Pourquoi l'école changera

Guy POUZARD

     L'école, notre école de Jules Ferry, a plus d'un siècle d'existence. Née dans la société industrielle, ses principes fondamentaux d'école de la République ont été définis et mis en oeuvre avec une organisation prenant en compte les conditions politiques, socio-économiques et les moyens techniques d'enseignement de l'époque aussi bien dans les méthodes pédagogiques que dans les structures générales. Ils sont le reflet indirect des grands principes fondateurs de l'enseignement de masse, des grandes idées philosophiques et scientifiques, de la culture générale de l'époque. En particulier l'organisation de l'enseignement simultané, celui de la classe avec un maître « face » à un groupe réduit d'élèves, s'était avérée plus efficace que celle de l'enseignement mutuel de Lancaster, pour un enseignement ne disposant comme seuls outils pédagogiques que de la voie et de la vue en direct dans l'espace clos de la classe et comme supports de l'information, le tableau et l'ardoise, les gravures et les cartes, le livre et le cahier. Il convient peut-être d'y ajouter la baguette ou la règle qui ont longtemps figuré dans la panoplie du bon pédagogue.

     Le système éducatif s'est donc progressivement développé autour de la classe de l'enseignement simultané qui lui a servi d'unité de lieu et d'unité de temps, sinon d'unité d'action. Ce n'est qu'avec l'apparition de techniques d'aides à la pédagogie ou avec le développement d'enseignements à finalité techniques ou professionnelle que l'on a vu apparaître d'autres formes d'organisation pédagogique : laboratoires de langue, laboratoires scientifiques, ateliers, etc. Ces formes pédagogiques ne sont plus uniquement représentées par la seule transmission d'un savoir du maître à l'élève. Cependant pour la plus grande partie de l'enseignement, la forme pédagogique largement dominante reste celle de celui qui sait à celui qui doit apprendre, le transvasement tient lieu de certitude et, bien que destiné à la classe, le message du maître a pour objet de former chaque élève séparément. Cette condition est évidement nécessaire pour la formation de l'individu. Elle a longtemps été regardée comme également suffisante.

     Les principes de base reposent sur des postulats largement répandus au XIXe siècle dans toute la société par le développement des sciences et du positivisme, sans parler du scientisme qui en a résulté. Il s'agit en particulier du postulat de linéarité des systèmes et celui de certitude (souvent confondue encore de nos jours avec rationalité). Leur apparente évidence s'imposait à tous : le tout n'est que la somme de ses constituants, une cause ne peut avoir qu'une seul effet, reproductible. Même inconsciemment, ces postulats sont toujours acceptés par l'école, une classe n'étant que la somme de ses élèves (le maître est forcément à part). On le sait maintenant, le postulat de linéarité peut être largement battu en brèche. Quand la complexité augmente, le tout est souvent supérieur à la somme des constituants. Ainsi, le système de deux ordinateurs communicants est bien plus performant que celui de deux ordinateurs isolés. Dans les systèmes complexes l'interaction des éléments est très souvent source de valeur ajoutée.

     Si l'on excepte des exemples réussis mais non généralisés de pédagogie active, comme la méthode de C. Frenet, la pédagogie par objectif des enseignements techniques ou professionnels, l'école utilise toujours largement les principes, insuffisants, de linéarité et de certitude dans son rôle d'éducation des citoyens et de formation de la société. Leur application permet de comprendre l'essentiel de l'organisation d'une école dans laquelle les maîtres n'ont pas à travailler ensemble puisque le résultat total ne peut être que la somme du travail de chacun, les disciplines n'ont pas à se connaître puisque la connaissance est la somme de chacune d'entre elles, les élèves n'ont pas à communiquer (c'est même une faute grave) puisque la classe ne peut-être que la somme des élèves pris un à un. Elle permet de comprendre aussi la méthode d'évaluation individuelle des élèves, articulée surtout dans les domaines scientifiques, sur des problèmes posés de telle façon que chaque question ait une réponse certaine (en particulier dans les concours de sélection). Il n'est pas exclu qu'à la fin du XXe siècle ce fondement soit encore, dans l'esprit de beaucoup, le moteur essentiel du « contrôle des connaissances » comme du contenu de programmes mis en place à partir de ces principes. C'est ainsi, par exemple, que les notions fondamentales de relativité, d'incertitude, de phénomènes aléatoires, de corrélation, de complexité, de logique floue et d'autres encore, ne trouvent pas dans les programmes la place que leur importance voudrait. C'est probablement pour cela aussi que l'informatique a tant de mal à s'imposer.

     Dans le principe de linéarité, la communication entre les éléments, au mieux n'apporte rien, au pire est considérée comme néfaste et perte de temps. Encouragé par ce que l'on appelle à tort « l'esprit cartésien » mais dans lequel il faut voir sans doute davantage « l'esprit de système » (lui-même peut-être fruit du positivisme), le « système scolaire » amplifie dans toutes ses structures et son fonctionnement les insuffisances du modèle linéaire. Les structures se multiplient en se juxtaposant. La communication est toujours difficile et n'est comprise comme indispensable que dés lors qu'il faut faire passer « verticalement » des instructions. Les types de relations qui en découlent sont basées sur le principe d'obéissance (au moins apparente) à tous les niveaux, entre tous les niveaux. L'esprit de créativité qui ne s'exprime que grâce à la communication n'est pas développé. La notion d'équipe a du mal à s'imposer, au niveau du travail des élèves comme de celui des enseignants. L'évaluation est strictement personnelle, au mieux disciplinaire. Elle repose beaucoup plus sur la capacité à reproduire que sur la capacité à imaginer. Même si des progrès sont accomplis dans ce domaine, ils restent lents et localisés.

     Dans la culture qui en résulte et qui forme le socle de la nation, la responsabilité de l'individu vis à vis de l'équipe ou de la collectivité est évidement absente. L'idée que la somme des individus suffit pour représenter le tout est celle qui domine. Or la condition, pour nécessaire qu'elle soit, est bien loin d'être suffisante.

Pourquoi l'école changera-t-elle fondamentalement dans ses méthodes
et même dans ses objectifs ?

     En premier lieu parce que la société dont elle a pour mission de préparer l'avenir change rapidement. Les mutations des sociétés ne sont pas des phénomènes nouveaux. Mais depuis le temps de la société industrielle, les changements sont profonds, rapides et incessants. La micro-informatique, avec ses cortèges d'applications, est le moteur essentiel des mutations qui se déroulent sous nos yeux. Elle assiste l'homme, quand elle ne le remplace pas, dans l'exécution et la résolution des tâches complexes. Elle est au coeur de toutes les formes nouvelles de travail et représente l'outil indispensable à tout développement de l'économie et des emplois. Elle permet une approche, impossible sans elle, de beaucoup de problèmes liés à la non linéarité des systèmes complexes. Elle est l'instrument fondamental de la structuration de la société de l'information, de ses développements et de ses problèmes. Comment l'école pourrait-elle l'ignorer dans son enseignement ?

     En second lieu parce que grâce au multimédia et aux outils de communication numérique et aux réseaux comme Internet qui lui sont associés, elle offre à la pédagogie les moyens de former autrement et de mieux s'adapter aux exigences de la société. La grande diversité des nouveaux outils au service de l'éducation offre de multiples possibilités pour de nouvelles formes, de nouvelles organisations, de nouvelles méthodes de travail, de nouvelles relations entre les individus. Avec la micro-informatique, l'ingénierie éducative a fait des progrès considérables qui restent encore à exploiter, souvent même à explorer.

     Le travail est en même temps collectif et individualisé. Des enfants peuvent apprendre à lire, à compter, à reconnaître, à assembler, à visualiser l'espace en trois dimensions, se repérer individuellement ou en équipes. Ils peuvent réaliser un projet individuel ou collectif à l'aide de logiciels auteurs simples qui développent aussi bien leur créativité que le sens de l'organisation. Les effets de l'utilisation d'outils multimédia assistée par les maîtres, se fait sentir aussi bien sur des enfants en difficultés scolaires qu'en difficultés sociales.

     Des classes (ou autres groupes) ont la possibilité de faire connaître leur savoir faire, de travailler en commun et à distance en temps réel ou en temps différé, en utilisant les possibilités des réseaux. Ainsi de nombreuses correspondances et de nombreux projets sont réalisés entre écoles francophones ou non par utilisation sur Internet du courrier électronique ou du web. Enseignants de disciplines et documentalistes utilisent de plus en plus fréquemment les « listes de diffusion » comme moyen de documentation et d'information. « Rescol » et « CDIDOC » en sont deux exemples caractéristiques et prometteurs.

     Les possibilités de déconcentrer les dispositifs de formation et de mutualiser les connaissances se multiplient avec parfois des retours en arrière, par la volonté de responsables non encore convaincus de l'importance et des possibilités des systèmes de communication, cédant aux tentations de la concentration de « leur pouvoir » quand le désenclavement d'établissements isolés est possible et souhaitable.

     La mise en oeuvre d'outils « non linéaires » d'apprentissage, développant créativité et esprit d'organisation, comme l'utilisation de bases de données relationnelles, hypertextes ou hypermédias, est une forme nouvelle de travail qui timidement fait son apparition. Ainsi, la pédagogie prend une forme plus active, la créativité et l'esprit d'initiative sont développés chez chacun aussi bien qu'en groupe. L'organisation de l'information elle-même acquiert une valeur pédagogique essentielle.

     Enfin, les possibilités de trouver à peu prés tous les types d'information souhaités sur les réseaux se retrouvent à l'école où l'enseignant et le documentaliste jouent un rôle déterminant pour guider la pertinence des choix. Cependant la tentation de limiter le rôle des outils de communication au seul aspect informatif souvent grande. C'est en effet celui qui se rapproche le plus de l'attitude générale du système éducatif qui consiste à enregistrer de l'information, si possible la retenir, éventuellement la comprendre et la mettre sous des formes nouvelles. L'école ne peut, ni ne doit ignorer que la société utilise ces mêmes outils dans pratiquement tous les secteurs d'activité.

Les exigences liées à l'utilisation des outils

     Dans le même temps, l'utilisation de ces outils par l'école a ses propres exigences. D'une part, elle s'accommode très mal d'emplois du temps et de rythmes scolaires établis pour des méthodes pédagogiques très antérieures à leur apparition. Il faut voir là une des principales sources des difficultés de leur utilisation par les enseignants. La valeur ajoutée apportée par les technologies numériques est très faible dans une organisation de la classe et des séquences pédagogiques qui restent traditionnelles. Dans ces conditions, leur intégration nécessite de très gros efforts psychologiques et fonctionnels de la part de l'ensemble des personnels du système éducatif dont la formation initiale et continue devrait impérativement prendre en compte ces aspects décisifs. En fait, cette intégration passe par l'acceptation de la notion de complexité et de ses difficultés. Elle entraîne de fait des exigences pour la structure éducative elle-même par l'influence qu'elle exerce sur les méthodes d'organisation, d'évaluation, sur l'expression des rapports hiérarchiques, sur la nécessaire émergence de nouveau métiers dans l'éducation. On ne peut considérer en effet que les enseignants puissent être les seuls directement concernés alors que les rythmes scolaires, les emplois du temps, les programmes et leurs découpages, l'évaluation des élèves et des personnels, leur formation initiale et continue, restent établis sur de modes de fonctionnement traditionnels et sur la base de méthodes pédagogiques qui ne prennent pas en compte les possibilités offertes par ces nouveaux outils. Sur tous ces points, une réflexion globale est nécessaire à partir de postulats adaptés à la complexité de la société de l'information.

     Les conséquences de l'apport des technologies numériques sont importantes et touchent pratiquement tous les aspects du système éducatif. De ce point de vue, il n'est pas raisonnable de constamment opposer. dans l'organisation comme dans les discours et les pratiques la « technique » à la « pédagogie » tant leur interaction est forte. Les séparer est en fait l'application, même inconsciente, du principe de linéarité qui conduit à penser que la technique ne fait que s'ajouter à la pédagogie, et du principe de certitude qui laisse croire que des solutions simples peuvent toujours être apportées à des systèmes qui ne le sont pas. C'est bien sûr faire fi de la valeur ajoutée que représentent les technologies numériques de communication et d'information dans la complexité du système éducatif. C'est peut-être aussi faire fi des grandes avancées scientifiques de ce siècle dont les développements reposent sur des idées fondamentalement différentes de celles de linéarité et de certitude.

Guy POUZARD
Inspecteur général de l'Éducation nationale

Article paru dans la  Revue de l'EPI  n° 87 de septembre 1997.