UNE UTILISATION RÉUSSIE D'INTERNET Pierre-Marie LASSERON
Le 27 avril 1998, le quotidien Le Monde titrait dans un article : "Esclavage : le Web se forge une mémoire." Une reproduction d'écran accompagne cet article, celle du site d'une école primaire de Houilles, commune des Yvelines où décéda Victor Schœlcher, le désormais célèbre auteur du décret qui en 1848 venait clore officiellement un chapitre pas très reluisant de notre histoire : l'esclavage. Mais est-il clos ce chapitre ? De fait non, ne soyons pas crédules. Les séquelles et avatars de l'esclavage s'appellent : racisme, intolérance, illettrisme, travail des enfants, etc.
Il n'y a jamais eu autant d'esclaves dans le monde qu'aujourd'hui ! Le propos de cet article est de vous présenter la genèse de ce site, ses effets sur la vie de l'école et, les perspectives qu'il permet d'entrevoir aujourd'hui. Quel ton prendre pour en rendre compte : langue de bois ou non, j'opte pour la deuxième option, car ce site n'est pas dû à une volonté de s'inscrire, dans le discours politique ambiant, concernant la citoyenneté. LA GENÈSE D'UN SITE Ce site est le résultat d'un heureux concours de circonstances, de la volonté d'un enseignant et, du savoir faire de ses collègues. Septembre 97, la mairie de Houilles lance, dans les écoles, un appel à contribution pour la commémoration de l'abolition de l'esclavage. Argh ! commémoration, la France va encore une fois se passer la brosse à reluire et se donner bonne conscience. Le sujet est absent des manuels et complètement inconnu des élèves. Dans le même temps, le maître qui fait office de "gourou informatique" à l'école, sait très bien qu'il ne pourra réussir à implanter Internet dans l'école qu'en partenariat avec la municipalité. Il faut bien que quelqu'un assume les coûts financiers et l'école n'a pas les moyens de se lancer seule dans l'aventure. Après une recherche sur Internet, un premier constat s'impose Schœlcher et la question de l'esclavage n'existent sur la toile qu'à l'état embryonnaire. Il y a donc un vide à combler et une demande de la mairie. Un pré-projet de création de site est déposé et, rapidement accepté. La mairie a très bien compris l'enjeu que représente Internet pour les écoles. Un partenariat efficace se met en place, les moyens nécessaires à la réalisation seront mis à disposition le plus rapidement possible. Dès octobre, le projet pédagogique complet peut être élaboré. C'est une partie essentielle du travail. Dans ce genre d'aventure, il vaut mieux baliser le terrain et savoir où on met les pieds. La démarche et les axes de travail sont définis, ils couvriront les domaines de l'histoire, la géographie, l'éducation civique, les arts. La démarche, elle peut se résumer en quatre verbes : chercher, comprendre, écrire et partager. C'est pour ce dernier que les technologies de l'information et de la communication vont être utilisées avec profit. Une fois les axes de travail définis, la ligne de téléphone installée, le compte Internet ouvert au CRDP, on pourrait se dire : "C'est bon, il n'y a plus qu'à faire !" En fait, le travail ne fait que commencer car les élèves du CM2 concerné, n'ont aucune idée, aucune représentation mentale de ce que le maître attend. Internet, ils sont contents de l'avoir en classe, ils en ont tous entendu parler, parfois leurs parents sont connectés, mais globalement pour eux Internet = inconnu et un ordinateur, ça sert surtout pour s'amuser. Il va donc falloir, avant de pouvoir entreprendre quoi que se soit, qu'Internet soit démystifié et qu'il devienne un élément logique et normal de la vie de la classe, au même titre que la bibliothèque, les manuels, la craie et le tableau...Cela se passe sans trop de difficultés. Les élèves abordent l'ordinateur sans se poser de questions métaphysiques, et les problèmes sont résolus au fur et à mesure qu'ils se présentent. Le premier mois, les élèves explorent "librement" (c'est-à-dire sous l'œil vigilant du maître), il n'y a pas de leçons classiques à propos d'Internet. Ils l'utilisent, c'est tout. Le but est qu'ils prennent la mesure de l'outil. Ils se rendent vite compte, que ce que les médias décrivent comme une mine inépuisable, un eldorado du savoir, est en fait d'une relative pauvreté pour un enfant de 10 ans dont l'anglais n'est pas la langue maternelle. De plus, c'est lent. L'après-midi, c'est encore plus lent. (Au passage, on en profite pour aborder la notion de décalage horaire). Cependant, il y a de bonnes surprises, des sites intéressants, on adapte nos horaires et l'emploi du temps de la classe. Peu à peu, en discutant, les élèves prennent conscience que derrière les sites qu'ils visitent, il y a des êtres humains qui ont voulu s'exprimer et partager un savoir sur des sujets qui leur tenaient à cœur. L'Internet devient un espace d'échanges. Il y a quelques écoles, on tâtonne, on progresse. Dans le même temps, Victor Schœlcher et l'esclavage, deviennent des thèmes de plus en plus présents dans leur quotidien. On le cherche dans le manuel d'histoire : rien ! Sur Internet : presque rien ! Les enfants sont choqués, ils ont un sens assez aigu de l'injustice et se rendent compte qu'il y a là une situation qui n'est pas normale. Pour résumer, un élève finit par dire que ce serait bien si nous aussi, on pouvait dire quelque chose, parce que Schœlcher est mort à Houilles etc., etc. A partir de ce moment là, tout le travail préparé en amont peut être lancé. Nous sommes à la veille des vacances de Noël. Finalement Internet représente quelque chose pour eux. C'est encore flou, mais suffisant pour que le maître puisse s'appuyer dessus. Cependant seule une classe est concernée directement. Les autres enseignants sont intéressés, ils savent que le projet est ouvert à tout le monde, mais ils se sentent désarmés par les difficultés techniques. Les idées, ils n'en manquent pas, ils voient bien qu'à partir de Schœlcher, on peut faire de l'éducation civique d'une manière plus vivante et intéressante. Seulement la compétence technique leur fait défaut. Devant le désir de participer, l'initiateur du projet assume de prendre sur lui tout l'aspect technique. Cela va générer une surcharge de travail, mais le jeu en vaut la peine, car chaque âge va amener un regard particulier sur la question. De plus toute l'école se trouvant impliquée, le projet devient un travail d'équipe au vrai sens du terme. C'est aussi l'occasion pour l'initiateur de se faire une expérience du vocable "personne ressource". Il en a aujourd'hui une bonne idée, et peut affirmer que pour faire un travail sérieux, on ne pourra pas se contenter du bénévolat. Revenons au travail d'équipe. L'école se voit dynamisée et stimulée par la création du site mais en gardant toujours à l'esprit qu'Internet n'est qu'un outil. On ne travaille pas pour Internet. On s'en sert pour laisser une trace, pour combler, à notre façon, le vide laissé par les éditeurs de manuels. Chacun y trouve l'occasion de faire ce qui lui plaît. Les enseignants des CP et CE1 aiment chanter, ils montent une chorale pour l'occasion. Faire chanter juste une centaine d'enfants n'était pas le moindre des défis de ce projet. Les CM1 veulent écrire une nouvelle qu'ils espèrent transformer en saynète, les CE2 décident de visiter la maison de Schœlcher... Comme l'une des règles de base du projet est de rejeter toute contrainte, cela aurait été un comble en parlant de l'esclavage, l'acte d'écrire prend son sens et devient un plaisir puisqu'il repose sur une attitude participative et volontariste. Les maîtres proposent, les enfants souscrivent, ou non. A ce jour, on attend encore les réfractaires. Chaque classe se lance donc dans un projet propre, en liaison avec le thème central. Les recherches ont lieu, à la bibliothèque, sur Internet, dans les journaux... Petit à petit, le site s'ébauche, prend forme et se développe. Il se divise rapidement en deux. Une partie sur Schœlcher et l'abolition, une autre pour les classes. Chacune désormais dispose d'un espace qui lui est propre. Se voyant offrir cet espace, les enseignants ne disent pas non, mais ne savent pas trop ce qu'ils vont en faire. La réflexion est ouverte. Il faut juste dire que certains sont particulièrement technophobes. Ce qui les fait accepter est qu'ils n'auront pas à gérer la technicité. Il est trop tôt pour tirer des conclusions, mais dans l'ensemble, c'est bien parti. Affaire à suivre. Revenons au site sur Schœlcher. Les élèves participent à la conception car il leur est demandé de critiquer de manière argumentée ce qu'ils aiment ainsi que ce qu'ils n'aiment pas. Au début, ils n'osent pas trop dire qu'ils n'aiment pas telle ou telle chose. Il faudra provoquer leurs réactions. Avant toute chose, il s'agit de leur site, et de leur travail. Cela n'est possible qu'avec les élèves du CM2 qui a initié le projet. Peu à peu, les élèves s'approprient les outils informatiques, omniprésents mais non envahissants dans leur classe équipée de quatre ordinateurs, dont un relié à Internet et disposant d'un grand écran. Les élèves saisissent leurs textes, numérisent leurs images, s'éditent et se corrigent les uns les autres. Les groupes de travail se font et se défont au gré des besoins. Le tout restant inscrit dans un cadre temporel fixe et assez rigide, afin de ne pas empiéter sur le reste. Les élèves du CM2 sont aussi amenés à aider ceux des autres classes qui viennent, par petits groupes, saisir leurs textes. Spontanément, les grands, qui se proposent pour aider les plus jeunes, devant expliquer les procédures informatiques élémentaires, de création, sauvegarde et récupération de fichiers, les acquièrent complètement se trouvant en situation de formateur. Concernant le matériel, connaissant notre projet, des parents d'élèves dont les entreprises renouvelaient leur parc informatique, nous ont fait récupérer du matériel. L'ensemble est un peu hétéroclite, mais suffisant. Il n'y a rien de spectaculaire ni de dispendieux dans l'équipement dont nous disposons. La seule extravagance est le grand écran du PC relié à Internet. Il se justifie par le fait que les enfants sont toujours en groupe quand ils sont connectés. LES EFFETS SUR LA VIE DE L'ÉCOLE : Dans ce genre de projet, ce n'est pas tant le côté matériel qui importe. Ce n'est pas non plus Internet. N'oublions pas qu'il ne s'agit que d'un outil. Non, ce qui importe c'est la dimension humaine, les conséquences que cela a au niveau des élèves. Certaines ont été mentionnées dans la partie précédente, pour la bonne et simple raison qu'il est difficile de dissocier l'élaboration du site de ses conséquences sur le plan humain. Il est à noter que de nouveaux rapports se sont mis en place entre la municipalité et l'école. L'école étant un acteur de la Cité (au sens grec du terme) une page regroupant les activités ovilloises autour du thème de l'abolition a été ouverte. Non pas à la demande de la mairie, qui en fait, n'a jamais rien demandé, mais parce qu'il avait semblé naturel à tous, élèves et enseignants, de le faire. De même le jour de la visite du président du Sénat, à Houilles, la mairie a tenu à ce que le travail des enfants, lui soit présenté. Le but essentiel de l'école est de former les citoyens de demain en leur permettant d'acquérir les savoirs essentiels dont ils auront besoin pour jouer un rôle actif et responsable dans la société. Formation à la citoyenneté, compétences disciplinaires, compétences transversales. Tout cela est le lot quotidien de l'école. Comment un tel projet peut avoir des implications dans tout cela. Probablement à cause du thème choisi. Schœlcher est un de ces rares personnages qui par ses actes et ses écrits a pu infléchir le cours de l'histoire. Son succès n'est pas non plus dû au hasard. Il est le résultat d'un long processus de prise de conscience collective. Qui n'est pas encore achevé d'ailleurs, sinon, il n'y aurait pas ce silence, enveloppant d'un voile pudique, ce chapitre de notre histoire. Silence à notre avis plus préjudiciable que l'acceptation raisonnée de la vérité. L'histoire est faite par les hommes et les femmes à une période donnée. Pas par les historiens. Il était donc nécessaire de briser ce mur de silence. Pour cela, il fallait mettre à mal la "passivité" avec laquelle les élèves abordent l'école. Et donc choisir un sujet médiatique. Aujourd'hui, les élèves qui ont été le plus en contact avec Internet ont un autre regard sur eux-mêmes, ils sont plus critiques, plus responsables et exigeants envers eux-mêmes. Ils sont conscients de la valeur de leur travail et fiers de leur réalisation. Fiers dans le bon sens du terme, cela va sans dire. Ils ont un vécu civique en rapport avec leur travail scolaire. Le mot citoyen n'a plus tout à fait le même sens. Un exemple parmi d'autres : Schœlcher était Sénateur. Un élève avait donc choisi de travailler plus particulièrement sur ce thème. Il a réalisé un exposé classique. Mais, curieux, il a voulu en savoir plus. Il a donc contacté un Sénateur et, à la suite d'un échange de courrier électronique, ils se sont rencontrés au Sénat. L'élu redevenait accessible, un être humain comme tout le monde, mais avec une fonction particulière dans la société. La res publica, la chose publique, est ce que les hommes et les femmes en font. Chacun en est responsable. Dans ces temps politiques troublés, il fallait le faire comprendre aux enfants, car la maltraitance, le racisme, l'exploitation des enfants continuent, faisant leur lit de l'ignorance et de la passivité. Il serait difficile de faire un constat global car chaque élève réagit différemment. Mais tous ont tiré bénéfice du travail entrepris, d'une manière ou d'une autre et, quel que fût leur niveau scolaire à l'origine. Un élève n'est ni bon ni mauvais, il a des besoins précis à un moment donné de son histoire. Nous essayons d'y répondre au mieux de nos compétences. Désormais, Schœlcher fait moins partie de la vie quotidienne de l'école, mais l'impulsion est donnée. Les élèves ont goûté au "succès" et ils en ont apprécié la saveur, ils en connaissent aussi le prix en matière d'investissement personnel. Aujourd'hui, ils en sont à réclamer du temps supplémentaire pour l'expression écrite. Ils ont leur projet personnel, qu'il n'a pas fallu susciter. La démarche est simple, il s'agit d'un contrat entre le maître et les élèves. "Je vous donne le temps en accélérant sur certaines choses mais, pour telle date vous devrez me fournir un document publiable. Si pendant la réalisation vous avez besoin d'aide, vous savez où me trouver." Les outils sont disponibles, les élèves ont accès aux machines, ils gèrent leur temps, leur ressources, leurs besoins. Et s'ils ont besoin d'aide, il est évident qu'ils la reçoivent. C'est fascinant de les voir se mettre au travail naturellement. Dans les classes, chaque enseignant envisage une utilisation de son espace en fonction de ses goûts et de ses possibilités. Là aussi, la motivation est très forte même si on peut regretter le fait que tous les élèves n'aient pas accès directement au site pour visualiser les résultats de leurs efforts. LES PERSPECTIVES Internet est un ensemble d'applications dont les deux plus importantes sont l'hypertexte et la messagerie électronique. Le site existe, il faut le faire vivre. Tous les enseignants sont conscients du fait que l'on ne peut en rester là. La forme vers laquelle il évoluera n'est pas encore définie. Le courrier électronique est l'axe de travail qui sera privilégié l'an prochain. Ce sera moins spectaculaire, car plus intime, mais tout aussi riche d'enseignement. Différents projets commencent à voir le jour un peu partout en France et à l'étranger. Des regards croisés sur des thèmes historiques communs semblent très prometteurs. Chaque élève devrait pouvoir visualiser le site dans la classe, car c'est là que l'ordinateur est le plus efficace. Progressivement nous équipons chaque classe d'une machine. Mais il n'y a que 24 heures dans une journée, et l'instituteur capable de s'occuper de cela se doit avant tout d'être présent devant ses élèves. Quoi qu'il en soit, l'ouverture du projet à toutes les classes fait en sorte que l'an prochain les élèves arriveront au CM2 avec une culture informatique plus vaste que cette année. Et qui sait ce qu'ils auront à proposer ? Les bonnes idées ne sont pas toujours là où on les attend. De plus, nous n'en avons pas fini avec le sujet de l'esclavage et des droits de l'homme. Des idées de projets communs, commencent à germer. L'Internet scolaire est un monde en devenir, et si vous avez des idées, n'hésitez pas à contacter l'auteur de ces pages. En utilisant les chiffres de l'Éducation nationale, les CM2 ont calculé en pourcentage le taux des écoles connectées, le résultat est pitoyable. Moins de 1 %. Pour rendre notre travail accessible à un plus grand nombre, nous avons décidé d'en éditer une version sous forme de CD-ROM, lisible sous Windows, Mac, et Unix (normalement). Le prix du CD a été calculé en fonction de ce que cela coûterait de consulter le site en ligne et des frais de port, c'est-à-dire environ 60 FF, nous avons joint un ensemble d'applications, pour W95 uniquement, comme Eudora Light pour le courrier électronique, Freeagent pour les nouvelles, et Netscape pour la Toile. Pour se procurer le CD, il suffit d'écrire à : École Félix Toussaint - Allée Félix Toussaint - 78800 Houilles. Finalement, la recette du succès semble, somme toute, assez banale. Prenez un bon sujet, des moyens matériels et des compétences humaines. Secouez bien fort et vous obtiendrez quelque chose. De loin, cela a l'air facile. L'air seulement, soyez rassuré, la différence entre les différents sites, si elle existe, est dans les compétences humaines, car d'elles, dépend la cohérence de l'ensemble. Et qui dit compétences, dit formation. Il faut donc la développer et cela à tous les niveaux. Effectivement, il y a un coût : celui de la qualité. Un discours d'intentions, même les meilleures, n'a jamais fait une politique si rien n'est entrepris pour les concrétiser. Pierre-Marie LASSERON instituteur et gestionnaire du site de l'École Félix Toussaint Paru dans la Revue de l'EPI n° 90 de Juin 1998. ___________________
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