L'activité informatique à l'école maternelle
Un outil pour les apprentissages

Jacques Béziat
 

1 - PRÉAMBULE

     L'informatique est implantée dans notre école maternelle depuis 13 ans déjà. Elle a une longue histoire que je ne développerai pas ici. Un article de Michel Chabot (La revue de l'association EPI n° 73, mars 94) fait un état des lieux de l'informatisation de l'école.

     La question de l'intégration de l'informatique à l'école primaire est, maintenant, largement débattue. Cela dit, les écoles, partagées entre des considérations matérielles très contraignantes (cf. l'article de Gilbert Boudot, Médialog n° 15, sept. 92) et des orientations ministérielles très générales, voire allusives, hésitent à s'engager sur la voie laborieuse de l'équipement, de la maintenance et de la formation en informatique. Autant d'obstacles suffisent à masquer les bénéfices pédagogiques que les classes peuvent tirer d'une mise en oeuvre informatisée à l'intérieur de chaque champ disciplinaire. Dans cette mouvance, l'enseignement avec (et non pas par) l'ordinateur pour les enfants de moins de 7 ans, semble soulever des questions quant à la légitimité même de cette approche pédagogique. Le présent article s'inscrit dans la continuité du projet que nous nous sommes fixés. Cela nous impose un effort quant à l'installation matérielle et technique (l'école est fédérée, donc équipée, par ADEMIR), et au bien fondé d'une telle démarche.

2 - POUR MÉMOIRE...

     Le livret bleu Les cycles à l'école primaire (1991), au chapitre Compétences d'ordre disciplinaire. Sciences et technologies, résume ainsi les orientations de 1986 au sujet de l'informatique : pour le cycle 1, « L'enfant doit savoir utiliser des objets techniques simples... » ; pour le cycle 2, « L'enfant doit être capable d'utiliser des objets techniques simples (appareil photographique...) et, le cas échéant avec l'aide du maître, un micro-ordinateur... ».

     Les Orientations pour l'informatique dans l'enseignement (B.O. n° 39 du 7 novembre 1985) apportent plus d'informations. « L'informatique, en fournissant des instruments opérationnels de traitement de l'information et de représentation des connaissances, permet de prolonger la pensée et l'action de l'homme. La compréhension de l'informatique est donc inséparable de ses applications multiformes (...). C'est un phénomène social et culturel que l'école est appelée à intégrer activement. (...) Aussi l'informatique dans l'enseignement peut-elle être envisagée selon une double perspective : comme matière d'enseignement et comme moyen pédagogique utilisé dans l'enseignement. (...) L'informatique doit également être envisagée comme un ensemble de moyens possibles d'aide à l'enseignement à l'intérieur des disciplines. (...) Il conviendra de veiller à ce que, loin de devenir un facteur supplémentaire d'inégalité entre les élèves, l'emploi de l'informatique favorise au contraire la réduction des écarts qui peuvent exister entre eux. En effet ces outils devraient permettre, dans la perspective d'une pédagogie différenciée, de prendre en compte les rythmes différents des élèves (...). On se souviendra, dans tous les cas, que ce qui est décisif, plus que le logiciel lui-même, c'est la manière dont il est mis en oeuvre. »

     On peut aussi noter dans le B.O. n° 39 du 6 novembre 1986 (Développement de l'informatique dans l'enseignement) : « L'utilisation de l'informatique est indissociable de l'existence de logiciels permettant de tirer le meilleur parti des possibilités de l'ordinateur et d'assister la démarche pédagogique de l'enseignant. (...) Dans tous les cas, on donnera la préférence aux logiciels qui suscitent et maintiennent une attitude active de l'élève... »

     Ce petit mémento n'est certes pas complet, mais depuis les années 80, les textes ministériels n'ont guère changé sur le fond. Ils nous invitent à utiliser l'ordinateur, et donnent des objectifs très généraux (donc non opérationnels). L'utilisation de l'ordinateur ne dépend en réalité que des moyens matériels (très inégalement répartis) que les écoles primaires possèdent, et des éditeurs de logiciels.

3 - DES ACTIVITÉS SUR ORDINATEUR

     Nous avons dégagé trois niveaux d'objectifs dans le cadre des ateliers informatiques de chaque classe :

I - Les objectifs propres aux activités proposées par les logiciels.

     Ces objectifs ne sont pas spécifiques à l'activité informatique, ils en sont l'environnement, la motivation : les activités de découverte et d'appropriation de l'écrit (section 3.1) ; les activités mathématiques (section 3.2) ; les activités créatives.

II - Les objectifs propres à l'activité technologique

     Les enfants ont un contact naturel avec ces outils haute technologie, ils sont banalisés et en partie dominés, l'enfant prend peu à peu conscience de l'architecture extérieure du micro-ordinateur de base (d'abord les périphériques tels que le clavier, l'écran, la souris, l'imprimante, puis de l'unité centrale). L'enfant prend conscience de certaines modalités de contact avec ce type de machine (l'individu communique par le clavier ou la souris, la machine répond par l'écran). L'enfant met en relation ses actions sur la souris ou le clavier et les effets à l'écran et sur la suite de l'activité, il met en relation l'état de l'écran et la sortie imprimante.

     Un des aspects important de cet éveil à la technologie est l'approche du concept de logiciel (communiquer avec la machine, l'utiliser) : ouvrir des pages de menus, naviguer dans les menus, choisir son application, ses options, sa force, son niveau, utiliser les aides, sortir d'une application, d'un logiciel, répondre aux questions du micro-ordinateur (écrire son nom, choisir de répondre par le clavier ou la souris...), tenter de comprendre une application, savoir sortir quand on est bloqué, sérier dans le temps toutes les actions nécessaires pour atteindre une application désirée (algorithme d'usage du logiciel), comprendre que toutes les applications sont disponibles en permanence.

III - Les objectifs spécifiques à la situation informatique et qui ne trouvent pas d'équivalents dans la classe :

  • Manipulation des codes, des symboles et des icônes propres à chaque logiciel.

  • Avec un logiciel de D.A.O. : Régularité des formes géométriques produites. Spectacle des transformations subies par ces formes (simulation géométrique).

  • Utilisation d'une bibliothèque d'image (importer des motifs sur la page de travail).

  • Passage du plan horizontal (clavier) au plan vertical (écran).

  • Propreté (lisibilité) des écrits produits.

  • Organisation des actions dans l'espace (écran) et dans le temps (ordre des actions) pour atteindre chaque application.

  • Adaptation visuo-motrice de la souris à l'écran (motricité fine du bras et du poignet, particulièrement importante dans les activités de dessin assisté par ordinateur).

  • Avec les logiciels bien conçus, l'enfant peut atteindre un grand niveau d'autonomie dans l'emploi de l'ordinateur, la compréhension des tâches, le repérage des routines.

  • La multiplicité des essais et la qualité provisoire de l'erreur sont des facteurs facilitateurs pour les élèves anxieux ou inhibés.

  • Totale objectivité et disponibilité sans limite des activités. Rigueur implacable quant à l'application des règles. Docilité croissante de l'ordinateur avec les progrès l'élève.

  • Dimension interactive : obligation de prendre en compte les réponses négatives de l'ordinateur, objectivation immédiate des réussites.

  • En situation de production d'écrit, trois facteurs essentiels sont développés : correspondance sans équivoque de la majuscule du clavier au script de l'écran (identité des lettres, invariant de la lettre) ; structuration du sens de l'écrit : sur l'écran, le texte s'affiche en partant du haut à gauche vers le bas à droite, l'enfant structure ainsi l'espace et évite ainsi les inversions et l'écriture en miroir ; développement de la notion de mot : le geste physique « presser sur la barre espace » permet une approche kinesthésique de la segmentation des mots dans la phrase. On peut penser que ces objectifs sont atteints avec la machine à écrire, mais celle-ci ne permet pas de voir la ligne en cours de frappe, alors que l'écran permet une objectivité totale et sans équivoque des frappes de l'enfant, il peut se corriger en temps réel. L'ordinateur propose donc, à la fois une approche synthétique (les mots distinctement frappés) et une approche analytique (chaque lettre du mot).

3.1 - Activités sur la langue écrite

  • En accord avec le projet d'école, le journal hebdomadaire de l'école est saisi sous un traitement de texte. A tour de rôle, chaque classe est rédactrice du journal. La classe rédactrice discute du thème et le texte est produit collectivement sous forme de dictée à l'adulte. Les enfants le recopient sur ordinateur, ainsi que les nouveaux mots de vocabulaire, d'autres en assurent l'illustration (dessins, recherches d'images en B.C.D.), d'autres encore s'occupent d'illustrer les mots de vocabulaire pour les fiches qui seront rangées dans le dictionnaire de classe. L'adulte intervient pour la mise en page finale. Le journal est ensuite photocopié en trente exemplaires par classe (plus la feuille des quatre mots de vocabulaire qui serviront à la réalisation des fiches, plus un exemplaire du journal dans le format A3 pour un usage collectif).

  • Le traitement de texte sert aussi à toutes sortes de productions d'écrits utiles à la vie de la classe ou à des communications en direction des autres classes et des parents : tout affichage relatant des moments de vie de la classe ; toutes légendes de photos, d'images ou de dessins ; les affichages fonctionnels de la classe (emploi du temps, informations, affiches de cinéma...). Le traitement de texte permet ainsi d'impliquer facilement les enfants dans tout ce qui touche à la volonté d'organiser la classe, de communiquer des informations.

  • Dans les classes, des albums photos, de dessins, d'histoires inventées sont commentés par des textes saisis par les élèves. Les textes sont imprimés, découpés puis collés sous les images qu'ils commentent. Ces albums s'avèrent être des supports de lecture motivants pour les enfants de chaque classe. En effet, ils sont mis en scène, se reconnaissent avec joie, feuillettent collectivement les albums, tiennent compte des légendes déjà faites, choisissent et anticipent celles qu'ils voudraient produire. Autant de situations qui donnent toute son authenticité à l'acte d'écriture/lecture comme témoin, comme trace narrative.

     L'ordinateur permet une propreté, et donc une lisibilité des productions par tous les autres enfants, inégalables avec une main d'enfant de moins de 6 ans. On peut faire écrire (concevoir et produire des textes) dès la section de moyens (les enfants, avant 5 ans, aiment apprendre à utiliser le clavier). La mise en oeuvre de l'activité est simple, le résultat immédiatement visible, la correction immédiate. On peut écrire davantage, la fatigue de la main se fait moins sentir avec un clavier qu'avec un crayon. L'avancement d'un projet de production de légendes est plus rapide, plus visible, donc plus gratifiant. Dans tous les cas, les activités développées sur la langue écrite avec l'ordinateur dans la classe placent le jeune élève en position de réception, mais aussi d'émission de messages écrits. C'est donc un acte complet où l'élève n'est pas un sujet passif. L'écrit est utilisé dans trois fonctions fondamentales : 1/ Raconter des histoires. 2/ Communiquer. 3/ Mémoriser des événements, des savoirs-faire... Plus qu'un apprentissage technique, c'est un travail sur l'usage et l'utilité de la langue écrite. C'est une approche culturelle de l'écrit. A l'instar de Rachel Cohen (L'apprentissage initial de la lecture, dans Les Actes de Lecture n° 40, A.F.L., déc. 92), nous pensons que c'est dans cette dynamique réception/émission de message que se construit la compréhension de ce qui constitue l'écrit.

3.2 - Activités mathématiques

     C'est le type d'activités pour lequel on trouve sur le marché le plus de logiciels pour la tranche d'âge considérée (grande diffusion, associatif et shareware). Cette appellation recouvre des compétences très différentes. Les activités mathématiques sur ordinateur (A.M.O.) se répartissent dans les trois champs principaux :

  1. Structuration de l'espace,
  2. Activités logiques,
  3. Acquisition du nombre.

     Les A.M.O. sont celles qui s'intègrent le mieux au programme traditionnel de la classe. Il faut entendre par là que leur mise en oeuvre sur ordinateur ne sollicite pas de projet particulier à la situation informatique, les activités répondent aux objectifs propres à la discipline. Même celles qui utilisent les possibilités d'animation et d'interactivité de l'ordinateur ne se distinguent pas par les objectifs qu'elles mettent en oeuvre.

Les notions que les A.M.O. sollicitent ou développent :

  • Activités perceptives et structuration de l'espace :
    Rapports topologiques, trajets, puzzles, labyrinthes, anticipation de trajets, formes géométriques, production/déformation de formes géométriques, symétries, repérage, reproduction de modèles, création de motifs...

  • Activités logiques :
    Sériation, rythme, séries, ordre, reconnaissance, ressemblance/ différence, tableaux et diagrammes, anticipation d'actions, signes et symboles...

  • Découverte et acquisition du nombre :
    Collection, taille, quantité, mesure, plus que/moins que, suite numérique, dénombrement, numération, calcul...

     Sur l'ensemble des activités disponibles, nous pouvons voir que les A.M.O., ne se répartissent pas également dans chaque catégorie d'activités. Les parents pauvres sur ordinateur sont : les rapports géométriques projectifs et métriques ; tous les apprentissages relatifs aux approches en trois dimensions (géométrie dans l'espace), aux travaux sur les volumes et leurs déformations ; les activités de rangement et d'étiquetage ; les activités de production de signes et de symboles ; les activités de conservation et de comparaison sur le volume, la quantité, la longueur, l'aire, le poids, la durée, la vitesse ; tous les apprentissages relatifs aux mouvements dans l'espace (la chute, le vol d'objet...). Nous voyons qu'il y a déficit de l'ordinateur dans tout ce qui touche aux apprentissages sensoriels, à l'expérience vécue. L'ordinateur est, par nature, nécessairement spécialisé dans quelques registres d'activités.

     Les A.M.O. ont ceci de particulier qu'elles posent de vrais problèmes sur des objets virtuels. Il faut donc, pour les résoudre, un certain degré d'abstraction, indépendamment du degré de réalisme (que respecte chaque logiciel à travers les histoires racontées) nécessaire à l'exposé du problème. C'est là, je pense, le principal apport de la mise en situation informatique d'activités mathématiques. Ainsi, il semble que l'enfant opère plus rapidement en représentation mentale les activités qui lui sont proposées. L'ordinateur serait, en ce sens, un instrument de conceptualisation efficace : dégager les propriétés de chaque notion mathématique abordée. La mise en scène informatique de notions mathématiques a deux qualités :

  1. elle est isomorphe à la réalité, au moins autant que les situations didactiques traditionnelles (les situations ont un sens) ;

  2. les objets virtuels manipulés sollicitent la mise en oeuvre de stratégies de résolution exclusivement mentales (ce ne sont pas les objets mêmes qui sont manipulés, mais des représentations de ces objets). Il faut se représenter la tâche avant de manipuler les objets qu'elle met en scène.

     En ce sens, nous rejoignons G. Vergnaud ("L'enfant, la mathématique et la réalité", Peter Lang 1985) pour qui « ... la pensée consiste à la fois en opérations conceptuelles et préconceptuelles sur les signifiés et en opérations symboliques sur les signifiants, lesquels signifiants forment plusieurs systèmes symboliques distincts, ayant des liens entre eux et avec le signifié ». Vergnaud précise : pour qu'une représentation soit fonctionnelle, elle doit répondre à deux critères :

  1. un critère d'ordre sémantique (elle doit refléter certains aspects de la réalité) ;

  2. un critère d'ordre syntaxique (elle doit pouvoir se prêter à des opérations).

     Les représentations que proposent les situations mathématiques sur ordinateur obéissent à ces deux critères, et soumettent donc au travail de représentation de l'enfant certains schémas d'intégration des connaissances.

     Il est donc intéressant d'avoir plusieurs logiciels pour des activités semblables. Cela permet d'avoir plusieurs environnements, plusieurs mises en scène pour chaque notion mathématique, afin de ne pas cristalliser une question dans un contexte particulier. C'est par la convergence d'expériences qu'on enrichit chaque notion et que l'on contribue à son élaboration intuitive puis explicite. L'ordinateur est une autre expérience.

4 - POUR CONCLURE

     Dans l'ensemble des textes officiels relatifs à l'informatique, l'ordinateur à l'école est présenté sous deux aspects : objet d'enseignement ou aide à l'enseignement. C'est cette deuxième perspective que nous considérons en priorité. Dans notre école, nous manipulons effectivement des objets et des concepts technologiques, mais ce n'est pas notre but. L'ordinateur a un statut d'outil, et sa présence est justifiée par les services pédagogiques qu'il nous rend. C'est un outil pluridisciplinaire, et nous le traitons comme tel. Nous participons très tôt (dès 4 ans pour la manipulation répétée de l'ordinateur), à la mise en place d'une culture informatique pertinente, utile et socialement adaptée dans l'école.

     Pour nous, l'informatique à l'école maternelle n'est pas une discipline autonome, elle est un média de plus dans les moyens pédagogiques que nous mettons à notre disposition. Notre parti pris n'est pas d'envisager l'informatique comme objet d'enseignement (elle l'est par nécessité : il faut apprendre ce qu'il est utile de savoir pour effectuer un certain nombre de tâches), mais plutôt comme un ensemble de moyens possibles d'aide à l'enseignement à l'intérieur des disciplines. L'ordinateur est un outil immédiatement autocorrectif, il n'y a pas d'ambiguïté sur la bonne réponse à fournir, il s'agit de comprendre le problème puis de le résoudre. Le maître intervient directement sur la manière de comprendre la question, ou la manière de la résoudre.

     L'ordinateur est un outil polyvalent du point de vue des niveaux d'enseignement. Il est conforme à une approche différenciée des élèves, le but étant que chaque enfant puisse être guidé naturellement et en confiance vers les acquisitions de son cycle.

Jacques Béziat
I.M.F. Paris

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 78 de juin 1995.
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