Informatique et poésie

Alain Vuillemin
 

     Un écran s'allume, des caractères jaillissent, des lettres surgissent, des mots scintillent, des phrases s'animent, des vers s'assemblent, des formes s'élaborent, des symboles prennent vie, un sens naît. Une sorte de miracle paraît s'être produit : un texte s'est construit, un souffle a passé, un poème s'est « généré ». Un acte de création poétique a eu lieu grâce à l'aide d'un ordinateur. Deux revues, Alire depuis 1989, Kaos depuis 1991 diffusent sur des disquettes, en France, des exemples inédits d'oeuvres originales. Une autre revue, Action poétique, s'est associée en 1993 à Kaos pour produire un numéro double [1], consacré à l'informatique et à l'exploration de ces voies nouvelles de la création poétique. Un premier colloque international à Lille, en France, le 12 mai 1993, sur « Poésie et Ordinateur » a peut-être contribué à faire reconnaître enfin le caractère légitime de ces nouvelles pratiques d'écriture [2]. L'histoire en est longue pourtant depuis les années 1950, et c'est très lentement que les ordinateurs ont appris sur un plan technique à assembler des mots, des phrases et des vers, bref à composer des « poèmes » ou des « poésies ».

     Quand les ordinateurs ont-ils commencé à assembler des mots ? Jusqu'en 1950, les ordinateurs ne sont guère que des « calculateurs ». Ils savent seulement calculer sur des nombres et ils ne connaissent que les chiffres. Dès 1951, toutefois, l'Univac I, le premier ordinateur de gestion, pouvait lire l'anglais en lettres majuscules mais ce n'est pas avant 1965 que les codes EBCDIC et ASCII permirent de maîtriser les textes écrits en une typographie riche. C'est pourtant en Allemagne, à l'école polytechnique de Stuttgart, dès 1959, qu'un ingénieur, Théo Lutz, qui travaillait avec Max Bense, aurait réussi à programmer les premiers vers composés par une machine en allemand. En voici un extrait :

« WEN DIE DUKELHEIT SPIELT, ERSTARRT EIN ABEND. GOL UND SCHOENHEIT STRAHLEN MANCHMAL. ICH TANZE UND SINNE. OFT BERUEHRT MICH DAS GRAS. DIE GLOCKE WAECHST RAUH UND GOLDEN. PFADE UND BOTEN SIND DRUTEN STUERMISCH. WER KUESST EINE PFLANZE ? DER POET » [3]

     Les américains et les Canadiens d'expression anglaise y parvinrent aussi, presque immédiatement après, en anglais, dès le début des années 1960, comme le prouvent les créations réunies en 1973 par Richard W. Bailey dans Computer poems [4], la première anthologie de poèmes jamais réalisés sur ordinateur. La toute première expérience de « computer poetry » daterait de 1964 et aurait été due à Clair Philipy, en Pennsylvanie [5]. C'est aussi en 1964, au Canada, que furent publiés par un autre ingénieur, Jean A. Baudot, les premiers vers libres électroniques composés en français, dans un recueil intitulé La Machine à écrire  [6]. Ces premiers tâtonnements étaient méritoires. Ils se fondaient néanmoins, presque tous, sur des procédures de choix aléatoire pour juxtaposer des groupes de mots et des phrases ensemble. Il en résultait quelquefois des trouvailles poétiques insolites. La démarche laissait cependant une part trop grande au hasard pour être toujours convaincante.

     Alors que l'utilisation des ordinateurs n'en était en ce domaine qu'à de tous premiers balbutiements, que ce soit aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, au Portugal ou même en Espagne, une initiative prise en France en 1959 par François Le Lionnais et par Raymond Queneau a exercé une influence que l'on mesure encore mal sur l'évolution ultérieure de la poésie générée par ordinateur. C'est à cette date, en effet, que François le Lionnais et que Raymond Queneau créent un éphémère « séminaire de littérature expérimentale », qui devait devenir dès 1960 l'Oulipo, l'« Ouvroir de Littérature Potentielle ». Le but, proclamé dès 1961 dans un Premier manifeste, était littéraire. Il était de rechercher des voies nouvelles à la création littéraire, « au besoin en recourant aux bons offices des machines à traiter l'information » [7], c'est-à-dire des ordinateurs. Il s'y mêlait donc un second projet, plus secret, que François Le Lionnais et que Raymond Queneau avaient déjà annoncé cependant d'une façon explicite, dès 1959, en faisant allusion à l'utilisation de « calculatrices » [8] lors d'une présentation des travaux qu'ils envisageaient devant le fameux collège de Pataphysique dont Raymond Queneau faisait partie et qui fut le berceau de l'Oulipo. Le fameux recueil de sonnets de Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, paru en 1961 aux éditions Gallimard, en fut une première illustration. Il s'agissait de montrer à cette époque, sur un support encore imprimé, comment des ordinateurs réussiraient peut-être, un jour, à faire apparaître des formes de poésie ou de littérature nouvelles, virtuelles ou « potentielles ». Les travaux des membres de l'Oulipo publiés dans La Littérature potentielle en 1971, dans Atlas de Littérature potentielle en 1983 puis dans les trois volumes de La Bibliothèque Oulipienne entre 1986 et 1992 ont marqué ensuite les étapes de cette réflexion. Ce n'est qu'en 1975 toutefois, lors des « Europalias » de Bruxelles, qu'eut lieu la première présentation publique sur ordinateur des théories de l'Oulipo, quelques mois avant que Raymond Queneau ne meure en 1976.

     L'impulsion était donnée cependant. Le relais des idées de Raymond Queneau et de François Le Lionnais sera repris entre 1976 et 1985 par d'autres groupes puis, à partir de 1985, par des revues. De 1976 à 1981, l'Oulipo survit à son principal père fondateur, autour de Noël Arnaud, et s'étend en Italie, sous le nom d'« Oplepo » par l'intermédiaire d'Italo Calvino, et aux États-Unis, à Chicago, grâce à Paul Braffort et aussi à Harry Mathews dans l'État de New-York et dans celui du Vermont. En 1982, des transfuges créent l'ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et l'Ordinateur) autour du projet déclaré, désormais, « d'utiliser, de toutes les façons possibles et sans exclusive préalable, l'ordinateur au service de la littérature » [9]. Une revue, Action Poétique, consacrera son numéro 95, au printemps 1984, à un exposé des travaux et des réflexions de l'Alamo, sous le titre A.L.A.M.O : écriture et informatique [10]. C'est lors d'une autre exposition, celle des Immatériaux au Centre Georges Pompidou, à Paris, que l'Alamo présentera les premiers logiciels réalisés par ses membres, en particulier Stéphie Mallarm de Paul Braffort, Pierre Lusson et Jacques Roubaud et Rimbaudelaire de Pierre Lusson et Jacques Roubaud. C'est aussi en 1985, à l'occasion de cette même exposition des Immatériaux que Orlan et Frédéric de Velay créent Art Accès, une première revue télématique littéraire qui voulait rassembler dès cette date écrivains, artistes et informaticiens. Frédéric de Velay participera ensuite, avec Philippe Bootz, Jean-Marie Dutey, Tibor Papp et Claude Maillard à la fondation de l'association L.A.I.R.E. (pour Lecture, Art, Innovation, Recherche, Écriture) en 1988 et de la revue poétique ALIRE, diffusée sur disquette à partir de 1989, tandis que Jean-Pierre Balpe, un autre membre de l'Alamo, lançait la revue Kaos, aussi sur disquette, en 1991.

     Il est assez malaisé d'apprécier ce qu'il en est de la situation de la poésie et de l'informatique en 1994. Les journées d'études internationales qui se sont tenues à Paris, du 20 au 22 avril 1994, sur « la littérature générée par ordinateur » l'ont montré. Les précurseurs ont été très nombreux. Jacques Donguy l'a révélé dans 1960-1985 : Une Génération  [11] et dans Poésure et Peintrie [12]. Les groupes que l'on a énumérés, l'Oulipo, l'Alamo, Laire, les revues que l'on a citées, Art Accès, Kaos, Alire ont été en leur temps, pour la poésie depuis 1960, des lieux d'expérimentation, « d'avancées et de propositions » [13], comme Jean-Pierre Balpe le constatait en 1993 dans l'éditorial du numéro 129-130 d'Action poétique. Mais, même si l'Oulipo a essaimé aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie et, depuis une date récente, au Portugal et en Espagne, la poésie générée exclusivement par ordinateur reste un phénomène européen, et spécifiquement français, même si le numéro 7 de la revue Alire comporte un générateur de distiques en hongrois, Disztichon Alfa de Tibor Papp, et si le numéro 3 de Kaos a publié un autre générateur bilingue, en français et en arabe, dû à Bassam Mansour. Un « genre littéraire complètement nouveau » [14] est en train de naître. Son avenir sera sans doute multiforme.

Alain Vuillemin
Professeur à l'Université d'Artois
Membre du Bureau national de l'EPI

NDLR : cet article a été écrit pour la Revue INTERMEDIA n° 2 (Madrid) ; nous le reproduisons ici avec l'aimable autorisation du directeur de cette revue.

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 77 de mars 1995.
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NOTES

[1] Action Poétique 129-130 - Informatique - Kaos 3, Avon, 1992, n° 129-130 (+ une disquette encartée).

[2] Voir Bootz (Philippe) et alii. A:\Litérature¿ - Lille-Roubaix-Villeneuve d'Ascq, CIRCAV-GERICO-MOTS-VOIR, 1994, 147 p. (+ deux disquette encartées)

[3] « Autopoem nr. 303 », texte stochastique de Théo Lutz, composé à l'ordinateur et cité dans Moles (Abraham A. ) : Art et Ordinateur, Paris, Blusson, 1990, p. 1987. (« Quand l'obscurité joue, se solidifie une soirée. L'or et la beauté rayonnent parfois. Je danse et pense. Souvent m'effleure l'herbe. La cloche croît en âpreté et en or. Les sentiers et les messages sont bouleversés. Qui embrasse une plante ? Le poète »).

[4] Bailey (Richard W.) et alii. Computer Poems, Potagannissing Press, Drummond Island, Michigan, 1973, 55 p.

[5] Voir Carreño (Orlando). « Poésie et ordinateur : rencontre et enjeux » in Bootz (Philippe) et alii : A:\Littérature¿ , Lille-Roubaix-Villeneuve d'Ascq, CIRCAV-GERICO-MOTS-VOIR, 1994, p. 6-7.

[6] Baudot (Jean A.) : La Machine à écrire mise en marche et programmée par Jean A. Baudot : le premier recueil de vers libres rédigés par un ordinateur électronique, Montréal (Québec), Les Editions du Jour, 1964, 95 p.

[7] Le Lionnais (François). « LA LIPO (Le premier Manifeste) », in OULIPO : La littérature Potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 17.

[8] voir « Le Collège de Pataphysique et L'Oulipo », in OULIPO : La littérature Potentielle, Paris ,Gallimard, 1973, p. 38.

[9] « Prélude », in Action Poétique, Avon, 1984, n° 95, p. 3.

[10] ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par Mathématique et Ordinateur) in Action Poétique, Avon, 1984, n° 95, p. 1-75.

[11] Donguy (Jacques). 1960-1985 : Une Génération, Paris, Henri Veyrier, 1985, 239 p.

[12] Donguy (Jacques). Poésure et Peintrie, Marseille, Réunion des Musées Nationaux-Musées de Marseille, 1993, 656 p.

[13] J.-P. Balpe. « Pourquoi ce numéro »? », in Balpe : Action Poétique-Informatique-Kaos n°3, Avon, Action Poétique, 1993, n° 129-130, p. 2.

[14] T. Papp. « A Regarder, A Ecouter, Alire ! » in Ph. Bootz et alii : A:\Littérature¿ , Lille-Roubaix-Villeneuve d'Ascq, CIRCAV-GERICO-MOTS-VOIR, 1994, p. 58.

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