Pour une politique des logiciels éducatifs Jean-Louis Malandain AVEC LES DENIERS DE L'ÉTAT... Le domaine scolaire est devenu un marché potentiel pour les fabricants de machines et pour les éditeurs de logiciels nord-américains, comme il l'était naguère (et le demeure) pour les éditeurs nationaux de manuels. Les enjeux sont suffisamment importants pour que se mènent en sous-main des tractations et des jeux d'influence. IBM, Apple, Microsoft ne font d'ailleurs pas mystère de leur politique de promotion et de pénétration. C'est le jeu commercial habituel. Comme pour la lessive ou les cosmétiques, chacun place sa marchandise. À la différence des éditeurs de manuels qui font la promotion de leurs produits en mettant en avant la conformité aux programmes - on le voit bien quand ils s'élèvent contre les changements hâtifs - les vendeurs d'ordinateurs ou de logiciels sont dans une logique de multinationale qui, par définition, ne prend en compte ni les besoins ni, à plus forte raison, les programmes de tel ou tel pays (voir, à ce sujet, l'intéressant dossier paru dans Science & Vie Micro, n° 124, février 1995, p. 26-29). Si réellement les géants de l'informatique ne répondent pas à des appels d'offres, à des adjudications lancées après établissement de cahiers des charges fondés sur une analyse des besoins, on peut se demander comment s'explique la forte pénétration de leurs productions dans notre système éducatif. Car il s'agit bien, du fait de la procédure des « licences mixtes », d'un marché public qui porte sur des sommes importantes, donc des deniers de l'État et de l'argent des contribuables. DES OUTILS VENUS D'AILLEURS... Dans le domaine éducatif, la production de logiciels est désormais dépendante de machines, de systèmes et de progiciels nord-américains. On pouvait penser, il y a seulement dix ans, avec le plan « Informatique pour tous », conserver la maîtrise des moyens de production à ce niveau : des machines originales faites pour une diffusion collective sur un téléviseur, qu'on appelait « Télé-ordinateurs » bien avant Bill Gates, qui faisaient du multimédia sans le savoir (incrustation dans une image vidéo et gestion d'un lecteur de cassette). Il est vrai que, déjà, les Thomson étaient servis avec un Basic gratuit (acheté chez Microsoft !) alors que le LSE, arrivé bien après, était payant ! C'était le premier indice d'un désengagement politique et industriel qui a eu les effets que l'on sait : abandon de la fabrication, y compris des Compatibles Thomson, et de l'outil de programmation, le LSE évoluant trop lentement pour rester dans la course. Dans ces conditions, parler d'une politique des logiciels paraît bien prétentieux. Il faut donc préciser qu'il s'agit plutôt de conserver la maîtrise des contenus éducatifs puisque les instruments nous échappent déjà. Dans ce domaine encore neuf (mais pour peu de temps), il s'agirait d'éviter ce qui s'est passé pour l'audio-visuel (cinéma, télévision et vidéo) où le déficit est considérable : les recettes américaines dans les pays de la C.E.E. ont été de près de quatre milliards de dollars en 1990 alors que ces mêmes pays avaient à peine reçu trois cent mille dollars de la distribution aux États-Unis. Même en France où le cinéma national se défend âprement, la part des films américains est passée de 31 à 57 % entre 1979 et 1993 (contre 93 % en Grande-Bretagne). Les grandes compagnies d'Hollywood, les « Majors », ne cachent d'ailleurs pas leurs ambitions : le marché mondial et particulièrement européen représente la moitié de leur chiffre d'affaires. Or le logiciel est en passe de devenir, avec le multimédia et le concept d'edutainment (éducation + entertainment, éducation + distraction), une industrie culturelle comparable, suscitant les mêmes appétits. Il est notable, par exemple, que Microsoft entend dominer ce marché et fournir la planète entière de produits « édustractifs ». Cette hégémonie a pour argument principal la nécessité de baisser les coûts de production en recourant à un appareil industriel puissant pour un marché mondial. POUR PRODUIRE EN FRANCE... Un politique des logiciels éducatifs consiste précisément à prendre le contre-pied de cet argument en considérant que les productions culturelles ne sont ni des objets industriels ni des marchandises mais l'expression d'une identité, autrement dit une « exception » échappant au libéralisme forcené instauré par les accords du G.A.T.T. S'agissant d'informatique, c'est d'autant plus évident que l'outil est polyvalent : l'ordinateur sert à consommer ou à produire, il est individuel ou collectif. Pour résister à l'emprise américaine il n'est pas forcément opportun de chercher à constituer une « industrie » du logiciel capable de concurrencer Microsoft. Il semble plus urgent de démultiplier les moyens de création et de les mettre à la portée du plus grand nombre. Pour employer une comparaison dans un domaine voisin, le bon usage du caméscopes (un outil de création qui nous vient aussi d'ailleurs), son emploi pour des productions alternatives et de proximité, à la portée des individus ou des petits groupes qui s'initient à la maîtrise de l'audiovisuel, font sûrement plus pour « décontaminer » les écrans de télévision que la production de séries aussi industrielles et stéréotypées que celles des Majors... Même si nous n'atteignons pas la masse critique au plan industriel et commercial, la richesse et la diversité ne nous font pas défaut dans le domaine éducatif. C'est ce potentiel qu'il faut exploiter. Sous le prétexte que la France est trop petite et que le logiciel est devenu une industrie, certains sont tentés de préconiser la mise en place de grandes unités d'ingénierie dans le cadre européen qui associeraient des éditeurs, des universités et d'autres partenaires. Là encore, la référence avancée est celle des superproductions (cinéma ou télévision). Pourquoi pas ? À une seule condition : que cette perspective ne soit pas, comme c'est souvent le cas, le moyen brandi par les experts pour déconsidérer les initiatives individuelles. Tout au contraire, une saine politique des logiciels devrait recenser les projets et les réalisations didactiques, valoriser le travail des concepteurs et contribuer à la diffusion des productions. Il y a, en France, des milliers d'enseignants qui, convaincus des apports de l'informatique en didactique, développent des applications répondant à leurs besoins. Qui, mieux qu'eux, connaît les difficultés des élèves et les conditions de travail ? Quel expert pourrait se targuer d'apporter des solutions définitives plus aptes que la lente maturation des travaux de terrain ? Or que sait-on de ces tentatives ? N'est-ce pas dans ce terreau qu'il faut rechercher les voies nouvelles, les approches efficaces ? Le CNDP pourrait être investi de cette tâche de recensement, d'analyse et de divulgation, à condition d'augmenter ses moyens qui, actuellement, sont déjà insuffisants pour les travaux de production. Peut-on rêver d'un annuaire où l'on apprendrait qu'un collègue, nommons-le Durand, dans sa classe de CM2 à Breuil-sur-Serre, utilise un didacticiel de son cru pour réviser la conjugaison en utilisant des figures de géométrie, que les élèves aiment bien travailler avec et que la coopérative de l'école le vend 30 francs. Cette simple information pourrait être assortie d'un commentaire sur la validité de la démarche ou même d'une critique. Elle susciterait des échanges ou permettrait d'apprendre que d'autres ont travaillé sur le même problème. Comment voir plus grand, comment fédérer les efforts, comment faire vivre une réelle production d'outils didactiques, comment mobiliser toutes les énergies si aucune structure n'est mise en place pour faire connaître et diffuser ce qui se fait déjà ? Comment alimenter autrement que par la diversité, voire la disparité des productions, les réseaux qui se mettent en place pour la distribution des ressources informatiques ? POUR CRÉER EN FRANÇAIS... L'autre aspect déterminant et complémentaire d'une politique des logiciels est l'insertion dans une langue et une culture nationales. L'éducation consacre la part la plus décisive de son action à l'acquisition et à la maîtrise du langage. Comment imaginer, dans ces conditions, que les didacticiels puissent être conçus ailleurs que dans ce creuset ? N'est-il pas suffisamment regrettable que les systèmes, la plupart des progiciels et tous les langages de programmation soient en anglais ? Il paraît presque incongru de faire cette remarque, les élites scientifiques ayant intégré cet usage sans la moindre réticence. Et il est vrai qu'on n'en pâtit guère à ce niveau : le bilinguisme fonctionnel ne présente aucun danger quand les aires respectives de chaque langue sont clairement circonscrites. Ce n'est pas forcément le cas pour un adolescent français ou francophone qui accède à la maîtrise de l'outil et découvre ce qu'il y a derrière l'écran. C'est, à n'en pas douter, un aspect capital à aborder dans le cadre de l'Option informatique qui vient d'être heureusement rétablie et devrait être étendue : quel langage et quelle langue faut-il parler pour commander aux machines ? La réponse à ces questions ne peut pas être sans conséquences sur l'attitude profonde à l'égard d'une langue et d'une culture. À plus forte raison dans les situations qui relèvent de l'intégration (population de migrants récemment installés en France) ou de la diffusion (action en faveur de la Francophonie ou enseignement du français hors de France). Quel est l'attrait d'une langue déjà encapsulée dans une autre ? Pour répondre, il faudrait parler du « Rapport Danzin » qui est disponible à la Délégation générale à la langue française mais n'a pas dû parvenir au Ministère de l'éducation nationale... (Revue de l'EPI, n° 75, septembre 1994, p. 49). Récemment, un grand linguiste s'est exprimé sur ces enjeux culturels, fort de son expérience dans l'élaboration du Trésor de la langue française et de ses responsabilités au Conseil supérieur de la langue française. Voici ce qu'écrit Bernard Quemada dans Les cahiers de l'ASDIFLE, n° 6 p. 36 : « Si, dans les dix ans qui viennent, le français n'est pas apte à figurer dans tous les circuits d'information et à bénéficier de tous les traitements automatiques, il subira la même disqualification que les langues qui n'ont pas été imprimées au XVIe siècle et sont devenues, de ce fait, des langues de second ordre. C'est un enjeu essentiel pour le français, pour la France et pour la Francophonie. » Si le résultat de cette dangereuse dépendance n'est pas, inéluctablement, une déficience linguistique, s'il est dorénavant indispensable de passer par l'anglais pour gérer sa propre langue, on peut imaginer à quel point il est urgent qu'une politique des logiciels se préoccupe d'encourager la production en français et la qualité des contenus, de former massivement aux outils de la création culturelle du XXIe siècle plutôt que de laisser s'installer une consommation béate. C'est cette dérive inconsciente qu'il faut essayer de prévenir. Elle est générée par des déboires nombreux, par la satisfaction de disposer enfin d'outils performants - tout cela est vrai. Mais plus les matériels et les outils logiciels sont produits ailleurs - et l'ère du multimédia et des inforoutes va encore accélérer le processus - plus il est nécessaire de faire connaître, de valoriser et de diffuser ce qui se fait « chez nous », à commencer par les productions auxquelles collaborent des milliers d'enseignants et qui ne peuvent pas, étrangement, accéder à la LICENCE ! Il ne s'agit ni de contester la suprématie technologique et industrielle américaine, ni de refuser l'anglais. Il s'agit de ne pas, subrepticement, changer de langue et de culture parce qu'on n'aurait pas vu à temps les implications de la situation actuelle, parce qu'on aurait perdu la maîtrise des outils de production par passivité et facilité. Si un élève français doit fatalement enrichir Bill Gates à chaque fois que, pour s'exprimer ou se cultiver, il appuie sur une touche, qu'à tout le moins il tape en français et produise du français ! Jean-Louis Malandain Paru dans la Revue de l'EPI n° 78 de juin 1995. ___________________ |