DE LA POÉSIE ÉLECTRONIQUE AUX ROMANS INTERACTIFS Alain VUILLEMIN La « littérature », c'est par définition ce qu'on « lit ». Du moins était-ce ce qu'on avait l'habitude de « lire » jusqu'à présent sous une forme imprimée dans des livres. C'est également ce qui a commencé à être « affiché » depuis le début des années 1980 sur les écrans d'ordinateurs car la « littérature », c'est aussi quelque chose qui commence à être « créé » et à être « vu » désormais sur les consoles de visualisation des nouveaux équipements technologiques. Or, on l'ignore trop souvent, la création littéraire a commencé à s'intéresser très tôt à l'utilisation de l'informatique et des ordinateurs . Dès 1959, en France, Raymond Queneau et François Le Lionnais créent un éphémère « Séminaire de Littérature Expérimental » qui se transforma dès 1960 en l'« OULIPO », à savoir l'« Ouvroir de Littérature Potentielle », qui voulait s'intéresser aux ressources que pouvaient receler ces nouvelles « machines à traiter l'information »3 qu'on hésitait encore à appeler des « ordinateurs ». Entre-temps, les premiers vers libres électroniques avaient été composés historiquement, en allemand, en Allemagne, à Stuttgart par Théo Lutz. En français, ce ne fut réalisé qu'en 1964, au Canada, au Québec, à Montréal, grâce à un ingénieur, Jean A. Baudot, qui devint par la suite professeur d'informatique à l'université de Montréal. Les premières présentations publiques de « littéraciels » conçus en français (autrement dit de « logiciels » de création littéraires) n'ont eu lieu qu'en 1975 à Bruxelles, en Belgique, sous l'égide de l'Oulipo lors d'une exposition intitulée « Europalia ». Les premiers essais de publications télématiques ont été présentés ensuite, en 1986, à Paris, au Centre Georges Pompidou, lors d'une autre exposition sur les « Immatériaux ». C'était le temps des pionniers. C'était aussi celui des toutes premières expérimentations. Cette situation évolue
durant la période suivante avec la création de deux revues
électroniques régulières, alire dès
1989 puis KAOS de 1990 à 1994. C'est aussi le lancement en
1994 par une maison d'édition électronique, la société
Ilias, d'une collection de générateurs de textes qui était
intitulée " Génération " .
Ce sont enfin les premières fictions en mode
" hypertexte " (sur des disquettes ou sur des cédéroms) comme
Frontières Vomies de Jean-Marie Pelloquin en 1995 et 20%
d'amour en plus de François Coulon en 1996. En
1989, en effet, c'est une association, l'association " LAIRE " (pour "
Lecture, Art, Innovation, Recherche et Expérimentation "), rebaptisée
depuis en " MOTS-VOIR ", qui a fondé la toute première revue
de poésie électronique française,
alire.
En
ce domaine, en 1997, alire était toujours par ailleurs l'unique
revue d'avant-garde de ce genre qui existât dans le monde. En cette
même année 1997, un premier cédérom, intitulé
Mais ce sont deux éditions à compte d'auteur, Frontières Vomies de Jean-Marie Pelloquin en 1995, sur une disquette et 20% d'amour en plus de François Coulon en 1996 sur un cédérom, qui ont vraiment fondé un genre littéraire nouveau, la " fiction hypertextuelle ", encore appelée la " fiction interactive " ou le " roman interactif " pour reprendre d'autres dénominations qui sont employées. Le théâtre, en France, est resté en retrait en comparaison, encore qu'un premier "drame interactif ", Sale Temps , élaboré par trois auteurs, Franck Dutour, Jacky Chiffot et Gilles Armanetti, ait été diffusé dès 1997. Une littérature nouvelle a donc commencé de naître. Ses dénominations sont incertaines. S'agit-il d'une littérature " électronique ", " cybernétique ", " technologique ", " médiatique ", " hypermédiatique ", " panmédiatique " ou encore " informatique " ? Les qualificatifs se multiplient. Ils manifestent le caractère original et novateur de ces formes de recherches contemporaines. Ils traduisent aussi par leur multiplicité un malaise de la part des observateurs devant un phénomène qui paraît complètement étranger aux catégories littéraires connues. Il n'empêche que, pour en rester à ces premières manifestations, force est de constater que de nouvelles formes d'écriture médiatique commencent à surgir. La littérature n'est plus diffusée uniquement par les livres. Il existe désormais une " littérature " d'une nature nouvelle, qui ne peut être découverte, explorée et appréciée qu'à la condition de disposer d'un ordinateur et qui ne peut accéder à l'existence de surcroît que par l'intermédiaire de l'informatique. Tel est le paradoxe. En quoi consiste alors, en ce domaine, cet apport révolutionnaire des nouvelles technologies ? Qu'en est-il de cette littérature qui commence à émerger ? Jusqu'à quel point, de la poésie au roman en passant par le drame, existe-t-il, à travers ces expérimentations une démarche créatrice originale, induite par l'utilisation de l'informatique ? Que peut-on alors déduire, dans cette perspective, de son matériau privilégié, à savoir les " textes ", de son approche aussi, autrement dit de l'" interaction " avec un ordinateur, et, enfin, de sa redécouverte, en particulier à propos de ce que l'on commence à appeler l'" écrilecture " ? I. LE MATÉRIAU : LE TEXTE Le matériau, le " texte ", à savoir le tissu de mots et l'agencement des parties du discours sur lesquels la création littéraire opère, tous ces éléments changent. Aussitôt qu'un " texte " est créé, en effet, ou seulement transféré sur un support informatique, il devient une entité différente, nouvelle, volatile, mobile et éphémère. C'est sur ces aspects nouveaux, inédits, changeants et mouvants des " textes " que les auteurs, les poètes ou les romanciers, vont agir et, cela, qu'il s'agisse des mots qui y sont employés, des signifiants qui y sont utilisés ou des significations symboliques qui sont y suggérées. Les mots, les éléments du langage écrit dont se constitue la matière d'une oeuvre littéraire, qu'elle soit poétique ou romancée, ne sont plus tout à fait semblables sur un écran d'ordinateur à ce que l'on croyait qu'ils étaient auparavant sur une page d'un livre. Ils apparaissent sur un écran comme des suites de caractères typographiques mouvants dont les auteurs peuvent décider à volonté soit de les figer à l'instar de la manière dont un texte imprimé se présente soit, au contraire, de leur donner une vie, une animation, une instabilité inattendues. Des écrivains comme François Coulon ou Jean-Marie Pelloquin ont tendance à rester assez traditionnels dans leurs fictions interactives respectives, 20 % d'amour en plus ou Frontières Vomies. Les textes sont figés. Ils apparaissent ou ils disparaissent d'une séquence à une autre au fil des tâtonnements des lecteurs. Les poètes, Tibor Papp, Claude Maillard, Frédéric de Velay, Jean-Marie Dutey ou Philippe Bootz, ou encore Patrick-Henri Burgaud, préfèrent agir plutôt sur les mots. Ils les malmènent, ils les triturent, ils les transforment, ils les métamorphosent en des entités, étranges, déconcertantes, animées d'une vie propre. D'autres encore, Jean-Pierre Balpe dans la Tentation de Tantale,Patrice Zana dans Paysages sans ombres ou Marie Étienne dans Descendue d'un village, préfèrent chercher à les utiliser en des formes d'écritures dites " générées " [par ordinateur] qui relèvent quelquefois de la prose poétique, ainsi que l'illustrent les générateurs et les synthétiseurs de récits diffusés dans la collection " Génération " de la maison d'édition électronique Ilias. Les signifiants, les matériaux linguistiques concrets qui sont utilisés, vont alors des unités les plus élémentaires, l'image d'un caractère alphabétique ou alphanumérique, jusqu'à la présentation typographique, visuelle, d'une phrase ou d'un paragraphe ou encore d'une page de texte sur un écran. C'est ce que Tibor Papp ou Patrick-Henri Burgaud ont tenté d'explorer dans leurs créations respectives. Ces matériaux, ces " signes ", deviennent la source de multiples recherches sur des correspondances symboliques, linguistiques, sémantiques, intellectuelles, voire affectives, sur lesquelles les auteurs travaillent désormais, soit pour explorer ce qui constituerait la source de ces significations et de ces effets, comme ont tendance à le faire Tibor Papp dans Les très riches heures de l'ordinateur ou Philippe Bootz dans À bribes abattues . Aux lecteurs d'être perspicaces et attentifs. Les significations, les sens qui sont conférés aux signes précédents, deviennent à leur tour l'objet même de la réflexion et de la démarche créatrice. Dans les Hymnes à la femme et au hasardde Philippe Bootz, dans les Stances d'amour éternelde Jean-Pierre Balpe et comme dans 20 % d'amour en plus aussi de François Coulon, même si c'est sur un autre plan dans ce dernier cas, il s'agit d'utiliser ces éléments qui sont fournis à la fois par l'invention des auteurs et par l'intervention de l'ordinateur, pour les transformer en autant d'instruments et d'évocation. Il s'agit de stimuler l'imagination des lecteurs pour évoquer dans leur conscience et dans leur mémoire un univers imaginaire indéfini, complexe, infiniment ouvert et enrichi par le libre jeu de ces correspondances symboliques...Le principal matériau sur lequel opère la littérature, à savoir ce qu'on continue à appeler un " texte ", se transforme. Il se transmue non seulement sur un plan matériel et technique en changeant en quelque sorte de " statut ", d'état, dans la mesure où les mots, les signes linguistiques ou langagiers, et ce qui en constitue les signifiants et les significations contradictoires, deviennent ainsi indéfiniment sécables et malléables. Ils se sont mués en réalité en des symboles d'une nature poétique nouvelle, " matérique ", à la fois matérielle, intellectuelle et spirituelle, pour reprendre un néologisme forgé par Philippe Castellin, l'un des animateurs de la revue française Doc(k)s dans une thèse soutenue en 1997 à Paris, en Sorbonne, sur l'histoire, les formes et le sens des recherches poétiques immédiatement contemporaines. Ces " textes " acquièrent une dimension, une épaisseur " matérique " et symbolique nouvelle, plus ou moins dense, plus ou moins complexe selon que ces textes se réduisent à quelques énoncés ou à quelques phrases, par exemple, dans le cas des poèmes animés qui ont été diffusés par la revue alire, ou qu'ils se démultiplient au contraire en plusieurs centaines ou milliers de pages et de versions différentes dans le cas d'un récit interactif ou d'un roman généré. L'informatique, l'instrument, transforme ainsi radicalement non seulement l'objet de la littérature mais aussi ce qui en constitue le matériau privilégié, les " textes " et les " signes ", et donc, en même temps, la manière de les approcher. II. L'APPROCHE : L'INTERACTION L'approche, l'" interaction ", autrement dit l'action réciproque qui s'établit entre un ordinateur et son utilisateur aussitôt que l'on se sert d'un système de traitement de l'information, transforme la relation qui était entretenue auparavant avec les matériaux précédents. Un ordinateur n'est pas une machine inerte. C'est au contraire un outil de création actif, surtout depuis l'adjonction des écrans aux micro-ordinateurs au début des années 1980. Il exécute des traitements, il modifie les textes, il transforme les oeuvres. Il prolonge l'activité créatrice. Il ne l'entrave pas. Il introduit ainsi une " innovation ", une dimension nouvelle dans le travail de création qui était inconnue auparavant dans la littérature. C'est cette " innovation " dans le domaine de l'art, de la lecture, de la recherche et de l'écriture que les fondateurs en France de l'association L.A.I.R.E. (pour " Lecture - Art - Innovation - Recherche -Écriture "), Claude Maillard, Tibor Papp, Philippe Bootz, Jean-Marie Dutey, Frédéric de Velay, avaient décidé d'explorer dès 1989 en concevant d'emblée leur nouvelle publication comme une " revue animée ", constituée par des " écrits de source électronique " pour en reprendre le sous-titre. Dès lors, selon le degré d'ingéniosité des auteurs et des créateurs concernés, cette innovation est devenue un moyen nouveau pour exécuter, animer et générer des textes qui sont présentés comme inédits et aussi comme littéraires. L'exécution et le fonctionnement
des ordinateurs prédéterminent d'une manière directe
l'existence de cette littérature. Cette poésie, ces romans,
ces drames, ces fictions interactives n'existent nulle part à l'avance,
en dehors de l'utilisation d'un ordinateur. Tout est créé
en effet lors de l'" exécution " d'un logiciel de création
littéraire, appelé tantôt un " littéraciel "
pour reprendre une formule adoptée par Paul Braffort et l'association
française ALAMO, tantôt un " synthétiseur " comme le
propose des auteurs portugais, Pedro Barbosa et Abilio Cavalheiro avec
Sintex, tantôt
un " générateur " comme Jean-Pierre Balpe le préconise,
tantôt encore un " hypertexte " pour François Coulon ou Jean-Marie
Pelloquin par exemple. Dans tous les cas, les " textes " qui sont concernés
sont fabriqués à l'instant même où ils apparaissent
sur un écran. Les ordinateurs en sont donc le truchement indispensable.
Personne ne peut non plus y accéder sans disposer de l'équipement
informatique ou technologique nécessaire. Inversement, cette littérature
n'existe pas ailleurs, en quelqu'autre endroit que ce soit, en dehors de
ces ordinateurs qui en conservent non plus les états définitifs
mais les principes constitutifs. Un déplacement radical s'est effectué
dans la conception même du processus de la création littéraire.
Les fascicules imprimés successifs qui ont accompagné la
publication de chaque numéro de la revue alire depuis 1989
expliquent fort bien ce qu'il en est. Comme en musique, l'" exécution
" est devenue inhérente à l'existence de ces oeuvres littéraires
novatrices.
La génération et l'engendrement d'un texte radicalement inédit, à partir de rien, tentent alors d'explorer ces virtualités jusqu'à l'extrême. Le principe de cette autre forme de littérature électronique, de la " littérature générée par ordinateur ", c'est de créer, chaque fois, des textes uniques et chaque fois différents. C'est Absence insolite de Tibor Papp Autobiographie ou les Stances d'amour éternel de Jean-Pierre Balpe. Ce sont les Comptinesde Bernard Magné ou encore les récits de Crimesde Christophe Petchanatz. À la limite, le générateur ne fabrique plus, comme Philippe Bootz a essayé de le faire dans Passages, qu'un " poème à lecture unique ", un " poème " qu'on ne pourra jamais lire deux fois. Dans cette direction, cette littérature a peut-être atteint l'une de ses frontières les plus extrêmes. Avec l'" interactivité " ou l'" interaction ", on le constate, l'approche de la littérature se transforme radicalement. Des " écrits de source animée " aux fictions ou aux drames " interactifs ", c'est une littérature nouvelle, ce sont des oeuvres inédites, dynamiques mouvantes, fugaces, insaisissables, qui naissent sur les écrans, que ce soit dû à l'exécution d'un littéraciel, que ce soit provoqué par l'animation d'un texte électronique ou que ce soit encore produit par la génération d'un poème ou d'un fragment de récit par un ordinateur. En ce sens, la littérature interactive devient quelque chose d'autre, et l'écriture, l'acte qui la fonde, une action réciproque, où les relations entre l'auteur, le texte et le lecteur se transforment. III. LA DÉCOUVERTE : L'ÉCRILECTURE La découverte, c'est
l'" écrilecture ", à
savoir l'imbrication, la combinaison, voire la fusion des actes de " lecture
" et d'" écriture"
en une seule action. C'est la principale révélation que ces
formes d'innovation et de création littéraires ont fait apparaître.
Le phénomène est récent. Les premières prises
de conscience et les premiers essais de formulation ont eu lieu au Portugal,
au début des années 1970, par Pedro Barbosa et ont été
reprises depuis dans un livre publié en 1996, au Portugal toujours,
à Lisbonne, aux éditions Cosmos : A Ciberliteratura. Ces
constatations ont été faites également, par la suite,
par des érudits comme Orlando Carreño Rodriguez-Maribona
en Espagne, en 1991, dans une thèse sur Nuevas Tecnologias de
la informacion y creacion literaria, soutenue
à Madrid devant l'université " Complutense".
D'autres confirmations et témoignages ont été apportés
depuis le début des années 1990 par des auteurs divers, des
poètes, des écrivains et même par de premiers critiques,
à propos de cette transformation de la perception de ce qu'on appelle
la " littérature ", et notamment de trois de ses aspects constitutifs
essentiels, à savoir la "lecture",
l'" écriture "
et, enfin, la " récriture".
La lecture, l'acte par lequel
on découvre, on comprend et on interprète un texte, ne peut
plus être conçu de la même manière. Un ordinateur
est certes un instrument de lecture mais cet instrument est doté
d'un écran dit de " visualisation ". Sur cet écran, un texte
qui s'affiche est d'abord " vu " comme une " image " avant d'être
" lu " comme un " texte ". C'est sur cette ambiguïté et sur
cette dualité de l'apparence nouvelle que les textes prennent ainsi
que jouent des auteurs, aussi bien des poètes comme Philippe Bootz
ou Patrick-Henri Burgaud, que de premiers romanciers comme François
Coulon. Ils conçoivent en effet d'abord des " textes à voir
", ensuite des " textes à lire ", pour reprendre le vocabulaire
qui est utilisé par Philippe Bootz à ce propos. Ce sont Les
Vagues de la mer [qui] dansent au chant des pierres de
Patrick-Henri Burgaud. C'est À bribes abattues
de
Philippe Bootz. À la limite, comme l'observe Philippe Castellin
à propos de la revue Doc(k)s, le " texte " qui est lu n'est
plus l'unique source des effets poétiques. C'est au contraire son
" image ", ou l'image à l'intérieur de laquelle il s'inscrit,
qui prévaut.
L'écriture, l'acte qui
consiste à écrire, à transcrire une phrase, un paragraphe,
un texte sur un écran va aussi utiliser les ressources de cet écran
en introduisant, par exemple, des effets de surgissement, de dédoublement,
d'éclatement, d'amuissement, de renversement, de déroulement,
dont le caractère prédéterminé ou aléatoire
ne sera pas toujours prévu à l'avance par l'auteur. Le processus
de l'écriture se déplace vers l'amont. Cet auteur détermine
des règles d'écriture que l'ordinateur exécutera.
L'auteur n'écrit plus le texte définitif, affiché
ou imprimé, qui sera lu par le lecteur. C'est au contraire le lecteur
qui va construire le parcours qu'il va effectuer. Ce processus peut même
devenir à son tour l'objet d'une figuration symbolique C'est le
cas dans Voies de Fait de Jean-Marie Dutey dont les mots
qui constituent le texte s'affichent sur l'écran à l'intérieur
de dalles carrées. L'irruption de la silhouette du lecteur (un lecteur
fictif certes) sur ce dallage textuel, vue d'en haut, et la succession
de ses mouvements en avant, en arrière, à droite ou à
gauche, en fonction de l'action du lecteur réel et de ses interventions
sur les touches du clavier modifie l'ordre d'apparition des mots. L'interactivité
est conçue dans cet exemple comme la reproduction d'une véritable
action concrète de la vie quotidienne. Ce sont les déplacements
mêmes du lecteur actif qui déterminent la construction du
texte.
La récriture, l'acte
qui consiste à récrire un texte pour le modifier, que ce
soit en remplaçant des mots, ou insérant des fragments de
phrases, ou en modifiant les règles d'écriture précédentes
à la volonté et au gré du lecteur, devient un aspect
complémentaire et peut être fondamental de la lecture et de
l'écriture. Un lecteur peut acquérir en effet une certaine
autonomie de création. Il suffit que des auteurs acceptent de déléguer
une partie de leur propre pouvoir de création du texte définitif.
Ainsi que le déclare Pedro Barbosa, l'écriture devient "
variationnelle ". L'auteur se contente de définir l'équivalent
d'un canevas, en ménageant la possibilité au lecteur de multiplier
des " variations " autour d'un " thème " général,
à savoir les différentes variantes ou versions d'un même
" texte " initial dont on peut modifier quelquefois jusqu'à la texture
même. Le texte ne cesse de se métamorphoser. C'est aussi une
autre perception de l'imaginaire qui s'esquisse, comme le confirment ces
vers produits par un ordinateur, sur l'intervention d'un lecteur, Arnaud
Gillot, à partir d'une exécution de Questionsd'amour
et de poésie d'Henri Deluy et de Jean-Pierre Balpe : Dans ce poème, qui a
été " créé " sous la double action d'un auteur
originel (et même de deux, Henry Deluy et Jean-Pierre Balpe) et d'un
lecteur privilégié (Arnaud Gillot), et ceci par l'intermédiaire
d'un logiciel et d'un ordinateur, l'amour de la poésie entraîne
l'" écrilecteur " vers un univers étrange qui n'est pas sans
poser de nombreuses questions, ne serait-ce qu'à propos de cet éloge
paradoxal de la fureur et de l'inspiration poétiques présenté
par un ordinateur ! On pourrait multiplier les exemples. Il suffit de se
rendre compte que, dans ce processus, l'" interaction " a transformé
l'acte de création en un acte de " co-création ", de création
partagée, collectif et composite.
Une révolution intellectuelle,
esthétique et littéraire, est ainsi en train de s'opérer.
Les notions de " texte ", d'" auteur ", de " lecteur " que l'on croyait
intangibles se fissurent et se fragmentent. Peu importe le caractère
encore incertain ou inachevé de ces tentatives qu'on a essayé
de retracer. Ce qui apparaît à travers ces expériences,
c'est que la conception même de la littérature et des actes
qui la fondent se transforment en cette fin du XXe siècle
Des opérations comme la lecture, l'écriture, la récriture,
qui étaient perçues jusqu'à une date récente
comme des actions distinctes, tendent en effet à se fondre en un
seul acte, en une action unique, idéale, d'" écrilecture
", où ce qu'on appelle la " littérature " semble trouver
son accomplissement. En cela, déjà, réside un premier
apport de ces recherches, si modestes soient-elles par ailleurs.
Si vraiment la littérature,
c'est ce qu'on " lit ", ces premières expérimentations prouvent
que l'informatique propose aux écrivains non pas une mais de multiples
démarches de création originales. C'est ce que des revues
comme alire ou KAOS ont tenté de faire connaître
depuis 1989 dans la poésie avec des auteurs comme Patrick-Henri
Burgaud, Claude Maillard, Jean-Marie Dutey, Tibor Papp ou Philippe Bootz.
C'est ce que des cédéroms, Cette
originalité tient en particulier à la manière dont
le matériau privilégié de la création littéraire,
le " texte " ou les " textes ", se trouve remis en question par ce qu'on
appelle l'" interaction " ou encore l'" interactivité ", c'est-à-dire
le " dialogue " qui s'instaure entre un ordinateur et un utilisateur, le
" lecteur ", dès lors que l'on cherche à se servir de cet
instrument à des fins de création. Et là, matérialisée
en deux étapes, une première sur un plan théorique
et encore très abstrait dès le début des années
1960 avec les réflexion fondatrices de l'" Oulipo ",
et une seconde, plus concrète, illustrée
depuis le début des années 1990 par de nombreuses recherches
dont la plupart se sont concentrées autour de la revue alire,
là se situe peut-être une découverte capitale. En ces
lieux d'avant-garde, une prise de conscience radicale est en train de s'opérer
: la " littérature " n'est plus tout-à-fait la " littérature
". Une rupture s'est produite. Ce qui était perçu auparavant
comme la " littérature " tend à légitimer des formes
de création nouvelles, expérimentales, " électroniques
", dont le statut reste à déterminer. Cette littérature
qui émerge est en effet fondamentalement symbolique, virtuelle et
potentielle. Ce que ces auteurs nouveaux entendent par la " littérature
" est devenu un processus dynamique, un acte recréateur. Ses promesses
s'accomplissent lorsqu'elle se récrit et parce qu'elle se récrit.
Le " lecteur " n'est plus un lecteur au sens traditionnel du terme. Il
est devenu un " écrilecteur ", quelqu'un qui lit pour écrire
et qui récrit pour se relire en une démarche créatrice
sans fin parce qu'un " auteur " a accepté de lui déléguer,
grâce à l'ordinateur, une partie de son propre pouvoir de
création. Tout se transforme donc dans cette démarche nouvelle.
Par cet acte d'" écrilecture ", par cet acte refondateur, la littérature
acquiert une dimension supplémentaire. Ses richesses, ses virtualités,
ses potentialités qu'un Stéphane Mallarmé ou qu'un
Raymond Queneau avaient pressenties commencent à se révéler.
Ce qui a été prévu,
prédit, expérimenté et découvert, puis vérifié
en Europe depuis 1959 par des pionniers comme Raymond Queneau et François
Le Lionnais en France, Italo Calvino et Umberto Eco en Italie, Pedro Barbosa
et Abilio Cavalheiro au Portugal, Harry Mathews ou Alan Ayckbourn en Angleterre,
préfigure ce qu'une écriture, une littérature " hypermédiatique
" ou " panmédiatique ", pourrait devenir demain, au XXIe
siècle. Les exemples de poésie électronique qui ont
été cités, les premiers récits ou romans interactifs
qui ont été signalés, les premières tentatives
d'écriture de drames interactifs qui ont été évoquées,
en sont quelque sorte l'aurore, la promesse et, quelquefois aussi, pour
certaines d'entre elles, des impasses déjà. L'élan
en sera vraiment impulsé le jour où cette forme de littérature
encore marginale aura trouvé non seulement ses auteurs, mais aussi
ses éditeurs, ses lecteurs, ses amateurs et ses critiques...
Publiée dans la Revue
de l'EPI n° 94, juin 1999.
Bibliographie . Vuillemin (Alain) : Informatique et Littérature (1950-1990), Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1990. . Le Lionnais (François) : « La LIPO (Le premier manifeste) », in Oulipo : La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 17. . Alire, revue animée d'écrits de source électronique, réalisée par LAIRE, éditée par Mots-Voir, 27 allée des Coquelicots, 59650 Villeneuve d'Ascq, France. (Une disquette de démonstration est proposée dans la Bourse EPI sous la référence 7711.LE en page 227.) . KAOS diffusée de 1990 à 1994 par le groupe « Kaos » (société pour le traitement avancé du langage) et reprise en partie depuis 1994 dans le cadre de la collection « Génération » de la maison d'édition llias, 113 rue Anatole France, 92300 Levallois-Perret, France. . Pelloquin (Jean-Marie) : Frontières Vomies, roman interactif sur ordinateur, Paris, JMP formation (2 bis rue Dupont de l'Eure, 75020 Paris, France), 1995, une disquette. . Coulon (François) : 20 % d'amour en plus, roman, Paris, Kaona (Ici et ailleurs, 4 allée des Argelas, 13790 Châteauneuf-le-Rouge, France), 1996, un cédérom. . Lafaille (Jean-Marie) : « Fragments d'une histoire », in alire n° 8, novembre 1994. . Dufour (Franck), Chiffot (Jacky) et Armanetti (Gilles) : Sale Temps, drame interactif, Paris, Microfollie's (16/24 rue Cabanis - 2 villa de Lourcines, 75014 Paris, France), 1997, un cédérom. . Balpe (Jean-Pierre) : La Tentation de Tantale, Paris, Ilias (collection « Génération »), 1994, une disquette. . Zana (Patrice) : Paysages sans ombre, Paris, Ilias (collection « Génération »), 1994, une disquette. . Étienne (Marie) : Descendue d'un village, Paris, Ilias (collection « Génération »), 1994, une disquette. . Papp (Tibor) : "Les très riches heures de l'ordinateur", in alire n° 1, mars 1989. . Bootz (Philippe) : À bribes abattues in KAOS, n° 1, 1991, repris dans alire n°9, juin 1995. . Bootz (Philippe) : Hymne à la femme et au hasard, in alire n° 7, avril 1994. . Balpe (Jean-Pierre) : Stances d'amour éternel, in KAOS n° 1, 1991. . Castellin (Philippe) : Doc(k)s : mode d'emploi. Histoire, formes et sens des poésies expérimentales contemporaines, Paris, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1997. . Balpe (Jean-Pierre) : Autobiographie, in KAOS n°3, 1993. . Magné (Bernard) : Comptines, in KAOS n°2, 1992. . Petchanaz (Christophe) : Crimes, in KAOS n°2, 1992. . Bootz (Philippe) : Passages, in A:\Littérature?, Villeneuve d'Ascq, CIRCAV-GERICO-MOTS-VOIR, 1994. . Barbosa (Pedro) : A Ciberliteratura Criaçâo literaria e Computador, Lisboa, Ed. Cosmos, 1996. . Carreno Rodriguez-Maribona (Orlando) : Nuevas Tecnologias de la informacion y creacion literaria, Madrid, Universidad Complutense, 1991. . Burgaud (Patrick-Henri) : Les Vagues de la mer dansent au chant des pierres, in alire n°8, novembre 1994. . Dutey (Jean-Marie) : Voies de Fait, in alire n°2, décembre 1989. . Deluy (Henri) et Balpe (Jean-Pierre): Questions d'amour et de poésie, in KAOS n°3, 1993. . Oulipo : La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, et Atlas de Littérature potentielle. Paris, Gallimard, 1981. |