La place des NTIC dans le système éducatif Jean-Louis Malandain Les NTIC - Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication - ne sont pas des domaines nouveaux de la connaissance qu'il faudrait ajouter aux programmes ; ce ne sont pas non plus des instruments qui se substitueraient aux savoirs fondamentaux (lire, écrire, compter) considérés comme les apports déterminants de l'institution scolaire dans la construction de la personnalité, la communication sociale, l'accès à la science et à la culture. Il n'est ni sain ni prudent, en ces temps de confusion et de propagation de la surenchère commerciale, de parler des NTIC dans l'École sans rappeler fortement l'essentiel : le langage (parole ou texte), comme production et agencement des représentations symboliques et abstraites (sonores ou visuelles), est et demeure le seul moyen à la disposition de l'homme pour exprimer, évoquer, analyser et comprendre la réalité. On ne peut parler clairement de l'apport des NTIC qu'en s'appuyant sur ce constat. C'est s'épargner l'illusion que l'informatique et la télévision associées pourrait remplacer le langage ou établir des rapports au savoir tels qu'on pourrait esquiver les fonctions de l'École. C'est se mettre à l'abri des appétits marchands prêts à inonder le marché de toute une quincaillerie électronique propre à décerveler maîtres et élèves. Simplement, avec les NTIC, le langage dispose d'outils nouveaux, comme il s'est donné jadis l'écriture et naguère l'imprimerie. Avec cette différence que, cette fois, il se produit non seulement une démultiplication spectaculaire qui tient aux capacités de stockage, de reproduction et de diffusion mais surtout l'émergence d'automates langagiers et d'auxiliaires conceptuels. Se pose alors le seul problème décisif méritant l'attention de tous les experts et responsables de l'Éducation nationale (des universitaires aux inspecteurs généraux en passant par les psychopédagogues, les chercheurs du CNRS etc.) auxquels on confierait cette tâche prioritaire : à quel moment faut-il intégrer les NTIC ? A - PREMIÈRE HYPOTHÈSE D'abord assurer les « mécanismes » mentaux de la lecture, de l'écriture et du calcul SANS les NTIC, dans les conditions les plus proches d'une situation d'acquisition naturelle (comme c'est le cas pour la parole et pour la marche, seuls apprentissages réussis à 99,9 %, avant l'arrivée à l'école), l'objectif étant que même un être dépourvu de tout soit capable de parler, de lire, d'écrire et de compter... même si l'électricité venait à manquer. Si telle était l'option - fondée sur la nécessité de donner, à tous, les outils conceptuels propres à la « nature » humaine (entendez « culture » au sens plein du terme) - il n'y aurait pas d'ordinateurs dans les écoles ; les seuls instruments utilisés seraient le crayon et le papier. C'est déjà souvent le cas mais, au moins, on saurait pourquoi... et les élèves des pays pauvres seraient derechef à la pointe de l'innovation pédagogique. Une option intermédiaire consisterait à consolider la maîtrise de la parole - seul outil réellement intégré à notre physiologie - et à l'enrichir des fonctions nouvelles qu'apportent le magnétophone ou la carte vocale : amplification, montage, mise en musique, stockage, duplication, édition sonore, AVANT d'aborder l'écriture ! B - DEUXIÈME HYPOTHÈSE Considérant qu'il est préférable d'intégrer aux pratiques scolaires le contact forcément de plus en plus précoce avec les objets techniques, comme on le fait spontanément pour le crayon ou le papier, auxiliaires « naturels » du langage, ou comme on l'admet volontiers (mais pas toujours !) pour la radio ou la télévision, on compléterait logiquement cette panoplie qui s'est brutalement enrichie de ce qu'on appelle les NTIC. Dans ce cas, le but visé serait la banalisation des outils et l'immersion, l'accès dès le plus jeune âge à des machines parlantes, écrivantes et calculantes, associant le son, le texte et l'image. C'est précisément ce que fait l'outil qu'on appelle encore un ordinateur et qui, dans sa version « multimédia », peut gérer les paroles, les écrits, les musiques, les dessins, les séquences animées... enfin tout ce qui fait que l'homme peut sortir ce qu'il a dans la tête et le transmettre. Quelle que soit l'option, le rôle dévolu à l'institution scolaire restera prioritairement le développement des pratiques langagières, véhicules privilégiés des opérations intellectuelles indispensables pour connaître et maîtriser notre environnement. Sans négliger, il va sans dire, le versant de la sensibilité - ce que l'homme a dans le coeur - dont le véhicule, outre le langage, peut être iconique, musical, gestuel ou composite ! Si les NTIC sont au service du langage, des langages, alors ce sont des instruments privilégiés de l'École. Le sigle retrouve sa légitimité quand on le scinde : les NT au service de l'IC ! Le miracle des NT est de nous aider à mieux assurer l'IC qui, pour l'essentiel, reste affaire de langage. En voici une brève illustration :
Cette icône et toute l'imagerie qu'on voudra peut signifier « Il pleut ! » mais le miracle du langage est l'économie des moyens pour signifier... ce qui ne se représente pas :
À tous ceux que tenterait l'illusion de contourner le langage grâce aux nouvelles technologies, il faut demander quelle machine pourrait faire mieux que de nous aider à véhiculer (afficher, sonoriser, calligraphier...) les MOTS pour le DIRE, qu'elle soit hyper, multi ou giga ! (cf. à ce sujet, le Cours de médiologie générale de Régis Debray, Gallimard, 1991) mais... L'ICÔNERIE GAGNE DU TERRAIN ! Les défenseurs de l'écrit avaient d'abord regardé d'un mauvais oeil tous ces écrans qui menaçaient le papier ; certains le pensent encore comme en témoignent les réactions périodiques du Monde quand on évoque l'édition électronique ou les réseaux (le papier journal serait « la revanche de Gutenberg », l'écrit serait le contraire de l'écran). Ils confondaient l'écriture et son support car en ces temps pas si lointains (disons les années 80) les écrans étaient remplis de textes (bases de données, Minitel etc.). C'était au point que d'aucuns voyaient dans les progrès de l'informatique un rempart efficace contre l'invasion de l'oral depuis cette année folle où un certain mai 68 avait marqué le triomphe de la parole. C'était le seul élément positif avancé par un inspecteur général de lettres dans un débat consacré aux ordinateurs. Or, que voit-on maintenant quand on regarde un écran d'ordinateur ? De plus en plus, des icônes, des graphiques, des dessins, des images, des séquences vidéo. Aussi bien dans les jeux que dans la gestion des systèmes informatiques, on appuie sur des boutons, on clique sur des icônes. Il est devenu malséant d'écrire ce qu'on veut faire, on désigne les commandes, on manipule un tableau de bord, on fait glisser... Au moins, dira-t-on, on se dispense ainsi d'écrire en anglais les « copy », « delete », « directory » et autres vocables. Et puis, la mutation qui fait passer du Dos à Windows, rejoignant en cela l'ergonomie des Mac, améliore considérablement le confort de l'usager. Soit ! Quel mal y a-t-il, quand on connaît les mots, à passer aux abréviations, aux sigles, aux acronymes, aux mnémoniques puis aux pictogrammes, aux logos et aux icônes ? Aucun danger sans doute pour ceux qui ont parcouru tout cet itinéraire naturel de l'économie des moyens. Faut-il, pour autant, se réjouir de situations où le langage est réduit à la portion congrue ? Est-il réellement sans conséquence de voir se généraliser le recours à l'imagerie ? Peut-on sans risque négliger les avantages de l'écriture alphabétique ? (cf. « L'idéographie dynamique » de Pierre Lévy, éd. La Découverte, Paris 1991) La force du langage et le gage de son acquisition précoce est le constat de son efficience : pour obtenir un résultat, il faut l'énoncer clairement. « Dessine-moi un mouton ! » devait dire même un petit prince pour l'obtenir. Certains enfants ne vont-ils pas penser bientôt qu'il suffit de trouver le bon bouton ? Le langage, qu'il soit parlé ou écrit, est le système le plus abstrait et le plus économique qui soit pour assurer la communication. Mais il faut le cultiver assidûment pour en mesurer les bienfaits. Déjà, à négliger les vertus de l'écrit et sa pratique fonctionnelle, sous le prétexte que ce qui n'est pas imagé est austère, on génère l'illettrisme. Le prochain handicap sera-t-il le dysglottisme (incapacité à maîtriser la parole) ? Les NTIC trouveront leur place dans le système éducatif quand elles auront trouvé leur VRAIE place, ni tombées du ciel, ni l'objet d'une directive, ni imposées par un lobby, ni foucade médiatique, ni coup de pub, ni promotion commerciale... mais simplement des auxiliaires précieux pour les élèves et pour les enseignants, sans jamais confondre MULTIMÉDIA et MULTINATIONALES. Jean-Louis Malandain Paru dans la Revue de l'EPI n° 77 de mars 1995. ___________________ |