Hypertexte, hypermédia, hyperdocument... Hélène Godinet Résumé : En 1991, la Direction des Lycées et Collèges a mis en place une expérimentation intitulée « utilisation pédagogique des hypermédias dans les apprentissages » [1]. C'est dans ce cadre que nous avons réfléchi aux applications pédagogiques des hypermédias, à leurs possibilités interactives, en particulier dans l'enseignement-apprentissage en lecture-écriture. Les historiens et archéologues du monde entier nous ont appris que de nombreux moyens de transmettre des messages à l'aide de signes, d'images ou de dessins, existent depuis des dizaines de milliers d'années. Il faudra attendre le XVe siècle pour découvrir la page imprimée. Elle aurait alors permis de réformer le système éducatif, en particulier l'élimination de « la mémoire artificielle » [2]. La représentation de l'information semble avoir des conséquences sur le mode de penser. Aujourd'hui, les informations se présentent dans leur multiplicité, leur diversité. Nos élèves ont accès aux savoirs de manière livresque, mais également par tout ce que leur offrent les nouvelles technologies du texte, de l'image, du son. Ils doivent apprendre à communiquer avec ces médias, c'est-à-dire à les « lire », voire à les « écrire ». Dans des domaines de connaissances sans cesse grandissants, ils doivent pouvoir « naviguer » efficacement de la culture des écrits à la culture des écrans. C'est pourquoi, il nous paraît nécessaire que l'enseignant s'approprie, et fasse connaître à ses élèves, l'outil et le concept d'hypermédia. QUELQUES DÉFINITIONS PRÉALABLES Hypertexte, hyperdocument, hypermédia, multimédia... les néologismes foisonnent pour désigner des outils autant que des concepts. Essayons d'y voir clair... Le mot hypertexte a été créé en 1967 par Théodore H. Nelson pour désigner des écrits non-linéaires ; il a imaginé un réseau de machines coopérantes donnant accès à un ensemble de connaissances réparties. Un hypertexte désigne aujourd'hui : 1° Un produit hypertextuel : un ensemble de données textuelles accessibles au lecteur par navigation intérieure. En activant des boutons, c'est-à-dire des zones sensibles du texte susceptibles d'engendrer ou de subir des actions, le lecteur se crée de multiples parcours de lecture. L'hypertexte utilise le multifenêtrage : plusieurs documents peuvent s'inscrire et être lus simultanément sur un écran. Par exemple, le dictionnaire électronique Le Robert [3], disponible sur CD-ROM, est un hypertexte. 2° Un générateur d'hypertexte, c'est-à-dire un outil de création de produits hypertextuels. De plus en plus nombreux sur le marché, les générateurs d'hypertexte, ou d'hypermédias, se composent au minimum d'un éditeur de texte et d'un générateur de liens ; les plus performants permettent d'intégrer du texte, de l'image fixe ou animée, des séquences vidéo, du son... Un hypermédia est un ensemble organisé d'informations, appartenant à plusieurs types de médias : textes, images, sons, pouvant être lus, écoutés, vus. Comme l'hypertexte, il fonctionne sur le mode interactif et engendre de multiples parcours de lecture des informations. Le terme multimédia désigne la possibilité d'utiliser des médias différents, des supports physiques différents - écrans, papier, images fixes ou animées, bandes sons... - pour apporter l'information. Une formation multimédia s'appuie sur des supports et des outils différents : EAO, manuels, fiches, articles de presse, projection de films ou diapositives, accès à des banques de données textuelles ou sonores sur CD-ROM... L'ordinateur simplifie la tâche de l'utilisateur puisqu'il permet de réunir sous la forme d'un seul « produit multimédia » des éléments d'informations de diverses natures. Prenons pour exemple une approche de l'univers romanesque de Giono, destinée à des élèves de collège ; nous disposons actuellement de :
Je vous laisse imaginer le travail de manipulation que nécessite une telle séance véritablement multimédia ! Je vous laisse imaginer le « produit » [5] réalisé sous forme d'hypermédia consultable sur ordinateur... Le terme d'hyperdocument désigne indifféremment un hypertexte ou un hypermédia, c'est-à-dire un produit, à créer ou à consulter, dont le contenu est informatisé (toutes les informations sont numérisées) et organisé de manière non linéaire. L'utilisateur d'un hyperdocument effectue un parcours interactif à travers cet ensemble d'informations textuelles, sonores et iconographiques. En passant d'une information à l'autre, au gré de ses envies et de ses besoins, il constitue un réseau de liens entre divers fragments de savoirs et construit sa propre connaissance. INTÉGRATION DES HYPERMÉDIAS DANS LES ACTIVITÉS DE LECTURE-ÉCRITURE Les objectifs généraux Si nous souhaitons intégrer les hypermédias dans le domaine de la lecture-écriture, c'est parce qu'ils semblent proposer une démarche efficace. Ils permettent de développer des stratégies de recherche de l'information pour trouver le matériau, le mettre en forme, tisser des liens. Le recours à l'hyperdocument peut apporter à l'enseignant une série de pistes d'apprentissage de lecture-écriture dynamique. Il incite à considérer le texte comme un matériau à explorer en profondeur, il permet de l'aborder non pas seulement de façon linéaire, mais encore de façon combinatoire, arborescente, descendante... Le principe de la communication repose, en effet, sur le fait que chaque élément textuel, sonore ou iconique, contient en germe des accès à d'autres éléments. Concrètement nos élèves pourront consulter un produit hypertextuel, c'est-à-dire un ensemble de données structurées, textes, images et sons, accessibles par navigation intérieure. Ils pourront, en outre, utiliser un générateur d'hypertextes pour créer un produit hypertextuel. La place de l'hypertexte dans les activités de lecture-écriture peut se définir autour d'objectifs généraux comme : découvrir des modes de lecture non linéaire : parcours arborescents, lectures-écritures combinatoires, documents hiérarchisés... autant de formes d'accès et de modes de transmission de l'information, engendrés par l'utilisation de l'informatique, de plus en plus présents dans le vécu de nos élèves. Cette notion de parcours de lecture n'est certes pas nouvelle : Diderot, par exemple, dans Jacques le Fataliste, montre son refus du roman romanesque, linéaire, imagine que l'histoire se construit grâce à l'intervention plurielle des acteurs et du lecteur. Mais la puissance des nouvelles technologies d'information et de communication (CD-I, minitel, jeux vidéo..) ouvre de nouvelles voies ; de plus en plus présentes, elles introduisent un autre rapport à l'information.
Quelques scénarios d'intégration pédagogiques Notons d'abord que toutes ces réflexions sur l'intégration pédagogique des hypermédias s'accompagnent de démonstrations sur écran. L'écriture hypertextuelle est multidimensionnelle, dynamique et l'espace de la parole (ici de l'écrit) ne suffit pas à illustrer les concepts que nous voudrions aborder. Les pistes d'applications pédagogiques des hypertextes dans les activités de lecture-écriture, que nous présentons pour illustrer notre propos, pourraient se situer autour de 3 axes :
Pour former nos élèves à la lecture-écriture d'hyperdocuments, nous les mettons soit en situation de lecteur (ils consultent un hyperdocument) soit en situation d'auteur (ils créent un hyperdocument). Nous les avons initiés à l'utilisation du dictionnaire électronique, comme aide à la lecture d'un énoncé. Le dictionnaire électronique Le Robert, par exemple, est conçu comme un hypertexte, consultable de façon descendante ; la désignation de n'importe quel élément d'un texte (affiché sur la page-écran) renvoie à un champ-texte (affiché sur une fenêtre ouverte sur le texte initial) dont chaque élément renvoie lui-même à un champ-texte, dont chaque élément peut renvoyer... Installé en résident, le CD-ROM Le Robert fonctionne en parfaite adéquation avec le traitement de texte Word et permet de donner à tout texte un caractère « hypertextuel ». Toute production, saisie préalablement par l'enseignant ou créée par l'élève, peut être travaillée comme un objet-texte, contenant potentiellement une superposition de champs-textes accessibles immédiatement. Chaque mot du texte, dès lors qu'il figure dans le dictionnaire, peut être considéré comme un bouton. L'aspect interactif de la consultation, la convivialité de l'outil, encourage le travail exploratoire ; les informations lexicales, sémantiques, historiques, anecdotiques constituent un matériau de base que l'élève apprendra à organiser pour construire sa propre production. Cette démarche d'analyse hypertextuelle entraînera nos élèves d'une part à traiter un énoncé à partir des mots-clés, d'autre part à construire à partir de matériaux existants. Il semble possible d'imaginer aisément des activités analogues de lecture-écriture-commentaire de texte en profondeur. L'objectif pourra être grammatical, orthographique, littéraire... Il s'agira toujours de mettre en lumière la démarche qui consiste à désigner un élément, à le repérer comme point d'entrée dynamique, pour accéder à des éléments qui s'y rattachent. La consultation de banques de données, textuelles, lexicales, informatives, organisées de façon hypertextuelle, nécessite un apprentissage si l'on veut éviter que l'utilisateur « butine », « browse », « zappe », guidé par sa seule fantaisie [6], et oublie rapidement l'objectif de sa recherche. Pour présenter les notions d'hyperdocument, d'interactivité, de lecture-écriture dynamique, nous avons réalisé un hyperdocument : Le Bibliothécaire [7]. Il contient une série d'activités illustrant l'intégration des hypermédias en lettres et les diverses possibilités de créer des liens entre des informations de diverses natures (textes, images, vidéos, sons...). Construit autour de la métaphore du livre, empruntée au peintre Arcimboldo, l'hyperdocument permet de consulter :
La plupart de nos collégiens connaissent la série « le livre dont vous êtes le héros », héritage des travaux de Queneau et de l'Oulipo. Le générateur d'hypertexte leur a permis d'être, à leur tour, créateurs de contes combinatoires. Ce type de pratique suppose un travail d'organisation. Les apprentis-auteurs doivent non seulement imaginer les épisodes mais encore les schémas de parcours, c'est-à-dire concevoir la cohérence puisque chaque épisode contient des possibilités d'accès à plusieurs suites.
Pour découvrir que la langue française est une somme d'emprunts aux langues étrangères, le lecteur choisira de lire le champ-texte, l'image ou le son, associé au mot-bouton : définition, illustration, origine géographique, histoire du mot, autant d'informations disponibles au curieux... Lire « sous la véranda de son bungalow en palissandre, assis dans un fauteuil de rotin » lui permettra de voyager du Bengale à La Guyanne et d'apprendre que « comme M. Jourdain parlait en prose sans le savoir, on parle arabe, hébreu, hindi, malais... et même chinois sans le vouloir ». A travers ce type d'activité hypertextuelle, le texte de l'auteur devient objet du lecteur qui le réorganise en fonction de son parcours personnel, unique et singulier. Le texte initial est vu comme la couche superficielle, celle qui recèle toutes les richesses, celle qui confirme que dans tout écrit « la drogue dedans contenue est bien d'autre valeur que ne promettait la boîte ».
Ce n'est pas une des moindres qualités des nouvelles technologies que de mettre à la portée de tous les trésors du patrimoine culturel, de diffuser. Mais, là encore, passé l'enthousiasme de la découverte, il nous faudra réfléchir à l'apport de tels produits adaptés à une consultation autonome. On ne saurait en effet se contenter de les mettre à disposition, même si les contenus sont pertinents, l'interactivité développée etc. Il nous incombe de réfléchir à des stratégies d'exploitation et d'appropriation.
Ce « produit », s'il arrivait à une forme achevée [9], permettrait de tisser véritablement des liens sémantiques sur un même thème et montrerait la complémentarité des deux versions (romanesque et filmique).
Nous utilisons cet hyperdocument, Le Bibliothécaire, pour la formation des enseignants : pour la découverte des outils (manipulations et créations de relations entre des textes, des images fixes ou animées, des sons) et la définition des notions : navigation, interactivité, réseaux de liens, etc. FORMATION DES ENSEIGNANTS Former, informer les enseignants à l'intégration des technologies multimédia nous est apparu comme nécessaire à l'heure où chacun peut en disposer : lecture/recherche d'informations sur minitel, utilisation de bornes interactives, de jeux vidéos (type jeux de rôle construits sur notions de parcours interactifs, non linéaires), de banques de données textuelles, lexicales sur tous supports (CDI, CD-ROM...). Comme nous l'avons dit, cette formation ne se limite pas à la découverte des fonctionnalités des outils, si performants soient-ils ; elle s'accompagne de formation aux concepts d'hypertexte, de graphes, de liens, de réflexions autour des nouveaux modes de lecture-écriture des textes, des images et des sons. Elle s'accompagne de réflexions sur les impacts de l'intégration des hypermédias dans la pédagogie. Elle tente d'en analyser - les avantages :
- les risques : La multiplicité des produits multimédia, diffusés sur CD-ROM ou CDI, nous incite à la prudence ; en effet nous constatons parfois une présentation inflationniste des connaissances, une volonté d'exhaustivité de la part du concepteur du produit hypertextuel. Peu habitué à naviguer dans un univers où tout est accessible instantanément, l'utilisateur, désorienté, erre s'il n'est pas formé à ce type de lecture-navigation. C'est ce que nous avons pu observer, de façon encore très parcellaire, dans quelques établissements scolaires dotés d'un équipement adéquat. Pour que cette réflexion ne se limite pas à des constats impressionnistes, il serait nécessaire de mettre en place des protocoles d'observation des usages de ces hyperdocuments. Il sera nécessaire d'apprendre à sélectionner, hiérarchiser, construire des réseaux sémantiques à partir de ces sommes d'informations et de savoirs. Cependant il nous semble essentiel que les enseignants sentent la nécessité de s'impliquer dans cette intégration s'ils veulent éviter que les techniciens et les marchands s'approprient le mode de la diffusion des savoirs et que se creuse le fossé école-société. Hélène Godinet Paru dans la Revue de l'EPI n° 77 de mars 1995. PETITE BIBLIOGRAPHIE Anis J. Lebrave J.-L. : Les Mutations du lire-écrire - L'Espace Européen - 1991. Balpe J.-P. : Hyperdocuments, hypertextes, hypermédias - Eyrolles - 1990. Laufer R., Scavetta D. : Texte, hypertexte, hypermédia - Que Sais-je ? - 1992. Levy P. : Les technologies de l'intelligence - La Découverte - 1990. Actes des premières journées scientifiques Hypermédias et apprentissages - Chatenay Malabry - INRP - 1991. Actes des deuxièmes journées francophones Hypermédias et apprentissages - Lille - INRP - 1993. Hypertextes, hypermédias ; applications pédagogiques - MEN - CRDP -Toulouse - 1993. NOTES [1] La présentation de ces travaux figure dans le fascicule Hypertextes, hypermédias, applications pédagogiques. Publication MEN - Bureau des Innovations Pédagogiques et des Technologies Nouvelles - CRDP TOULOUSE 1993. Le présent article reprend très largement certains éléments que j'ai développés dans les pages 57 à 65. [2] On pourra à ce sujet consulter la théorie de J. Goody, montrant comment la représentation de l'information en diagramme, tel l'Arbre de Ramus, aurait influencé le mode de penser - in La Raison Graphique - p. 135 à 139 - édition de Minuit- 1979. [3] Le Dictionnaire Électronique Le Robert contient l'intégralité des informations des 9 volumes du Grand Robert de la Langue Française, à savoir un dictionnaire de 100 000 mots, 160 000 citations, 450 000 formes verbales, 1 000 000 synonymes... [4] Il s'agit d'un film d'animation réalisé par F Back- 1987 - Les Films du Paradoxe. [5] À vendre : scénario... [6] Nous avons observé, par exemple, les parcours informels de quelques utilisateurs du CD-ROM « Instruments de Musique » (Microsoft). Le plaisir des découvertes aléatoires est bien plus fort que la nécessité de retenir une quelconque information ! [7] Le Bibliothécaire : idée originale et scénarios H. Godinet ; réalisation informatique H. Godinet et C. Terepa ; logiciel Toolbook ; matériel PC - mai 1993. [8] Publication L'Arbre à Livres - édition Syros - 1988. [9] Nous n'avons réalisé que quelques pages de ce produit qui, outre le fait qu'il nécessite de solides compétences informatiques de traitement de l'image vidéo, suppose qu'ait été réglé le problème des droits de reproduction et d'usage. [10] « la publicité, la bande dessinée, le film font partie de l'univers langagier des enfants. Toute occasion est bonne à prendre qui leur donnera une plus grande maîtrise des médias... » dans La maîtrise de la langue à l'école, CNDP- MEN 1992. ___________________ |