Jean-Luc RINAUDO
Etienne et Chloé préparent un exposé sur les oiseaux migrateurs. Ils entrent dans la BCD de l'école, et, avec l'aide de l'animatrice bibliothécaire, consultent le fichier des mots-clefs, puis se rendent vers les rayonnages des ouvrages de biologie. Ils prennent un livre, l'ouvrent à la table des matières, parcourent une ou deux pages puis le reposent. Ils choisissent alors un autre document, en consultent l'index à la fin du volume, ouvrent le livre à la page voulue, parcourent rapidement l'article, remarquent la carte des migrations et notent un renvoi, dans le même ouvrage au chapitre Chasse. Ils décident d'emprunter le livre et retournent vers leur classe. Les deux élèves
de ce récit purement imaginaire, viennent de réaliser une
suite d'opérations nécessaire à toute recherche documentaire
organisée vers un but précis, à l'opposé d'une
attitude de butinage, au hasard des rayons d'une bibliothèque. Je
ne veux pas dire ici qu'une circulation au gré de l'inspiration
ou des humeurs du moment, n'est pas intéressante mais je ne pense
pas que, dans le cadre d'une projet précis de recherche de documentation,
ce soit la démarche la plus pragmatique.
QUATRE RAISONS POUR LIRE DES HYPERDOCUMENTS Mais alors pourquoi utiliser le multimédia et investir des crédits relativement importants dans l'achat, la location ou l'entretien d'ordinateurs ? Outre le fait que les instructions officielles nous invitent à travailler avec les outils informatiques ; j'y vois personnellement quatre grandes raisons. Les deux premières concernent les documents. Tout d'abord, avec l'extension massive des réseaux électroniques de communication, les éditeurs de logiciels multimédias proposent des mises à jour régulières de leurs produits et surtout des données qu'ils utilisent. Dans le cas d'une étude sur la migration des canards, comme dans le récit précédent, cela peut être sans grand avantage, mais dans le cadre de la consultation d'un atlas géographique, par exemple, que les transformations politiques et les évolutions économiques ou démographiques imposent de modifier régulièrement, on comprendra sans difficulté l'intérêt d'une mise à jour, à un coût plus réduit que le remplacement total du produit. Ensuite, toujours à l'aide des réseaux, la recherche documentaire peut s'effectuer même sur des documents que la bibliothèque ne possèdent pas. Le budget des bibliothèques scolaires ne leur permet pas généralement de posséder tous les ouvrages nécessaires à toutes les demandes de tous les élèves d'un établissement d'une dizaine de classes. Les hyperdocuments sont multiples, œuvre de professionnels de l'édition multimédia, d'enseignants ou d'élèves, et couvrent l'ensemble des domaines de savoirs, de l'extraction du gaz naturel au musée imaginaire, de la biologie humaine au compte rendu d'une classe patrimoine, par exemple. En particulier, les enquêtes très contextuelles requièrent souvent des documents particuliers que la bibliothèque ne possède pas comme des éléments d'histoire ou de géographie locales liés à une sortie pédagogique ou encore à un événement particulier. Ainsi le site d'une école, dans une commune où a vécu Victor Schoelcher, traite de l'abolition de l'esclavage. A côté de ces raisons plutôt d'ordre technique et économique, qui concernent le fond de la BCD, deux autres raisons m'incitent à encourager le travail avec les hyperdocuments avec les élèves. En premier point, je retiendrai une raison pédagogique car l'usage des hyperdocuments informatiques offrent sans doute une chance supplémentaire aux élèves de rencontrer le savoir, en particulier pour ceux dont les difficultés en lecture ou le rejet de toute culture de l'école ne leur permettent pas d'utiliser les ressources livresques classiques d'une bibliothèque. Les hyperdocuments sont plus proches dans leur mode d'appropriation, dans l'interface qu'ils offrent aux utilisateurs, des jeux de consoles qu'affectionnent bon nombre de jeunes. Je ne prétends pas que le multimédia est la solution à tous les problèmes auxquels sont confrontés les enseignants face aux élèves en difficulté scolaire ou que l'ordinateur pourrait devenir un pédagogue miraculeux. Il faut laisser leur place aux machines et leur rôle aux enseignants. Je pense toutefois qu'il s'agit d'un outil supplémentaire qu'il ne faut pas négliger, particulièrement pour ces élèves. En second point, je ferai une remarque, plus d'ordre politique. Si l'école, institution de la République et service public, n'offre pas à tous la possibilité de se familiariser avec les ordinateurs, d'utiliser avec efficacité les outils de recherche documentaires modernes, d'accéder aux savoirs, alors les politiques et les enseignants porteront probablement une grande responsabilité dans l'exclusion de certains dans l'accès au savoir. Les bibliothèques municipales sont de plus en plus informatisées non seulement dans la gestion des prêts et des ouvrages mais aussi pour les consultations de lecteurs et prennent parfois alors le nom de médiathèque. L'école doit offrir les clefs d'accès aux connaissances au plus grand nombre, en particulier à tous ceux qui ne disposent pas d'un ordinateur à domicile. Sans faire preuve d'une grande analyse prospective, on peut avancer que le monde des études et le monde du travail, à quelque niveau que ce soit, vont recourir de plus en plus fortement à des situations de documentation assistée par ordinateur. On comprend alors pourquoi la consultation d'hyperdocuments est, me semble-t-il, une activité essentielle, au niveau méthodologique, au cycle des approfondissements. Précisons qu'il va de soi qu'il ne s'agit pas d'une leçon de méthodologie de recherche, mais à ce que ces apports méthodologiques se construisent dans de réelles situations de recherches documentaires. Devant l'afflux d'informations de sources multiples, tout chercheur qu'il soit universitaire ou élève de cycle III à l'école primaire, se doit d'avoir une méthode d'abord pour accéder assez rapidement aux informations qui l'intéressent puis pour les trier et les intégrer en connaissances. Sinon, les informations recueillies risquent fort de ne rester que des bruits perçus et ne pourront en aucun cas devenir des savoirs. Ainsi, lire des hyperdocuments est donc, me semble-t-il, une nécessité pour l'enfant citoyen de demain. Mais lire ne peut pas aller sans produire. Reprenant à mon compte les mots de Josette Jolibert ; je pense que les enfants doivent aborder le monde de l'écrit non seulement comme lecteurs et récepteurs mais aussi comme producteurs, éditeurs et diffuseurs. Tout d'abord l'écriture d'hyperdocuments place les élèves dans de véritables situations de projets qui nécessitent la coopération d'enfants et l'aide d'adultes. C'est en effet, un travail d'envergure qui ne peut être mené à bien par des élèves, de façon individuelle, sauf à de très rares exceptions. J'ai moi-même eu l'amère désillusion de constater la très grande difficulté d'élèves à écrire, seuls, en fin de cycle, le scénario d'un hypertexte, après en avoir lu de nombreux et produit un collectivement. Quand ils parvenaient à terminer les scénarios, ceux-ci étaient, le plus souvent, très pauvres tant au niveau du contenu qu'au niveau de l'arborescence. Il manquait sans doute à la fois la stimulation du groupe, féconde dans l'inventivité, et l'assurance qu'il procure pour que les élèves osent s'aventurer dans des domaines plus inconnus et donc plus inconfortables ou du moins plus risqués. Ensuite, l'activité d'écriture d'un hyperdocument est, comme toute activité d'écriture fonctionnelle, une situation de production d'écrit qui favorise, participe à la maîtrise de la langue. La cohérence du texte, l'emploi d'un vocabulaire précis et juste, la concordance des temps, l'utilisation des règles de grammaire, conjugaison et orthographe dans des situations réelles, prennent alors leur plein sens. D'autant plus si le projet est de diffuser le document produit. La diffusion n'a pas nécessairement lieu à grande échelle. Installer les hypertextes produits sur les disques durs des ordinateurs de l'établissement, peut en constituer la forme de diffusion, de socialisation minime de l'écrit. Les échanges avec les correspondants pour les classes qui en ont, élargissent quelque peu le champ. Les bourses d'échanges associatives (comme celle de l'EPI) ou la mise en ligne sur des sites Web sont des modes de diffusion à un plus large public, mais surtout une diffusion réelle à un public inconnu. Aux récents entretiens Nathan, à la Sorbonne, Alain Bentolila rappelait avec conviction que travailler la langue c'était aller de dire du connu à des proches jusqu'à dire à des personnes inconnues ce qu'ils ne connaissent pas. Enfin, il me paraît important de démystifier le côté magique, pour beaucoup d'enfants, voire d'adultes, de l'ordinateur. En les confrontant au faire, à l'action, on place les élèves dans un processus d'appropriation et donc de construction active. La machine, les hyperdocuments ne deviennent plus objets magiques, dotés de pouvoirs si ce n'est divins ou surnaturels, du moins incompréhensibles. La relation à la machine perçue mythiquement comme toute puissante, est alors transformée. Non pas pour obtenir une totale maîtrise de l'élève qui se substituerait à l'omniscience de la machine (ce n'est pas cela qui est visé et nous ne formons pas des ingénieurs système), mais pour faire avancer l'idée, chez les élèves, qu'à la base des logiciels et des machines qu'ils utilisent, il y a le travail d'hommes et de femmes, avec leurs connaissances, raisonnements et savoirs mais aussi parfois avec leurs erreurs et leurs incomplétudes. Ainsi, produire un hyperdocument constitue peut-être la version moderne, aux couleurs des nouvelles technologies, de ce que les instituteurs du mouvement Freinet avaient débuté dès 1932 avec les BT. L'outil technologique n'est pas second : c'est lui qui donne sa forme au document. Mais il n'est pas en première place pour autant, car c'est bien du contenu de l'hyperdocument que la technique tire avantage. L'activité de production multimédia offre alors une réalisation sur un double plan : au niveau du travail d'écriture d'une part, et parallèlement au niveau du support technique. Les logiciels sont nombreux qui permettent de mettre en forme des hyperdocuments, des plus professionnels aux plus artisanaux, à tous les prix et pour toutes les configurations matérielles possibles. Les traitements de texte proposent depuis quelque temps des moyens de créer des liens internes à un document et même reliant deux documents différents. Ils peuvent constituer une bonne introduction à ceux qui souhaitent se lancer dans la réalisation d'hyperdocuments, de même que les compilateurs de fichiers d'aide ou les logiciels comme Présente. La question n'est pas de présenter tel ou tel logiciel, mais plutôt une démarche qui soit plus transversale. UNE DEMARCHE DE REALISATION D'HYPERDOCUMENTS DE TYPE FICTIONNEL En dernier point je
présenterai une catégorie un peu particulière d'hyperdocuments,
souvent peu réalisées : l'hypertexte fictionnel. Il s'agit
de réaliser une histoire dont le lecteur est le héros. Le
principe de ces histoires est qu'à la fin d'une partie, d'un chapitre
ou d'une page, un choix est proposé au lecteur qui le renvoie à
telle ou telle page du livre. C'est sur ce principe que sont nées
les histoires de Gaétan. Ce sont des quêtes, dans des parcours
labyrinthiques, qui rencontrent du succès auprès de nombreux
jeunes lecteurs. Philippe Breton a souligné déjà
combien la culture du labyrinthe est un mythe fort présent chez
les amateurs de jeux informatiques. C'est aussi sans doute une forme du
mythe du savoir acquis après un long périple, après
avoir surmonté maints pièges, passé au travers de
chausse-trapes ou survécu à de mortels dangers. Au cours
de ces histoires, Gaétan se fait héros pour secourir un roi,
la reine, ou un ami. Son Graal est tour à tour son chat perdu, ses
clefs oubliées. Au fil des histoires, il me semble que l'identification
à Gaétan, au personnage des histoires s'est faite de plus
en plus importante, et d'histoires totalement imaginaires les enfants écrivains
sont passés à des histoires plus réalistes, du moins
dans l'amorce de la situation : se perdre dans un supermarché, ne
plus pouvoir rentrer chez soi, perdre sa famille... Wilfred Bion
situe le développement de la capacité de penser dans l'obligation
pour le bébé de gérer la frustration qui résulte
de l'expérience émotionnelle de l'absence de sa mère.
La mise en mots de ces peurs les plus archaïques permet de mieux les
affronter. Gaétan représente à la fois le lecteur,
puisque c'est lui le héros, et l'identification peut avoir lieu
facilement, mais c'est aussi un personnage imaginaire dont le lecteur peut
s'éloigner, se désaisir, se désinvestir. Le présence
d'un prénom est d'ailleurs à ce titre là un point
important.
Sur un plan plus purement pédagogique, l'écriture d'histoires dont le lecteur est le héros est une très bonne occasion de travailler, en situation fonctionnelle d'écrit, les pronoms de la deuxième personne et les conjugaisons, ainsi que la forme interrogative. Elle offre aussi l'occasion d'un travail rigoureux de logique, en particulier lors des phases de relecture, pour s'assurer que tous les chemins sont réalisés et que les liens sont correctement placés. La production de fictions hypertextuelles nécessite un travail en quatre phases :
M'attachant davantage
à un travail centré sur la démarche que sur les recettes,
je n'ai pas présenté de détails techniques ni d'astuces
pédagogiques qui sont propres à chaque enseignant, pour des
contextes particuliers. Je précise cependant que les hypertextes
écrits par les élèves avec qui j'ai travaillé,
se constituent de pages de texte, correspondant à des écrans,
qui se terminent par une question fermée pour laquelle la réponse
attendue est oui ou non. On pourrait complexifier l'offre de réponse
sans doute, avec des élèves plus âgés ou plus
expérimentés, mais pour ma part, j'en reste à ces
deux possibilités qui fournissent déjà un support
pour des scénarios complexes. Les histoires sont illustrées
par une image fixe, car le but premier était que les élèves
lisent le texte qui s'affiche à l'écran et non pas qu'ils
reconnaissent l'image. Pour lever les dernières réserves
de ceux qui n'oseraient pas, au terme de cet article, tenter l'aventure
avec leurs élèves, je propose le schéma d'une partie
d'un scénario qui se construit dans la discussion avec les élèves
et le début de la même histoire saisie.
Le scénario adopte une structure inspirée de la structure d'analyse narrative et textuelle de Brémond, (mais aussi probablement d'autres analyses de structures de textes narratifs) et montre l'agencement des pages, épisodes de l'histoire, et les suites de succès ou d'échecs auxquels elles conduisent. Dans le schéma partiel proposé ici, le trait plein montre le lien à la suite d'une réponse affirmative, le pointillé indique le lien qui suit une réponse négative. Il va de soi que l'usage des feutres de couleur rend le schéma beaucoup plus clair. Le texte ci dessous est le résultat écrit issu de ce scénario.
De nombreuses autres possibilités de travail s'offrent à qui veut se lancer dans l'écriture d'hyperdocuments, fictionnels ou documentaires. Je n'ai pas en particulier ici traité la question des images dont on sait qu'elle est d'importance. Quelle illustration ? À quel endroit ? Qu'apporte-t-elle ? Quelle est sa nature ? Est-elle libre de droit ? Je n'ai pas non plus abordé la question des séquences vidéo animées car, pour le coup, le matériel nécessaire devient là relativement onéreux et bien peu d'établissements scolaires du premier degré le possèdent. Enfin, la question du son, commentaires, bruitages ou accompagnement musical n'a pas été exploité ici. Que le lecteur n'en conclue pas que les arts plastiques et la musique sont des matières que je considérerais comme secondaires. Bien au contraire ! Il reste encore beaucoup de travail ! Je propose enfin une disquette* contenant une dizaine d'histoires de Gaétan déjà écrites par les élèves, dont celle qui est montrée en exemple dans le schéma (Gaétan va avoir une petite sœur). Jean Luc RINAUDO * Cette disquette est diffusée, dans le cadre de la bourse de logiciels de l'EPI, sous la référence 3211-FR, Histoires de Gaëtan. Cet article est paru dans la Revue de l'EPI n° 93, mars 1999. |