • une pertinence pédagogique dans le domaine de la lecture est sans doute apportée par les époux Éliane et Jacques Fijalkow [1], intervenant comme consultants pédagogiques ;
  • enfin, le support a été expérimenté dans des classes avec des enfants.

Le cédérom constitue donc l'adaptation d'un album illustré de Marie Léonard et Andrée Prigent, Tibili, le petit garçon qui ne voulait pas aller à l'école, paru aux éditions Magnard Jeunesse en 1996, puis réédité [2] en 1999. Toute une équipe est intervenue dans la transposition : le scénariste est Charlet Denner, les illustrations sont d'Andrée Prigent...

Comme il existe aux origines un album papier, et, à côté du cédérom, un manuel d'apprentissage de la lecture qui reprend dans sa partie liminaire [3] des matériaux inspirés par l'histoire de Tibili, on pourrait imaginer facilement un dispositif en interaction pour l'entrée dans la lecture. Est-ce là l'intention non explicitée des auteurs ?

II. CARACTÈRES GÉNÉRIQUES DU CÉDÉROM

Sur un plan général, nous avons affaire à un cédérom culturel et littéraire transposant, transcodant un album papier relevant du genre narratif de la fiction. Mais il faut le noter, pour une fois, le produit numérique bénéficie d'une valeur ajoutée indéniable car l'histoire a été enrichie, sa trame étoffée.

En effet, de nouveaux épisodes, des personnages inédits ou mieux exploités développent, compliquent l'intrigue. Une modification importante avec la présence du père Ghena, effacé sur le papier, n'est sans doute pas due au hasard : son intervention fait sortir Tibili de la clôture stricte du monde maternel ou féminin.

Tibili... est aussi, bien entendu, un produit pluricodé assez attractif. D'emblée, la dimension d'animation de l'entrée en matière évoque les dessins animés à caractère exotique ; les illustrations inspirées de l'album sont assez belles et attractives ; le tout est accompagné de musique, de chants, de sons et bruits pittoresques. L'aspect multimédia, en termes de motivation, est ainsi bien exploité et rend le support attractif et séducteur... On songe inévitablement à G. Bastien dans L'étrange secret des méthodes de lecture : pour prendre en compte les intérêts des enfants, créer de la motivation extrinsèque, pour compenser l'aridité des apprentissages de la lecture et de la combinatoire, bien des manuels anciens jouaient déjà du PLACERE, c'est à dire du souci de "plaire", pour enrôler les élèves d'antan ; à nouvelle époque, nouveaux médias tout simplement !

Pour instituer un pacte de séduction avec les enfants, les dimensions interactives et ludiques ont été renforcées. Le cédérom évoque ainsi une quête, une sorte de jeu d'aventures : il faut voyager et gagner des talismans ; l'épisode du barracuda garde par exemple une coloration pure de jeu d'adresse : on oublie les apprentissages en lançant des flèches avec une sarbacane. Le dimension interactive se manifeste quant à elle rapidement avec la prise à partie de l'enfant lecteur ou utilisateur. Permis par le multimédia, un changement radical s'opère : le "lecteur" est impliqué comme personnage, pris à partie par les personnages de la fiction : il s'agit d'aider Kablé et Ghena à retrouver un Tibili fugueur et de mener une enquête. Les activités pédagogiques sont liées à la structure du jeu, de l'intrigue : réussies, elles donnent des indices pour avancer.

Symboliquement, on voit que l'enfant utilisateur, à l'instar du petit Tibili, suit une initiation, pour évoluer dans ses représentations de l'école ou de la lecture. G. Bastien appelle cela la dimension EDUCARE car l'histoire représentée a aussi pour rôle d'éduquer, d'édifier en quelque sorte. Reconnaissons qu'il existe des formes d'idéologie plus désagréables dans certains livres ou cédéroms !

Le jeune Tibili, au départ fugueur et rebelle, n'est donc pas l'enfant sage de la famille franco-française standard qui sera un élève docile à l'école, soucieux de bien apprendre et travailler. Ce qui donne justement du prix, de l'originalité à l'album et au cédérom provient de l'évolution du personnage Tibili : l'enfant noir résout ses conflits et liquide ses craintes de l'école en comprenant le sens de la lecture, en acceptant de grandir en quelque sorte. On peut penser que certains élèves de milieux dits "défavorisés" pourraient s'y retrouver ; ici, le processus d'identification pourrait jouer un rôle positif. Encore une fois, le symbolique, la fiction avec des albums ou des cédéroms peuvent garder une place légitime à l'école élémentaire : une telle histoire a du sens et est tout aussi essentielle, utile, que bien de sinistres écrits fonctionnels ou documents authentiques ou sociaux.

Le cédérom du point de vue typologique ne se présente pas comme un livre électronique [4], sur le mode du tourne-pages ; l'interface de lecture n'a ainsi aucune analogie avec les pages d'un livre et on n'utilise pas pour se déplacer dans les épisodes un outil électronique similaire à une table des matières. L'usage d'un outil sophistiqué de ce type, peut-être senti comme trop complexe en CP, est remplacé par une frise chronologique représentant les personnages rencontrés à chaque étape.

La matière textuelle est sans doute volontairement limitée par sa linéarité : le lecteur ne participe pas à la création ou à l'édition d'un texte virtuel, protéiforme : l'histoire ne peut être ainsi parcourue de façons diverses [5] et n'offre pas de choix multiples ou d'arborescence ; le cédérom n'est pas un hypermédia. On peut faire l'hypothèse que le produit, conçu pour des lecteurs débutants, évite ainsi intentionnellement de dérouter. Le public visé et les intentions pédagogiques de cet outil d'apprentissage expliquent cette linéarité stricte. Il est ainsi nécessaire de passer par toutes les épreuves, de suivre un ordre séquentiel et chronologique ; le cédérom exhibe par là ses intentions pédagogiques explicitement, peut-être trop scolairement, c'est affaire de jugement.

III. UN OUTIL D'APPRENTISSAGE DE LA LECTURE

Très vite, après une entrée en matière ludique, l'enfant devient un élève confronté à des activités d'apprentissage, à des tâches scolaires. Tibili a donc bien comme troisième vocation d'enseigner la lecture : cette fonction DOCERE - Bastien désigne ainsi la méthodologie d'apprentissage du lire-écrire - est d'ailleurs proclamée haut et fort sur l'emballage du cédérom :

"Tibili est une véritable méthode d'apprentissage de la lecture et de l'écriture." On lit plus loin : "Non lecteur, débutant ou lecteur avancé chaque enfant progresse grâce aux exercices de difficulté croissante..."

Il conviendrait d'ailleurs d'examiner de façon critique cette espèce de slogan publicitaire voire d'argument de vente : s'agit-il de cela réellement ? Quels caractères manifeste cette méthode ?

A. Quelques partis pris fondateurs

Il s'agit d'abord d'"apprendre à lire" à partir d'une histoire, dans un livre électronique : le CD, inspiré d'un album, présente effectivement une belle fiction pour donner envie d'apprendre. Exotique, vivant, difficile parfois, il peut enrôler les élèves dans une activité qui dépasse la tâche scolaire, astreignante. Nous souscrivons ici totalement au principe affirmé dans l'argumentaire du cédérom : "L'absence de plaisir dans l'acquisition de la lecture risque de déboucher sur une compétence sans lendemain." La volonté de refuser la mise en miettes du langage comme dans certains manuels est légitime. Tibili dans ses versions papier et digitale répond bien à cet objectif de faire naître et durer le goût pour la lecture.

Pour donner du sens aux apprentissages, on veut bien croire que l'aspect attractif du produit, l'aide apportée par le multimédia, le support de différents canaux pour l'apprenti lecteur, sont réellement efficaces. Le canal iconique et le son sont des béquilles solides pour accéder au message linguistique écrit ; les images, au-delà de la fonction d'accroche et de séduction, aident indéniablement à faire des hypothèses et à anticiper, c'est connu depuis Comenius et l'Orbis Pictus.

Le cédérom est très fijalkowien dans le sens où lire et écrire, écrire et lire, tout cela se fait conjointement : on apprend à lire-écrire en lisant et en écrivant, dans un processus d'interaction.

La volonté semble bien d'installer les enfants dans des situations d'écriture pour leur permettre de comprendre que "l'écrit est du langage, une autre représentation des idées que véhicule l'oral". Les fonctions de l'écriture en phase d'apprentissage sont d'ailleurs essentielles [6] :

  • le passage par l'écrit permet l'analyse des correspondances écrit/ oral ;
  • l'écriture rend vraiment actif l'apprenti lecteur ; il ne peut se cacher en réception passive derrière ses camarades ;
  • l'écrit permet indéniablement de mieux évaluer les connaissances et compétences de chaque apprenti, car il laisse des traces palpables, analysables. Le maître comme les parents ne se font pas d'illusion sur les compétences réelles des enfants et leurs représentations de l'écrit.

B. Clarté cognitive

Cette notion fijalkowienne pourrait se caractériser à travers quelques entrées, déclinées dans le guide du maître du manuel des 4 saisons. "Le désir de lire vient du contact répété et motivé avec des supports variés, avant même la maîtrise du code." En cela, le recours à l'album de fiction, la découverte même d'un produit multimédia semblent légitimes. Le texte narratif pluricodé est facilitateur ainsi que les animations.

"L'acquisition de l'écrit s'effectue dans le prolongement de l'acquisition de l'oral. Il faut se servir des acquis langagiers de l'enfant." La bande son du cédérom, les aides fournies permettent bien évidemment des interactions plus que pertinentes ou efficaces dans ce domaine.

"Comprendre le sens, la portée, l'enjeu d'un écrit est à la base de la clarification de la langue écrite." L'attitude du personnage Tibili, son évolution emblématique, la place de l'écrit dans la trame narrative sont dans ce domaine décisives. Au départ, Tibili qui refuse l'école et l'entrée dans l'écrit se trouve sous la dépendance de la pintade Kut-Kut, personnage ambigu : celle-ci se moque de Tibili car il ne sait ni lire ni écrire. Un aspect symbolique du jeu d'aventure est bien de faire sortir Tibili de cette dépendance aliénante. La conquête de l'écrit, c'est donc l'autonomie et l'élève peut conclure par-devers soi : "J'ai quelque chose à gagner si j'apprends à lire." Le cédérom aide à comprendre, plus simplement et concrètement, qu'une lettre est un message qui permet d'en savoir plus, d'obtenir des informations dans certaines situations...

"Analyser le code écrit et ses structures différentes est indispensable pour conceptualiser la langue." Les diverses activités du cédérom essaient de répondre à cet objectif ; on le verra dans l'analyse des activités.

Les acquisitions à viser en premier sont donc d'ordre métalinguistique, dans le sens où il faut comprendre comment cela marche.

C. Une méthode interactive

Le cédérom, comme beaucoup de manuels actuels, s'inscrit ainsi dans une conception interactive [7] de la lecture et de ses apprentissages. La démarche se revendique comme d'une "approche globale" dans le sens où elle met en œuvre chez les enfants des savoirs divers sur la langue : des mots sont reconnus globalement, des unités sont analysées oralement, de même des stratégies de lecture s'appuient sur le contexte ou sur la linéarité. Les aides du cédérom semblent aller dans cette direction.

La volonté est brandie de ne pas laisser les enfants s'enfermer dans une seule stratégie et de prévenir des dérives classiques comme la devinette sans validation par le code ou la production de non sens par déchiffrage borné, sans vérification par le sens.

Tibili fait ainsi une place à toutes les stratégies de lecture : reconnaissance globale de mots, mais aussi reconnaissance des lettres et des syllabes pour le décodage. La combinatoire est ainsi réhabilitée, J. Foucambert dans sa version initiale est bien loin.

Toutefois, il faut bien percevoir que si on analyse le fonctionnement du code, l'enfant n'en reste pas là : l'ouverture sur les types d'écrits, l'exploration des images, la lecture de la carte, l'exécution de consignes variées, l'identification des personnages... toutes ces activités privilégient la construction de sens à divers niveaux. Donc, la lecture semble l'affaire d'un pilotage dialectique par le haut et le bas, interactivement : on utilise ses capacités cognitives et le déchiffrage. Pour parler comme G. et E. Chauveau, l'enfant apprenti doit être "un chercheur de sens et un chercheur de code".

Tibili vise en somme à mettre dans une situation de lecture authentique comme de mettre en situation de produire de l'écrit. On peut croire qu'il s'agit d'abord d'amener les enfants à comprendre le fonctionnement de l'écrit à partir des activités proposées. Les élèves vont travailler divers outils comme la combinatoire, un stock de mots etc. de concert, en même temps qu'ils rencontrent dans le cédérom des occasions de questionner l'écrit.

IV. LES ACTIVITÉS D'UNE ÉTAPE : RÉITÉRATION AU FIL DES ACTES

Un rapide balayage des activités d'apprentissage au cours d'un épisode permet le repérage des objectifs. Certaines tâches sont classiques et d'autres plus originales. Elles seront répétées et modulées au fil des épisodes de façon justifiée.

Au départ, l'enfant est dans une situation d'écoute où prédominent la réception active et la compréhension d'une fiction ; la lecture plaisir, comme dans l'album lu ou présenté en maternelle, est le domaine de référence, mais cela va un peu plus loin avec un contrôle de l'implication et de la compréhension ; on incite l'enfant à suivre de près le fil de l'action et à construire une interprétation cohérente - Mais pourquoi Tibili se cache-t-il ? Des exigences lexicales (marigot, papaye, buffles, Abidjan...) sont notables. Le démarrage qui pourrait sembler lent à certains se justifie par le besoin de contextualiser, d'installer clairement des catégories narratives : personnages, lieu, etc. L'ensemble est bien venu pour orienter du côté du sens.

La recherche de Tibili lancée, le parcours nécessite la lecture d'une pseudo-carte, pour permettre l'orientation dans l'espace ; une aide est alors fournie par l'oralisation des panneaux indicateurs. La tâche est ici motivée par le jeu, donc fonctionnelle.

La lecture d'images (Explorer le dessin) est une activité répétée ; elle n'est cependant pas routinière car le monde représenté est étranger, exotique... différent de celui que connaissent les petits Français des villes. Confrontés à la nouveauté, les enfants doivent prendre de vrais indices ; cela ne peut se faire mécaniquement ou passivement.

Avec les devinettes, il s'agit d'activités de compréhension où il faut procéder à l'association d'images, de sons et de mots.

À chaque photo son étiquette est un exercice traditionnel de systématisation - le mot et la chose ou le mot et l'image ; il s'agit de placer la bonne étiquette sous une série d'images. Mais, à un premier niveau, il faut connaître les mots globalement pour réaliser la tâche. Sinon, l'enfant doit avoir recours à l'aide en cliquant sur le perroquet : alors, une lecture oralisée des étiquettes donne les repères utiles. Il est dommage d'ailleurs qu'il faille traiter les images dans un ordre linéaire - Moi, je sais lire du Club-Pom présente dans ce domaine plus de souplesse. L'invalidation par un bruit métallique de ressort reste ludique et dédramatise ; la validation par une lecture oralisée confirme la bonne association.

La lecture d'un vrai texte complexe commence avec la lettre de Tibili. Cette tâche demande d'abord un travail "mot à mot" avec aide de l'oralisation locale ; parfois, un idéogramme s'insère dans un paragraphe et il faut choisir le bon terme ; alors, le travail se concentre sur le verbo-prédictif. L'aide de l'oralisation est encore présente à ce stade. La prise d'indices doit être fine, ce qui est judicieux : ainsi, il faut discriminer la série "ménage / message / musique" ou "câlin / matin / malin". La confrontation des trois termes et le recours au contexte sont nécessaires. Quand la lecture d'une phrase, d'un passage est finie, l'élève a alors seulement la possibilité d'une relecture globale des phrases lues, s'il fait un clic au début de la phrase ; cela fournit une aide décisive et rappelle le contexte linguistique préalable.

On notera que le parcours de la lettre est strictement linéaire ; cela semble répondre à une volonté délibérée. Il serait donc judicieux de demander aux enfants de parcourir la lettre globalement à l'écran, de faire des hypothèses, de repérer des mots etc. avant de se lancer dans la tâche. On peut penser que la lecture mot à mot permettrait alors de valider les hypothèses des enfants, donnerait une aide sur les blocages et enfin permettrait de travailler la correspondance entre les signifiants graphiques et les signifiants acoustiques. Ce travail basique sur les unités de la première articulation a bien un intérêt réel, en soulignant la correspondance phonie / graphie et en permettant de repérer les signes du code écrit, la segmentation.

Ensuite, l'élève procède à la reconstitution du message avec "les mots s'envolent" : c'est une sorte de closure avec la liste des mots enlevés pour aider ; mais la relecture oralisée des étiquettes, si on clique sur Manga, existe pour les enfants moins avancés. Dans le cas d'un nouvel appel à l'aide, Manga donne le mot écrit qui réapparaît à la bonne place. Une gestion correcte des blocages est ici assurée.

Avec la pagaille dans le message, il s'agit de repérer l'incohérence grammaticale d'un énoncé ; le multimédia apporte alors son aide ; puis la tâche demande de mener un puzzle de phrase où l'idéographie apporte ses indices avec le recours aux majuscules et à la ponctuation.

La production assistée d'un texte est nécessaire pour répondre à Tibili : l'activité de production à deux mains reste en soi modeste mais elle est intéressante à ce stade ; on voit à ce stade la volonté de lier les apprentissages de la lecture et de l'écriture. Le travail sur le sens de l'écrit semble positif, même si l'enfant se contente de choisir les énoncés.

Après l'écriture, c'est-à-dire la composition de la réponse à Tibili, on procède à un exercice de reproduction, par copie sur modèle, mais ici, fort pertinemment à notre époque, on a recours au traitement de texte ; par ailleurs, les exigences idéographiques sont significatives, avec l'usage des signes de ponctuation et des majuscules. Il s'agit là de refuser une simplification falsificatrice de la langue écrite. Des aides assez méthodiques sont apportées aux enfants pour la copie comme pour la maîtrise technique du clavier. Rappelons qu'à ce stade l'activité de copie reste difficile, ce qui la légitime.

Le jeu du tête à queue permet d'obtenir un indice et d'avancer dans l'aventure mais surtout il amène un travail sur les syllabes... Alors, on descend en dessous des unités de première articulation ; on re-combine ici les matériaux phoniques, graphiques. L'aspect ludique d'exploration et de manipulation des matériaux est sympathique : le croisement de mouton et colin donne ainsi mou-lin...

L'activité des pierres qui chantent offre un jeu musical ; un travail assisté sur l'ordre syntaxique de la phrase est demandé pour établir un sens et ensuite cela permet de trouver un mot, nouvel indice : on descend à ce moment au plus bas niveau du travail sur le code, sur la lettre, plutôt que sur le graphème. Avec la recomposition de s-o-u-r-i-s, on travaille sur les lettres isolées et pas sur les digrammes -ou- / -is-.

V. CADRAGE CLAIR DU PRODUIT ET HYPOTHÈSES PÉDAGOGIQUES

Somme toute, pour présenter quelques conclusions provisoires sur le cédérom, on pourrait revenir sur quelques points fondamentaux. D'abord, soulignons des qualités indéniables.

Le produit peut à juste titre constituer une pièce très utile dans un dispositif d'ensemble d'entrée dans la lecture, mais à condition de ne pas rester un instrument isolé.

Il s'agit d'un beau support pour l'entrée dans le symbolique, la fiction. Loin des stéréotypes et des clichés, il offre une matière riche et sympathique, permettant une ouverture, un questionnement, une démarche de découverte du monde et de la langue écrite... S'approprier l'écrit, c'est s'approprier le monde et communiquer.

Cet outil informatique constitue bien un élément favorisant une appropriation individuelle de la lecture et le développement de l'autonomie. Le rôle ne peut qu'être positif à ce stade du C.P., en général et a fortiori dans le cas de la lecture, qui reste un acte individuel, un objet d'apprentissage personnel. La dimension de prise de sens à partir d'une histoire, d'un texte de fiction est très pertinente.

Le cédérom peut être un outil attractif permettant la différenciation au sein de la classe. La gestion des erreurs et les aides diverses, en cas d'appel à Manga, permettent d'éviter des blocages. Tibili offre une aide multimédia pour certains élèves, une autre entrée dans la lecture pour ceux qui ont peu de connivence avec la culture écrite ; c'est bien là son apport fort et original, incontestablement

Une ouverture possible sur la maison semble évidente ; un usage assez évident du produit relève du parascolaire. Les éditeurs semblent l'avoir bien compris. La demande des parents se fait jour de plus en plus précocement pour leurs enfants.

MAIS ...

L'intitulé du cédérom "J'apprends à lire" semble surtout un argument de vente à destination des parents. Des arguments comme "Tibili est une véritable méthode d'apprentissage de la lecture et de l'écriture." ou "Ce cédérom est le seul à s'appuyer sur un contenu pédagogique reconnu et employé dans en classe." semblent plus des slogans commerciaux à l'usage des parents, voire des arguments un peu terroristes à l'égard des jeunes collègues. On sait combien les parents et les jeunes enseignants sont angoissés en C.P. devant l'apprentissage de la lecture. La responsabilité est lourde, en effet, quand on songe à l'impact sur la suite des études ou à l'aspect prédictif d'un échec initial dans la lecture. L'idée que le cédérom "ratisse large" ("Non lecteur, débutant ou lecteur avancé chaque enfant progresse...") semble aussi contestable ; il faut remettre en cause au moins partiellement cette prétention, la nuancer fortement.

En tout cas, le produit ne peut prétendre à ces fonctions généralistes au stade liminaire de la construction d'un savoir lire de base ; il n'est pas non plus une méthode de base suffisante. Nous le percevons dans la réalité plutôt comme un outil pour automatiser, aller plus loin dans la lecture. Dans le cadre d'un entraînement et de l'automatisation, du réinvestissement, c'est une ressource très pertinente. Mais des pré-requis sont évidents : le cédérom ne donne pas assez, si rien n'existe au préalable, si rien n'a été monté, notamment dans le domaine de la découverte du code ou de la connaissance globale de mots.

Si le manuel "Les 4 saisons" quant à lui ne prétend pas être une méthode autosuffisante et universelle, s'il faut compléter le dispositif que le livre propose, il en va évidemment de même pour notre cédérom ! Il fournit du matériel pour travailler : c'est seulement un outil. Compris comme cela, tout va bien. Le concevoir ou le présenter comme une méthode autonome, autosuffisante relèverait de l'imposture pédagogique ou du slogan mercantile.

En effet, un dispositif complémentaire en amont et / ou à côté du cédérom pour l'enrichir, pour dépasser ses limites... semble nécessaire. En particulier, un travail plus substantiel sur la maîtrise du code, sur le repérage et la discrimination des sons pourrait être utile à de jeunes "vrais débutants". Le cédérom tel qu'il est présuppose un amont riche en maternelle, en GS - ce qui est souvent le cas, d'ailleurs de nos jours, mais pas systématique.

Il faudrait également d'autres activités sur le fonctionnement de la langue : jouer sur les oppositions singulier / pluriel, sur le repérage des marques morphosyntaxiques, en bref, travailler davantage sur un axe grammatical. Les consciences phonique et syntaxique sont des priorités en phase d'apprentissage.

Tout simplement, la recomposition de phrases diverses avec des étiquettes, le travail sur des mots déjà connus, l'expansion de petites phrases par adjonction d'éléments (adjectifs, relatives)... toutes ces activités pourraient permettre des bricolages pertinents [8]. Certes, on pourrait dire que l'aspect de tâtonnement est possible dans l'écriture de cartes postales.

Ensuite, il convient de rappeler qu'un travail collectif et / ou en groupe restreint d'élèves - lors de situations de découverte de textes, permet des interactions fructueuses avec des pairs et avec le maître... Les conflits cognitifs apparaissant alors sont des occasions pour avancer dans les représentations ; l'aide des autres pour sortir d'une impasse est parfois nécessaire. Le rôle du maître dans le dispositif est à ne pas oublier : la fonction de modèle, de supporter, etc. de l'adulte est intéressante. L'enseignant, ne l'oublions pas, a encore un rôle à jouer à côté des ordinateurs, derrière l'épaule des élèves [9]...

Deux alertes sont à énoncer pour les collègues, les parents souhaitant utiliser le cédérom ; il ne s'agit aucunement ici d'ailleurs de faire un procès d'intention à Magnard et à Fijalkow etc., mais bien de prévenir des dérives potentielles à l'usage.

  • D'abord, il est besoin d'un travail sur tous les supports de l'écrit, sur tous les canaux et il convient de refuser le parricide digital. En clair, la lecture électronique ne doit pas tuer la lecture sur papier.
  • Ensuite, il est besoin de livres divers, d'autres types d'écrits comme le documentaire etc. Former des lecteurs polyvalents et mettre en place des stratégies variées selon les supports et les types d'écrit semblent des urgences dans les apprentissages liminaires.

En fin de compte, le cédérom révèle le potentiel du multimédia pour bâtir de bons outils pédagogiques. Tibili tente de faire la synthèse entre une entrée traditionnelle dans l'écrit par l'ascèse des exercices et une démarche ludo-pédagogique [10], appuyée sur le multimédia. Cette dernière qui semble associer aux apprentissages le plaisir direct, immédiat, demande également aux enfants de la concentration, de l'attention dans l'exploration.

Un usage intéressant du produit pourrait s'instituer dans des ateliers en binôme ou en autonomie, pour des élèves disposant d'un savoir lire minimal. On pourrait aussi, en classe entière ou en groupe, procéder à des productions d'écrits en s'appuyant sur le cédérom comme inducteur : des situations d'ajout d'épisode, de transcription etc. avec le maître comme secrétaire sont à envisager.

Émile SIMONNET
avec la collaboration de
Jean-Claude DUVERGER

Professeurs formateurs de français
à l'I.U.F.M. de Lyon,
Centre Local de St.-Étienne

Paru dans la Revue de l'EPI n° 96 de Décembre 1999.

NOTES

[1]. Cf. J. Downing et J. Fijalkow, Lire et raisonner, Privat, 1990 ; J. Fijalkow, Entrer dans l'écrit, Magnard, 1993.

[2]. À noter une première édition chez Mango Poche en 1993, dans un format plus réduit, sous un titre à peine différent : Tibili ou le petit garçon qui ne voulait pas aller à l'école.

[3]4 saisons pour lire au CP, Magnard Écoles, tome 1, "De l'automne à l'hiver".

[4]. Comme Le Livre de Lulu, conte interactif de Romain Victor-Pujebet, édité par Organa & Flammarion.

[5]. La collection Tête-Bêche (cf. Le corbeau de la sorcière) chez Hatier présente des histoires lisibles à deux niveaux : version longue / courte.

[6]. Cf. J. Fijalkow, Apprendre à lire-écrire au cycle 2... en lisant et écrivant.

[7]. Voir G. & E. Chauveau, Les processus interactifs dans le savoir lire de base, in Revue française de Pédagogie, n°90, 1990.

[8]. Un recours complémentaire au cédérom, Moi, je sais lire du Club-Pom serait judicieux dans ce registre ; et d'autant plus pertinent qu'on peut proposer des activités à la carte, adaptées aux difficultés spécifiques de chaque élève. La gestion des paramètres de travail est perfectionnée.

[9]. "Enseigner par dessus l'épaule" Morissette, Michel, (pages consultées le 7 septembre 1998), Adresse URL : http://www3.sympatico.ca/michel.morissette/Enseigne.htm.

[10]. Cf. Les enjeux pédagogiques du multimédia, in Guide du multimédia en formation, s.d. de Jacques Naymarck, 1999, Retz.

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(22 mars 2000)